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Régie corporative de la grosse industrie - I

Louis Even le jeudi, 15 octobre 1942. Dans Le Crédit Social enseigné par Louis Even

I. Accession à la propriété corporative

Dans notre dernier numéro de Vers Demain, celui du 1er octobre, nous suggérions la régie corporative de la grosse industrie plutôt que sa nationalisation. L'exposé, trop succinct, de l'idée demande plus d'explications.

La nationalisation, indésirable

La nationalisation fait un État commerçant, un État industriel, un État patron, un État employeur. Rien de cela, croyons-nous, ne convient bien à un bon gouvernement.

Si, à la grande armée d'employés du service civil, de la voirie, de la commission des liqueurs — pour ne parler que du Provincial — il faut encore ajouter à l'embauchage du gouvernement les dizaines de mille employés des usines génératrices, des réseaux électriques, du téléphone, des mines, etc., où irons-nous ? Qui ne sera pas employé du gouvernement ? Car, enfin, rien n'empêchera de réclamer aussi la nationalisation des industries qui exploitent nos forêts, nos cours d'eau : pulperies, papeteries, navigation, pêcheries, etc. Et de là au reste, les frontières s'effaceront.

Plus on demande au gouvernement de faire des choses qui peuvent se faire par des particuliers ou par des associations privées, plus on appelle le socialisme d'État.

Par la nationalisation d'une entreprise déjà existante, le gouvernement prend l'argent du public et le verse aux capitalistes qui ont exploité le public. Les capitalistes délogés ont ainsi le moyen de recommencer dans un autre secteur, aux frais du public.

De plus, une fois le gouvernement devenu propriétaire, de quelle manière financera-t-il les développements ? L'expansion de l'industrie demande une expansion de capitaux. Jamais on ne pourrait financer l'industrie actuelle de la province de Québec avec les fonds qui se trouvaient dans la province en 1760. Pas plus pour l'industrie mondiale. Il a fallu une expansion du capital-argent pour financer l'expansion du capital réel. Si donc un gouvernement, au lieu de prendre le contrôle du crédit, se lance dans des exploitations industrielles, il lui faudra bien chercher de nouveaux fonds pour les nouveaux développements. Il ne les pourra faire provenir, directement ou indirectement, que de la source : du système bancaire.

La nationalisation aura donc pour effet de transporter la mise en tutelle d'industries privées par les banques à la mise en tutelle du gouvernement par les banques. Il nous semble que les emprunts sur obligations ont déjà assez nourri cette dernière tutelle, sans qu'il soit besoin d'y ajouter un autre mécanisme.

Plutôt la régie corporative

Si l'on veut enlever aux capitalistes trustards la propriété complète d'entreprises dont ils se servent pour exploiter le public, songeons plutôt à rendre les employés de ces industries co-propriétaires avec leurs employeurs. Tous ceux qui contribuent à une entreprise, soit par le capital apporté soit par leur travail, seraient, à des degrés proportionnés à leur contribution, co-propriétaires de cette entreprise. Ne sont-ils pas mieux à même d'y voir que le gouvernement et sa bureaucratie, aussi étrangère aux opérations de l'entreprise qu'un commis-épicier de Montréal l'est aux opérations militaires qui se déroulent en Lybie ou aux Iles Salomon ?

Au point de vue de la dignité et de l'indépendance du travailleur, au lieu de rendre les salariés de plus en plus employés du gouvernement, il nous paraît plus sage de les rendre de plus en plus propriétaires des industries où ils trouvent leur gagne-pain.

L'attachement de l'ouvrier à son travail y gagnerait. On aurait moins à déplorer ces migrations de main-d'œuvre qui nuisent autant à la stabilité des foyers qu'à l'efficacité de rendement de l'industrie. Et lorsque l'âge ou la maladie retiendrait l'ouvrier à la maison, il ne serait pas totalement dépourvu de revenu.

Comment ?

Mais les industries, ces grandes industries qui emploient des milliers de salariés, sont déjà propriété de leurs bailleurs de fonds. Comment rendre les salariés co-propriétaires des entreprises qui les emploient, sans expulser les propriétaires actuels par la confiscation ou par l'achat ?

Nous le disions dans l'article du 1er octobre : qu'on laisse la propriété actuelle intacte, mais qu'on fasse le personnel attaché à l'entreprise devenir propriétaire des additions, du développement, conjointement avec les propriétaires actuels, chacun dans la mesure où il contribue réellement au développement.

Vu que les grosses industries se développent rapidement, surtout en notre pays, le personnel salarié serait avant longtemps propriétaire d'une portion importante de l'entreprise. Lorsque l'entreprise serait doublée, les employés posséderaient la plus grosse partie de la moitié nouvelle. Avant qu'elle soit triplée, ils posséderaient dans la plupart des cas plus de la moitié des parts de toute l'entreprise, sans avoir rien ôté au premier propriétaire, simplement en limitant les nouvelles mises de fonds du capitaliste pour laisser la place aux mises de fonds du personnel salarié.

Expliquons ceci par un exemple, en tenant pour acquit que le personnel salarié ait le moyen de trouver les fonds voulus pour financer sa part du développement. L'exemple a simplement pour but de démontrer la gradation ascendante de la propriété du personnel salarié.

Exemple

Soit une entreprise électrique de forme trustarde, que nous appellerons Pan-Power Company, montée avec le capital-argent d'intérêts financiers que nous désignerons par Holt-Smith et qui ne contribuent pas à l'entreprise autrement que par leur argent. Les livres de la compagnie Pan-Power montrent une valeur comptable de treize millions ; ces treize millions réclament un généreux dividende, et le prix de vente du kilowatt est placé à un niveau assez élevé pour y pourvoir.

Pour des raisons d'ordre social autant que d'ordre économique, la province décide de détrustifier cette entreprise ; mais au lieu de la nationaliser, transporter graduellement la propriété au personnel engagé dans l'entreprise sans déposséder les propriétaires actuels, Holt-Smith.

Un examen des proliférations du capital depuis son origine révèle un mouillage prodigieux. L'évaluation de l'actif réel l'atteste. Or, un capital qui n'existe pas n'a pas droit de tirer des revenus. Un capital mal employé, qui ne laisse aucune valeur réelle dans l'entreprise, ne peut non plus prétendre à des revenus.

Si l'évaluation de l'actif réel place la valeur actuelle de la Pan-Power à cinq millions, c'est sur 5 millions, et non sur 13 millions, que Holt-Smith peuvent réclamer des dividendes. Le reste ou n'a jamais existé, ou a été mal employé, on a cessé de féconder l'entreprise.

On va donc commencer par dégonfler ce capital soufflé, en le rabaissant à 5 millions. Cela ne constitue aucune confiscation, puisqu'on ne soustrait rien de réel ; c'est simplement supprimer un élément de vol.

Voici donc le capital actuel de Holt-Smith revisé et marqué à sa valeur, $5,000,000. Nous leur garantissons la propriété de ce placement, tout en décidant d'introduire de nouveaux bailleurs de fonds — les employés, le personnel tout entier — dans la capitalisation future.

Dans quelle proportion Holt-Smith pourront-ils continuer à financer les développements de la Pan-Power, et dans quelle proportion admettrons-nous le personnel de la Pan-Power à financer ces développements ? Nous le disions dans le dernier numéro : dans la mesure où chacun de ces deux éléments concourt à la mise en valeur de l'entreprise.

Lorsqu'il s'agira de faire le prix de vente du kilowatt, il faudra y inclure, non seulement les salaires des employés, mais aussi le salaire du capital, des 5 millions de Holt-Smith. Nous croyons qu'en leur assurant 5 pour cent, les financiers peuvent se déclarer bien payés, surtout lorsque des industries basiques comme l'agriculture ont de la difficulté à se faire un 2 pour cent en peinant du matin au soir.

Disons donc que le capital de Holt-Smith commande annuellement 5 pour cent de 5 millions, soit $250,000. Cette somme est l'évaluation de la contribution annuelle du capital à la mise en valeur de l'entreprise.

Quelle est maintenant la contribution annuelle du travail à la mise en valeur de l'entreprise ? Si le personnel — gérant, surintendants, contremaîtres, inspecteurs, ingénieurs, ouvriers, apprentis, employées de bureau, commis, manœuvres, concierges, etc. — touche en tout un million de dollars en salaires par année, on peut dire que la contribution du travail à l'entreprise est évaluée par la Pan-Power elle-même à $1,000,000 par année.

Nous voilà fixés : contribution annuelle du capital, $250,000 ; contribution annuelle du travail, $1,000,000. Cette dernière égale donc quatre fois la contribution du capital.

Nous n'allons rien enlever aux placements passés. Mais désormais, tous les placements nouveaux, pour fins d'expansion ou d'amélioration, seront faits dans la proportion de 1 par Holt-Smith et de 4 par le personnel salarié.

La Pan-Power n'exploite, disons, que le quart des pouvoirs d'eau qui lui ont été concédés. Vu la demande croissante qui s'affirme sous un régime où la production va être mise à la portée du consommateur, le directorat décide de tripler l'exploitation en l'espace de dix ans, ce qui peut signifier une expansion coûtant 10 autres millions, soit un million par an pendant les dix ans.

La capitalisation nouvelle devant être fournie conjointement par Holt-Smith et par le personnel, dans la proportion de 1 contre 4, sur chaque million annuel Holt-Smith fournira $200,000 et le personnel $800,000.

Partant de $5,000,000 déjà placés, la part de Holt-Smith dans la Pan-Power va augmenter de $200,000 par année ; et partant de zéro, la part du personnel va augmenter de $800,000 par année.

Voyons ce que cela donne :

  Total Pan-Power Holt-Smith  Personnel
1942 $ 5,000,000 $5,000,000 rien
1943 $ 6,000,000 $ 5,200,000 $    800,000
1944 $ 7,000,000 $ 5,400,000 $ 1,600,000
1945 $ 8,000,000 $ 5,600,000 $ 2,400,000
1946 $ 9,000,000 $ 5,800,000 $ 3,200,000
1947 $ 10,000,000 $ 6,000,000 $ 4,000,000
1948 $ 11,000,000 $ 6,200,000 $ 4,800,000
1949 $ 12,000,000 $ 6,400,000 $ 5,600,000
1950 $ 13,000,000 $ 6,600,000 $ 6,400,000
1951 $ 14,000,000 $ 6,800,000 $ 7,200,000
1952 $ 15,000,000 $ 7,000,000 $ 8,000,000

 

Au bout de dix ans, la part de Holt-Smith est de 7 millions et la part du personnel de 8 millions. Cette dernière, partie de zéro, est devenue prépondérante.

La rapidité avec laquelle le personnel obtient la majorité des actions dépend évidemment de la proportion entre les contributions respectives du capital et du travail et de la rapidité des développements.

L'exemple choisi, 4 au travail contre 1 au capital, est très en dessous de la moyenne. Dans la plupart des industries, la part du travail est beaucoup plus forte. Ainsi, dans les textiles, où le capital n'a pourtant pas fait montre de pudeur et où les employés n'ont point d'enveloppes de paie particulièrement gonflées, la contribution annuelle du capital et celle du travail, telles qu'évaluées par les capitalistes Gordon & Cie eux-mêmes, sont dans la proportion de 1 à 8 : 1 par le capital et 8 par le personnel salarié.

Il n'y aurait donc pas besoin de tripler les entreprises pour rendre le personnel plus propriétaire que les trustards, surtout si, en commençant, on procédait à deux petites opérations : redressement de quelques salaires par trop bas et extraction de l'eau d'un capital hydropique.

Louis Even

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