Dans les années 1920 et 1930, Clifford Hugh Douglas, l'ingénieur écossais qui a conçu en 1917 les propositions financières appelées Démocratie Économique ou Crédit Social, a fait le tour du monde anglophone pour donner des conférences sur sa solution économique, attirant des foules de milliers d'auditeurs enthousiastes. De l'avis de plusieurs, l'un de ses meilleurs discours a été prononcé à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 13 février 1934, et a été publié plus tard sous la forme d'une brochure qui est intitulée « The Use of Money » (L'usage de l'argent). Voici de larges extraits de ce discours, toujours d'actualité (la traduction de l'anglais au français est de Vers Demain).
par Clifford Hugh Douglas
Je ne vous apprends sans doute rien de neuf en remarquant que nous sommes bien familiers avec deux sortes de lois. Il y a les lois de la nature : celle, par exemple, qui force une pierre à tomber dès qu'on la lâche d'un point élevé. Si cette pierre tombe dans le vide, sa chute s'accomplit toujours au même taux d'accélération, sous l'empire de ce qu'on appelle la force de la pesanteur. C'est là une loi naturelle, à laquelle, autant que nous le sachions, il est impossible de se soustraire. Nous ne pouvons pas changer les lois de cette nature ; tout ce que nous pouvons faire, c'est d'en tenir compte, de nous y ajuster.
Mais il est des lois d'un autre ordre, que l'on peut appeler lois conventionnelles, des lois que nous convenons d'observer. C'est le cas, évidemment, des lois faites par les gouvernements. C'est le cas aussi, sur une plus petite échelle, des règles d'un jeu. Par exemple, dans le jeu de "cricket", il est convenu que si la balle frappée par un homme au battoir est attrapée par un joueur du champ, l'homme au battoir est mis "hors compétition" jusqu'au changement de camp. Les conventions de cette sorte ne s'imposent pas d'elles-mêmes et ne sont pas immuables : on peut les modifier si l'on trouve que des conventions différentes amélioreraient le jeu.
Il faut avoir bien présente à l'esprit la distinction entre ces deux sortes de lois en traitant du sujet qui va nous occuper ici. Depuis une quinzaine d'années, on nous répète fréquemment que les conditions de vie dont nous nous plaignons sont le fait de lois économiques inexorables auxquelles il est impossible d'échapper. En réalité, il n'existe, à ma connaissance, aucune loi économique inexorable.
Ce qu'on appelle loi économique, c'est simplement ce qui arrive quand on décide de poursuivre certaines fins dans des organisations industrielles, économiques ou sociales régies par certaines conventions. C'est là tout ce que peuvent signifier ces dites lois économiques.
La première condition nécessaire à l'intelligence du sujet dont je vais traiter, c'est de reconnaître que toute loi conventionnelle est affaire d'intention. On n'adopte pas une loi conventionnelle sans avoir en tête quelque idée d'un certain but à poursuivre. La loi a un objectif en vue.
Si vous passez un règlement obligeant tous les conducteurs de voitures automobiles à circuler du côté gauche de la route (du côté droit au Canada et aux États-Unis), c'est parce que vous voyez là un moyen efficace d'éviter des collisions. Vous avez une intention dans votre esprit en établissant ce règlement : éviter des collisions de voitures.
Nous avons actuellement une chose qui s'appelle système économique. Je ne crois pas que nous ayons une idée claire, dans bien des cas, de l'objectif ou des objectifs poursuivis par l'usage de ce système économique et par l'observance des conventions qui l'entourent.
Actuellement, par exemple, on dit partout que l'une des difficultés majeures affectant le système économique, c'est le problème du chômage. Dire que le problème du chômage, du non-emploi, est l'un des traits principaux de la présente crise économique, c'est admettre, inconsciemment au moins, sinon consciemment, que l'un des objectifs, l'un des buts poursuivis par le système économique, c'est de fournir de l'emploi.
S'il en est ainsi, si vous voulez un système économique dans le but de procurer de l'emploi, le premier remède à appliquer à la situation actuelle — la seule chose logique à faire — c'est évidemment, en autant qu'il est possible, de reculer l'horloge de deux ou trois siècles. C'est de détruire le plus possible des machines qui sauvent du travail.
C'est d'interdire l'emploi d'énergie tirée des pouvoirs hydrauliques et d'autres sources. C'est de retourner à l'artisanat, et encore en évitant, autant que possible, l'usage d'outils qui faciliterait cet artisanat. C'est de rendre les choses aussi difficiles que possible à exécuter. Alors, chacun devra sans aucun doute travailler, et travailler très dur, pour obtenir de quoi vivre.
L'idée est claire. C'est même la première idée qui frappa les Russes lorsqu'ils firent leur révolution communiste en 1917. Leur première mesure fut d'éloigner, et en certains cas, emprisonner leurs savants et les organisateurs de leur production. Ils déclarèrent qu'ils n'en voulaient plus ; ils dirent qu'ils voulaient voir tout le monde travailler, et ils réussirent facilement à mettre tout le monde au travail.
Il arrive, voyez-vous, qu'on exige d'un système économique un tas de choses bien disparates. Par exemple, sur ce sujet de l'emploi ou du chômage, il y a eu, je crois, de la confusion, presque au point de l'absurdité, de la part de personnes comme, disons Karl Marx, pourtant réputé comme ayant approfondi la question. Il se plaignait de ce que le système actuel produisait une classe de parasites s'engraissant aux dépens des producteurs de la richesse mondiale. Or, en même temps, il disait que le système capitaliste s'effondrerait, et qu'il s'effondrerait parce qu'il n'est pas capable de procurer de l'emploi à tous.
Voyons, la libération de l'emploi est-elle un privilège ou un fléau ? Si c'est un privilège, alors il faut chercher à sortir de l'emploi le plus grand nombre possible d'individus. Si, au contraire, c'est un fléau, alors la classe que Karl Marx traite de parasite, doit être un objet de compassion, et non pas de mépris et de critique.
Vous ne pouvez poursuivre deux fins opposées en même temps. Vous avez à décider dans votre esprit lequel des deux vous désirez : Voulez-vous une généralisation des loisirs, par un système économique, accompagné de biens et de services, procurant ce qu'on appelle un haut niveau de vie avec une somme croissante de loisirs ? Ou bien, au contraire, allez-vous soutenir que vous voulez un système qui embauche ? Dans ce dernier cas, votre politique, votre intention est l'exact opposé du premier cas.
La politique attachée à la disparition permanente du problème du chômage, la politique du plein emploi, doit, par le fait même, être une politique cherchant à diminuer le volume de production de richesse par individu employé. Et au contraire, une politique visant à produire et livrer des biens et des services avec le minimum de peine pour chacun doit, mathématiquement, chercher à augmenter la production par homme-heure, créant ce qu'on appelle le problème du chômage.
Ce sont là les deux seules options en présence. Et la première chose à faire pour pouvoir prendre position vis-à-vis des propositions suggérées en regard de la crise actuelle, c'est de décider ce que vous voulez obtenir du système économique.
La deuxième chose nécessaire à l'intelligence de la situation, c'est une saine analyse des difficultés qui font obstacle dans la poursuite du but que vous avez décidé devoir être la fin du système économique.
C'est-à-dire, si nous décidons — comme je pense bien que vous l'avez pratiquement tous fait, après la manière dont je vous ai présenté la question — si nous décidons que nous ne voulons pas produire pour le seul plaisir de produire, mais que nous voulons livrer les produits et les services — que nous voulons un système économique qui procure un bon niveau de vie.
Un interrupteur : Moi, c'est une "job" (un emploi) que je veux !
Cela réalisé, vous serez à même, si vous le désirez, de vous procurer vous-mêmes des "jobs" (du travail) à votre goût. À moins de sous-estimer grandement le degré d'intelligence du monsieur qui vient de lancer sa remarque, vous conviendrez, je pense, que s'il touchait un revenu annuel de 500 livres sterling (aux prix de 1934), il serait parfaitement à même de trouver quelque occupation de son choix pour ses loisirs.
Et maintenant, si vous êtes de mon avis, nous allons dire, pour pouvoir argumenter sur une hypothèse, que la seule fin convenant à un système économique, c'est de livrer à la population les produits et les services qu'elle désire, avec le minimum de dérangement et de friction pour chacun. Alors, la prochaine chose à considérer, c'est de voir si cela est possible, jusqu'à quel degré c'est possible, et, dans le cas où quelque chose intervienne contre ce but, de discerner la nature de cet obstacle.
Ici, je vous demande un effort. Pas un effort mental, mais un effort de « déshypnotisation ». Vous défaire de l'idée trop prévalente que l'argent soit la même chose que la richesse, la même chose que les biens et les services. Il est bien vrai que vous obtenez des produits et des services dans la mesure seulement où vous avez de l'argent à présenter. Mais cela ne veut nullement dire que ces deux choses soient identiques ; elles ne le sont pas. Il faut les séparer dans votre esprit, et considérer avec un esprit clair et sans biais le côté purement physique de la production.
Prenons le cas où vous-même, n'importe lequel d'entre vous, entreriez dans un magasin avec un porte-monnaie bien garni. Pouvez-vous concevoir que, dans cette condition, il vous soit impossible d'obtenir tel ou tel article de votre choix ? Existe-il quelque chose, d'usage courant dans le monde d'aujourd'hui, dont une insuffisance soit physiquement difficile à combler ? Si le cas existe, je n'en ai pas connaissance.
Je puis, au contraire, vous citer une longue liste d'articles dont il existe actuellement de grands surplus dans le monde. Par exemple, l'an dernier, on a brûlé au Brésil plus de café qu'il en aurait fallu pour satisfaire la consommation des buveurs de café du monde entier pour une année entière. Même surabondance dans le cas, pratiquement, de toute denrée basique qui peut vous venir à l'esprit. Il y a trop de caoutchouc, plus de caoutchouc qu'on puisse en utiliser en ce moment.
On prépare aux États-Unis des mesures pour payer aux fermiers des bonus considérables pour ne PAS produire de blé. La même chose, dans les États du sud de ce même pays, pour ce qui est du coton.
Tournez-vous vers n'importe quelle direction : presque partout, vous trouverez des preuves d'une abondance de richesse physique — soit réalisée, soit potentielle et facilement réalisable ; à tel point que la conclusion s'impose à quiconque a la moindre connaissance des faits : l'abondance physique et la complète libération de soucis concernant la nourriture, le vêtement, l'abri, attendent littéralement à la porte de chacun de nous, si nous voulons seulement nous en rendre compte.
C'est là le fait physique. Indéniablement, il existe suffisamment de produits et de services pour chacun, avec un minimum de difficulté pour chacun. Du côté physique, pas d'obstacle...
Ce n'est donc nullement une pauvreté physique qui nous fait face. Mais un manque de pouvoir d'achat nous empêche de nous procurer les richesses qui sont, physiquement, à portée de notre main. Et quelle est cette chose-là que je mentionne comme pouvoir d'achat ? Ah ! à cette réponse, en un sens, chacun de vous peut aisément répondre. Ce qu'il vous faut pour avoir du pouvoir d'achat, c'est, n'est-ce pas, de l'argent dans vos poches. Le problème n'est donc pas du côté physique de la production, il est du côté financier. C'est un problème d'argent.
Supposons donc – et je crois qu'il est impossible de le nier – que ce n'est pas la pauvreté physique qui nous afflige : c'est le manque de pouvoir d'achat qui nous empêche d'obtenir les richesses physiques qui attendent d'être mises entre nos mains.
Quelle est la nature du pouvoir d'achat et quelle est la nature de cette chose qu'est l'argent ? Il existe une très bonne définition de l'argent que je vais d'abord vous donner. Il s'agit d'une définition orthodoxe qui ne sera pas démentie par quiconque s'y connaît en la matière, à savoir que « l'argent est toute chose, peu importe de quoi elle est faite, ni pourquoi les gens en veulent, que personne ne refusera en échange de ses biens s'il est un vendeur consentant ».
Vous constaterez que cette définition exclut d'emblée tout ce qui est spécifique à la fabrication de l'argent, de quelle matière ou métal l'argent est fait. L'argent n'est pas, par exemple, uniquement de l'or ou d'autres métaux. Ces choses peuvent être de la monnaie, de l'argent, mais l'argent n'est en aucun cas confiné à un métal particulier.
En y réfléchissant, tout le monde devrait immédiatement se rendre compte que si, dans certaines circonstances, n'importe quoi peut servir d'argent, il ne devrait pas y avoir de pénurie d'argent. Si l'argent devait être fait d'or, et s'il n'y avait qu'une quantité d'or dans le monde, comme c'est probablement le cas – je crois qu'il n'y a qu'un bloc d'or d'environ 40 pieds cubes, ce qui représente tout l'or existant dans le monde aujourd'hui qui a été extrait au cours des deux mille dernières années – et si nous ne pouvions pas nous passer de pouvoir d'achat, nous serions évidemment dans une position difficile.
Mais lorsque nous disons que l'argent est n'importe quoi, peu importe de quoi il est fait ou pourquoi les gens le veulent, que personne ne refusera pour ses biens, alors nous entrons dans un domaine tout à fait différent. L'argent est quelque chose qui agit comme ce que nous appelons la « demande effective ». Quelque chose que les gens échangeront, accepteront en échange, pour les biens qu'ils souhaitent vendre.
Permettez-moi maintenant d'attirer votre attention sur ce que l'on pourrait appeler la forme la plus simple de demande effective que vous connaissez probablement, à savoir un billet de train.
Un billet de train (ou ticket) est une demande effective pour un voyage : pour le voyage décrit sur le billet. C'est exactement ce qu'est un billet de train. Quelle est la différence entre un billet de train et un billet d'un dollar ? Un billet de train est une demande effective pour une chose particulière, à savoir un voyage en train. Un billet d'un dollar est un billet qui représente une demande effective pour tout ce qui porte le chiffre d'un dollar sous la forme d'un prix.
Il s'agit dans les deux cas de billets, ou tickets. Il n'y a aucune différence de nature entre un billet qui sert au transport et un billet qui sert à autre chose, si ce n'est que l'un a un pouvoir d'achat universel et l'autre un pouvoir d'achat limité. Lorsque vous achetez un billet de train, lorsque vous vous rendez au bureau de réservation d'un chemin de fer, vous échangez un type de billet contre un type de billet plus limité, et c'est tout ce que vous faites en fait.
Supposons que vous imaginiez que l'ensemble de ce système de production que nous avons examiné et trouvé si riche, supposons que vous imaginiez qu'il est d'un seul type, et que ce type n'est rien d'autre que le transport : que toute la richesse du monde, au lieu d'être si diverse sous la forme de voitures, de nourriture, de maisons, et ainsi de suite, supposons qu'elle se réunisse en une seule chose comme le transport.
Supposons que vous constatiez qu'il existe n'importe quelle quantité de transport, qu'il y a beaucoup de chemins de fer et beaucoup de locomotives, beaucoup de matériel roulant et beaucoup de gens pour faire fonctionner les chemins de fer, beaucoup de carburant, etc ; mais que, pour une raison ou une autre, une organisation différente de la compagnie ferroviaire a pris le contrôle de l'émission de tous les billets nécessaires pour voyager sur le chemin de fer, et si vous étiez tout à fait sûr qu'il y avait une grande détresse dans le monde et que tout semblait aller mal, et que vous étiez tout à fait certain que c'était à cause du manque de moyens de transport et que vous saviez pourtant qu'il y avait beaucoup de moyens de transport, vous diriez naturellement, sans perdre beaucoup de temps : « Qu'est-il arrivé au système de billetterie ? Comment se fait-il que nous ne puissions pas obtenir de billets de train ? »
C'est exactement ce qui s'est passé dans le système économique actuel. L'ensemble du système productif s'est complètement séparé du système de tickets que nous appelons le système financier ou monétaire. (...)
Le système financier n'est rien d'autre qu'un système de tickets. Il faut faire en sorte que le système des billets, ou tickets, reflète la vérité réelle du système productif et ne pas essayer de le contrôler. Il faut faire en sorte que la finance suive l'industrie et les affaires et ne les contrôle pas, et il faut reconnaître que les moyens réels par lesquels la vraie richesse est produite nous viennent en grande partie du travail, du génie et de l'œuvre d'un très grand nombre d'inventeurs, et ainsi de suite, qui sont maintenant morts, et que ces inventions sont l'héritage de la civilisation et que, par conséquent, le produit de leur héritage est quelque chose auquel nous avons tous droit, et parce que c'est la principale forme de production, c'est le facteur de production que nous avons tous le droit de partager.
Ce n'est qu'ainsi que l'on pourra résoudre cette anomalie absurde – cette anomalie incroyable entre la pauvreté et l'abondance formidable, réelle ou potentielle - et si cette anomalie, ce paradoxe entre la pauvreté et la détresse d'une part et l'abondance potentielle d'autre part, n'est pas rapidement résolue, alors la civilisation à laquelle nous avons consacré tant de soins et que nous avons amenée au bord d'un âge d'or, disparaîtra avec celles de la Grèce et de Rome.
Clifford Hugh Douglas