La question qui se présente naturellement à l'esprit, en lisant l'article ci-contre (page 4), c'est : "Où le personnel salarié va-t-il prendre le capital-argent pour financer sa part de l'expansion, pour mettre des fonds dans l'entreprise à mesure des développements ?"
Pour le capitaliste, pour Holt-Smith dans la Pan-Power de l'article, la difficulté n'existe pas. Si Holt-Smith pouvait auparavant trouver tous les fonds nécessaires, Holt-Smith est certainement capable de trouver maintenant le cinquième seulement des fonds nécessaires. Ces messieurs manipulent des capitaux par profession. L'accès aux approvisionnements monétaires leur est largement ouvert depuis longtemps.
Mais les salariés ? Les salariés qui n'en ont jamais assez pour élever convenablement leur famille — où vont-ils prendre les fonds, les quatre-cinquièmes des capitaux requis par la Pan-Power pour son plan décennal de développement ?
Les employés de la Pan-Power ont beau construire des barrages, placer des turbines nouvelles, installer de nouvelles lignes de transmission — rien de tout cela ne frappe ou n'imprime un seul dollar. Pas plus que le labour du cultivateur ne fait sortir des piastres de la terre. C'est autre chose qui sort de la terre, et c'est autre chose qui sort de la chute d'eau.
Mais les piastres, les piastres canadiennes qui se sont multipliées pendant que grossissaient les industries canadiennes, sont tout de même bien sorties de quelque endroit. Il y a eu, quelque part au monde, des émissions qui ont permis de trouver le capital-argent pour financer ces immenses entreprises.
Et c'est juste. Il faut bien que l'argent augmente lorsque la production augmente. Il faut bien qu'à une capacité de production augmentée corresponde une capacité de payer augmentée. Resterait à prouver si les deux ont toujours marché de pair, s'il n'y a pas eu souvent décalage, décalage d'avance ou de retard, sinon opposition absolue de cycle. Sans doute parce qu'il n'y a pas eu liaison logique suivie entre l'augmentation de capacité de produire et l'augmentation de capacité de payer. Sans doute parce que, pour les émissions ou les retraits de capitaux, d'autres facteurs, facteurs de désordre, sont intervenus.
Comme la question qui nous occupe vise à l'ordre, nous allons certainement envisager un ordre même en matière de finance, d'autant plus que c'est justement de la finance du projet qu'il s'agit présentement.
Lorsque la Pan-Power accroît le taux de rendement de ses usines, elle augmente la valeur réelle du pays. Si ses pouvoirs d'eau fournissent 100,000 cheveaux-vapeur de plus à l'année, le pays est évidemment plus riche d'autant.
C'est sur cette richesse accrue, à mesure de son accroissement, qu'il y a lieu de faire une augmentation d'argent.
Les lecteurs de VERS DEMAIN sont familiers avec les expressions : crédit réel, crédit financier.
Crédit réel : capacité de produire et livrer des biens utiles et désirés, au temps et au lieu où ils sont requis. Plus le pays peut fournir de ces biens par jour, ou par mois, ou par année, plus son crédit réel est grand. C'est la source de confiance en ce pays.
Crédit financier : capacité de tirer sur le crédit réel. Capacité de se faire livrer les biens utiles et désirés, dans la mesure où ils sont voulus et possibles.
Dans un pays où des tyrans ne cherchent pas à priver les habitants des richesses placées devant eux, le crédit financier est à la hauteur du crédit réel : les hommes ont le moyen d'utiliser à plein la capacité de rendement de leur pays. (Pas seulement en temps de guerre, mais même en temps de paix ; pas seulement pour tuer, mais aussi pour vivre.)
Si donc le travail de développement fait par les employés de la Pan-Power en dix ans augmente de huit millions la valeur réelle de la compagnie, il est justifiable de financer ce développement par l'émission d'un crédit financier nouveau de huit millions.
C'est pour cela que Douglas, dans le plan élaboré par lui pour les houillères anglaises, en 1919, proposait la fondation d'une "banque des producteurs". Cette banque, d'un caractère spécial, fondée sans apport de capital-argent, et dont tous les membres du personnel travaillant dans l'entreprise seraient ipso facto actionnaires, serait reconnue par charte du gouvernement et affiliée à la Chambre de Compensation des autres banques :
"La Fédération des Mineurs de Grande-Bretagne ouvrira dans chacune des zones minières ayant une administration autonome une succursale d'une banque appelée Banque des Producteurs. Le gouvernement reconnaîtra cette banque comme partie intégrale de l'industrie minière considérée comme productrice de richesse. La banque représentera le crédit de l'industrie et le gouvernement garantira son affiliation à la Chambre de Compensation."
Appliqué à la Pan-Power : une succursale de la Banque des Producteurs d'Électricité représenterait la Pan-Power comme productrice de richesse. Les autres compagnies électriques auraient aussi chacune leur succursale de la Banque des Producteurs d'Électricité. Cette Banque des Producteurs d'Électricité ferait partie intégrale de l'industrie électrique. Elle serait l'agent du crédit réel de cette industrie. Il lui appartiendrait d'exprimer en crédit financier le crédit réel créé par les producteurs d'électricité.
Et puisque, chaque année pendant le terme considéré, le personnel salarié de la Pan-Power augmente le crédit réel de la Pan-Power de $800,000, chaque année la banque émettrait un crédit financier de $800,000. Elle remettrait ces $800,000 créés par elle, au directorat de la Pan-Power pour financer la part du développement qu'il échoit au personnel de financer.
Cela peut paraître étrange de faire financer le développement d'une entreprise par une émission de crédit faite expressément pour la chose. Mais c'est exactement ce qui se pratique aujourd'hui. Croit-on que les développements de l'industrie moderne se font avec l'argent du treizième siècle ? L'industrie est financée aujourd'hui justement par des émissions de crédit des banques. Les banques basent leurs émissions sur la confiance qu'elles ont d'être remboursées par l'industriel, donc sur la capacité de l'industriel à réussir son entreprise.
Dans le cas d'une Banque des Producteurs émettant des crédits financiers, ces crédits financiers ont la même base, mais avec cette différence qu'ils ne sont pas émis sur la création de richesse par un autre, mais sur la création de richesse par l'entreprise même dont la banque est partie intégrale, sur le fruit du travail des actionnaires mêmes de la banque.
Une. banque moderne est l'organisme qui émet du crédit financier sur le crédit réel, par l'intermédiaire de l'argent. Mais elle base cet argent sur la richesse des autres. La Banque des Producteurs d'Électricité ferait aussi des émissions. Elle serait à la fois le représentant du crédit réel de l'industrie électrique et l'organisme chargé d'émettre du crédit financier — de l'argent — basé sur ce crédit réel. N'est-elle pas un organisme d'émission bien mieux désigné que les banques tout à fait étrangères à l'industrie qui crée la valeur réelle ?
Tout le changement est là. La valeur réelle créée par l'industrie continuerait d'être monnayée comme aujourd'hui. Mais au lieu d'être monnayée par des banques à profit, elle serait monnayée par les créateurs mêmes de la richesse réelle.
L'affiliation de la Banque des Producteurs à la Chambre de Compensation (Clearing House), où s'échangent et se soldent entre banques les chèques tirés sur les unes et les autres, serait nécessaire pour assurer la circulation des chèques de la Banque des Producteurs. C'est par là aussi que le sang nouveau créé par l'industrie électrique entrerait dans le grand organisme de la société, permettant au pays de tirer sur la nouvelle richesse créée.
Là encore, l'effet salutaire serait le même que celui du crédit émis par les banques à charte, qui fait du bien au pays lorsqu'il prend le chemin de la circulation. Mais, cesserait la dette imposée par les banques à l'origine de l'émission, qui impose un mécanisme suceur de tout le crédit libéré (et même un peu plus) et produit sur le corps social des épuisements désastreux dont il pourrait avantageusement se passer.
Nous dirons plus tard comment la Banque des Producteurs aurait une encaisse pour régler ses comptes à la Chambre de Compensation.
Le plan de Douglas, toujours pour les houillères anglaises, ajoute :
"Les actionnaires de la Banque seront toutes les personnes engagées dans l'industrie de
la houille, dont les comptes sont gardés par la Banque. Chaque actionnaire aura droit à un vote dans une assemblée d'actionnaires."
Dans notre Pan-Power de même. Nous l'avons déjà dit : tous, du bas en haut de l'échelle, sont, comme producteurs d'électricité, producteurs de richesse réelle, et tous, par leur banque, monnayent la création d'une capacité nouvelle de production due à leur travail et à la demande des consommateurs d'électricité.
Tous ont droit à un vote à la réunion des actionnaires de leur Banque, quel que soit le nombre de leurs actions.
Cette réhabilitation de l'homme, en remettant l'argent à sa place de serviteur, fait tomber bien des lignes de division. Le petit salarié est reconnu autant homme que le gros salarié. De même, le personnel travailleur, obtenant de plus en plus d'actions dans l'entreprise, siège à la même table que le capitaliste pur.
On finit par ne plus avoir le clan des capitalistes d'une part et, d'autre part, des unions ouvrières surtout formées pour se défendre ou pour attaquer. Il ne reste plus qu'une grande union de l'industrie, comprenant tous ceux qui y collaborent : capitalistes, directeurs, haut personnel, simples employés. Ou, si l'on aime mieux ce mot, la Corporation de l'Électricité, pour le cas qui fait le sujet de notre exemple ; comme on aurait eu, en Angleterre, la Corporation de la Houille, au lieu de la nationalisation des mines avec tous les corollaires de l'ingérence gouvernementale.
Le plan Douglas fait remarquer que la Banque des Producteurs ne paierait pas de dividendes comme banque. Ce n'est pas son but. Elle existe pour monnayer le crédit réel.
Une fois l'émission de crédit nécessaire faite, cette émission est placée dans le développement de l'industrie, au nom des producteurs, au prorata de leur contribution à la création de crédit réel, tel qu'expliqué. Puis c'est l'industrie elle-même, par ses profits, qui rapporte des dividendes.
Dans le prochain numéro, nous dirons comment une industrie bien conduite assure ces dividendes, sans grever le public. Car, ne l'oublions pas, le consommateur étant la fin de l'industrie ne doit pas en être la victime.
Une économie bien ordonnée permet aux producteurs et aux consommateurs de tirer avantage d'une industrie qui, pour prospérer, a besoin et de producteurs et de consommateurs.
Après avoir enlevé au capital le contrôle du crédit, il reste à lui enlever le contrôle des prix. Le plan de Douglas, que nous étudions, y pourvoit.