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Quand y a-t-il urgence ?

Louis Even le mercredi, 01 novembre 1939. Dans Crédit Social

DESTRUCTION EN EUROPE

La guerre éclate en Europe. La cause ? Les causes ? Les causes immédiates, les éloignées ? Ce n’est pas ce qui importe pour les réflexions qui vont suivre. Le fait, c’est qu’on se bat en Europe, entre l’Allemagne et la Pologne, et que l’Angleterre et la France, liées par traité avec la Pologne, sont entrées dans le conflit.

Immédiatement, grande activité à Ottawa. Réunion du cabinet, que les journaux proclament la plus importante depuis la grande guerre. Convocation du Parlement dans le plus bref délai. Décrets d’urgence, mandats spéciaux, dépense de 16 millions de dollars — toutes choses d’ailleurs que le Parlement sera prié de ratifier et qu’il a ratifiées sans morigéner.

Nous serions mal venus de trouver à redire à cela, nos représentants attitrés ayant tout approuvé au pas de course, avec une unanimité sans précédent. Nous relevons seulement cet empressement à prendre des décisions et des mesures nationales lorsque la destruction des hommes et des biens est à l’œuvre en Europe.

Le gouverneur-général déclare : "Point n’est besoin de souligner l’extrême gravité de l’heure. Il n’en a guère été de plus critique dans l’histoire du monde."

Les députés oublient les divisions de partis, les discours ne sont ni nombreux ni bien longs. On suspend des règlements de la Chambre, on supprime le congé du mercredi soir, on siège le samedi. La session ne dure que six jours.

Dès le troisième jour, adoption de l’adresse en réponse au discours du trône. Le quatrième jour, la Chambre se constitue en comité des subsides et des voies et moyens, vote un crédit de 100 millions et adopte plusieurs autres bills. Elle termine son ouvrage le cinquième jour et, le sixième, ne se réunit que pour la prorogation.

Le gouverneur-général, en prorogeant le Parlement, peut féliciter les membres du Sénat et de la Chambre des Communes de leur extrême célérité :

"La promptitude avec laquelle vous avez agi démontre indubitablement qu’un peuple libre, par l’intermédiaire de ses représentants à un Parlement libre, peut faire face aux graves et pressantes nécessités de la guerre."

Nous aimons cette phrase, riche d’expressions remarquables à l’adresse de nos parlementaires : promptitude... peuple libre... parlement libre... faire face aux graves et pressantes nécessités. Et avec leur écho encore dans les oreilles, contemplons un autre tableau.

DESTRUCTION AU CANADA

1929 à 1939 : dix années de crise économique, de dépression, de chômage. Sauf chez un pourcentage de plus en plus faible de satisfaits, la souffrance, l’anxiété, l’insécurité, le mécontentement, les privations, parfois le désespoir, sont les hôtes habituels des foyers.

Une note exaspérante accompagne ces conditions : c’est la présence dans le pays d’une abondance de biens qui les soulageraient. Si des hommes, des femmes ou des enfants, frappés par la maladie, sont privés de soins médicaux, ce n’est pas faute de médecins, puisque ceux-ci se lamentent de ce qu’on les laisse chômer. Si des mamans chargées de travail ne peuvent alléger leurs fatigues par l’emploi d’appareils électriques, ce n’est pas faute ni de sources d’énergie, ni de matériel, ni d’électriciens : tout cela s’offre et s’annonce.

La famille est frappée jusque dans ses origines. Des milliers de jeunes gens sortent des écoles chaque année et viennent grossir les rangs des sans-emploi ; les années passent et l’idéal de vie rêvé se dissipe, la carrière entrevue n’est plus qu’un souvenir pénible ; est-ce dans ces circonstances que vont se fonder les foyers ? La natalité diminue : elle a baissé de 16 pour cent, d’après les statistiques. La crise économique peut n’en être pas l’unique facteur, mais c’est au moins un facteur important. Seize pour cent, cela signifie 170,000 naissances de moins chaque année au Canada. Voilà une destruction annuelle qui triple presque en nombre l’hécatombe canadienne des quatre années de la dernière guerre.

Ce qui reste de la famille est brisé ; camps de concentration, exil au fond des bois, vagabondage d’une ville à une autre, fusion des débris de ménages — nous renouvelons, en la modernisant un peu, la dispersion des Acadiens.

Des maisons et des bâtiments s’en vont à la démence quand maçons, charpentiers et peintres sont aux secours directs. Des travaux spasmodiques laissent des monuments inachevés et des routes morcelées.

Un cinquième de la population forme une caste de crève-faim enregistrés ; nombre d’autres ne le sont pas, mais n’en pèsent pas moins sur les budgets, publics ou privés.

Cela, pas en Pologne, pas en Europe, mais chez nous, au Canada, dans un pays qui peut fournir, paraît-il, dix fois ce que l’on consomme ; dans un pays où l’on a tellement de biens qu’on invite les étrangers à venir les absorber et qu’on presse nos producteurs de les pousser au-delà des mers.

Destruction de choses, destruction d’hommes. Destruction de richesses matérielles, destruction de richesses morales. Pas pendant une semaine, pas pendant un mois, mais dix longues années durant.

Où sont les sessions d’urgence ? Où sont les "réunions importantes de cabinets" ? Où est l’union de tous les partis pour régler rapidement une situation qui, nous semble, mérite d’être appelée grave ? Si, du 7 au 13 septembre 1939, les yeux de tout le Canada étaient tournés vers le Parlement d’Ottawa, les yeux de tout un Canada souffrant n’ont-ils pas souvent aussi regardé vers la colline parlementaire pendant une décade de destruction incessante opérant jusque dans l’intérieur des maisons de nos cultivateurs, de nos ouvriers et de nos chômeurs ?

Cinq années de régime conservateur, avec une grosse majorité parlementaire, ont étendu leur ombre stérile sur ce triste tableau. Puis quatre années de régime libéral, avec une grosse majorité parlementaire, ont fait succéder leur ombre non moins stérile à celle du régime précédent. On a eu session sur session — et pas des sessions de six jours ; discours sur discours ; commissions, enquêtes, études, rapports ; renvois de la pierre d’un gouvernement à l’autre, etc., etc. Et pendant tout ce temps, les chômeurs continuaient de chômer, les pauvres continuaient de gémir, la richesse supprimée continuait d’accuser notre système économique boiteux.

On roule de belles phrases sur le danger que courent le christianisme, la démocratie, la liberté personnelle du fait de la guerre. Je ne sache pas que le christianisme, la démocratie et la liberté personnelle aient retiré grand avancement, ni même grande protection, de la misère bête et injustifiée imposée à toute une population pendant toute une décade.

N’est-ce pas alors qu’il eût fallu songer à s’unir, au lieu de se diviser, à opérer des réformes de structure au lieu de discourir. N’est-ce pas alors qu’il eût fait bon remarquer "la promptitude du parlement libre d’un peuple libre à faire face à de graves et pressantes nécessités" ? N’est-ce pas alors que les paroles prononcées en Chambre le 9 septembre dernier par le député de Danforth, Monsieur J. H. Harris, eussent été fort à point :

"Le Canada a les yeux tournés vers cette Chambre. S’il en est ainsi, ne nous appartient-il pas de voir à ce qu’il y ait dans cette enceinte unité d’action et de pensée ? La raison en est évidente ; nous la connaissons, nous l’apercevons, la population la connaît et l’aperçoit. Le christianisme, la démocratie et la liberté personnelle sont en jeu."

Un peu plus loin, dans le même discours, ces remarques :

"Les gens ne peuvent ni jouer au base-ball ni s’intéresser aux divertissements et au cinéma. Ils ne veulent même pas aller à la pêche... Les femmes ne veulent pas jouer au bridge, car leur cœur n’y est pas. Leur cœur est plein de l’épreuve qui s’abat sur la nation."

Il n’y avait donc pas d’épreuve au Canada pour toucher l’esprit des gens et le cœur des femmes ! C’est à croire que certaines personnes ne sortent jamais du cercle de leur confort, qu’elles ignorent complètement les souffrances cuisantes à quelques minutes de marche de leur manoir, ou qu’elles ne savent s’apitoyer que sur ce qui se passe sur les rives de la Vistule.

On fait grand cas des efforts à fournir pour combattre la dictature outremer, mais ne fallait-il pas commencer par combattre la dictature économique et financière, qui vide nos berceaux, anémie nos enfants et nos jeunes gens et dresse nos citoyens les uns contre les autres ?

Quand donc y a-t-il urgence ?

Louis Even

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