Il nous faut de temps en temps revenir sur cette question. Nous entendons encore des gens nous demander : Le clergé est-il pour ou contre le Crédit Social ? Question qui ne se répond ni par un oui ni par un non. Pas plus que nous ne pourrions répondre par un oui ou par un non à la question : Les agronomes sont-ils pour ou contre le Crédit Social ? Les cultivateurs, les ouvriers, etc., sont-ils pour ou contre le Crédit Social ?
Ce n'est une question ni de religion, ni d'agronomie, ni de pratique agricole, ni d'expertise manuelle.
Il convient aussi de distinguer entre clérical et ecclésial. Quand bien même un clergé local, ou même régional, serait contre telle ou telle doctrine, si l'Église ne la défend pas, n'importe qui peut librement s'y rallier.
Nous voulons bien croire que l'opinion du clergé vaut dans les domaines qui sont de sa compétence. La question d'un système monétaire n'est pas plus de sa compétence que de celle de tout autre citoyen.
Mais, lorsque des membres du clergé étudient une chose, vu le désintéressement personnel qui les distingue ou doit les distinguer, leur jugement n'est-il pas d'un grand poids ? Oui, si les conditions posées sont remplies : s'il s'agit d'un homme désintéressé, sans préjugé et qui a fait une étude spéciale et approfondie de la chose jugée.
Le cas est-il arrivé ?
Nous connaissons l'étude sérieuse faite de la question monétaire par un certain prêtre irlandais de grand renom, l'abbé Peter Coffey. Nos lecteurs sont au courant de cette étude, analysée dans Vers Demain sous le titre Dieu ou le veau d'or. Le "Père Coffey" conclut comme les créditistes. Le travail de ce professeur de carrière a l'avantage d'être fait à la fois au point de vue catholique et au point de vue économique. Au premier point de vue, sa compétence est celle d'un prêtre ; au second, celle d'un esprit instruit et sérieux.
Le Père Coffey était-il désintéressé et sans préjugé ? Nous ne le connaissons pas. Nous savons tout de même qu'il a 63 ans et nous ne voyons pas bien quelles faveurs son attitude peut lui attirer soit des puissances d'argent, soit d'un gouvernement qui ne veut pas entendre parler de dividende à tout le monde.
Une autre étude a paru chez nous, au Canada, en 1936, rééditée en 1939 sous sa forme intégrale avec la permission signée de l'auteur. C'est la petite brochure du Père Georges-Henri Lévesque, dominicain, alors professeur au Collège Dominicain d'Ottawa, aujourd'hui directeur de l'École des Sciences Politiques, Économiques et Sociales de l'Université Laval, école qui lui doit sa fondation.
Le R. P. Lévesque étudie la doctrine du Crédit Social au point de vue catholique, pour voir si elle serait entachée de communisme avoué ou déguisé. Son argumentation est serrée, passant en revue, l'un après l'autre, les caractères du communisme et les confrontant avec les écrits authentiques de Douglas. Sa conclusion est sans ambiguité : il situe le Crédit Social aux antipodes du communisme et termine par la phrase familière aux créditistes : Si vous ne voulez ni du socialisme ni du communisme, opposez-leur le Crédit Social, il met entre vos mains une arme terrible contre ces ennemis.
Il reste que le Père Lévesque ne juge le Crédit Social qu'au point de vue catholique, pas au point de vue économique. Mais si le Crédit Social était une utopie si évidente, nous serions surpris d'entendre un diplômé des sciences sociales de Lille, un professeur d'économie politique recommander d'opposer une utopie au communisme et au socialisme.
Mais le R. Père Lévesque est-il désintéressé ? Ceux qui en doutent peuvent aller le confesser : il est encore bien vivant et réside dans la ville de Québec, sur la Grande-Allée. Le chemin est facile à trouver.
N'y a-t-il pas eu un religieux, enseignant à l'Université d'Ottawa, qui a cru trouver dans le Crédit Social une tendance au communisme et qui l'a même écrit publiquement ? Oui, mais il exprimait un sentiment et ne présentait point d'argumentation. Il a d'ailleurs eu assez de droiture pour taire cette manière de voir depuis une certaine déclaration dont nous parlerons tout à l'heure.
Concédons aussi qu'un autre religieux, dominicain comme le R. Père Lévesque, a écrit dans un livre que le Crédit Social est du communisme. Et celui-là n'a point retiré son livre depuis la déclaration des théologiens en 1939. Il faut croire qu'il garde encore la même opinion ; elle ne lui a point porté malheur, puisque le voici juché professeur à l'Université de Montréal.
Mais le Père Thomas-Marie Lamarche, puisqu'il faut l'appeler par son nom, pour monter son argumentation, s'est permis de tronquer et de traduire faussement les textes de Douglas. Lorsqu'un critique en est rendu à ces procédés, sa cause n'est pas bien solide. Nous avons déjà exposé irréfutablement, par la confrontation des textes mêmes de Douglas et de la traduction du Père Lamarche, l'odieux de la méthode employée par ce dernier.
Entre des membres du clergé qui argumentent et d'autres qui affirment sans preuve ou qui recourent à la falsification, nous laissons opter les esprits sincères.
Mais ce sont des membres isolés du clergé. Qu'en pense le clergé en général ? Qu'en pense l'Église ?
L'occasion où il nous a été donné de connaître officiellement l'opinion d'un corps ecclésiastique important sur la doctrine créditiste, au point de vue catholique, c'est lors de la déclaration de neuf théologiens, choisis expressément à cette fin par nosseigneurs les évêques en 1939. Leur rapport parle pour lui-même. Ils se plaçaient au point de vue catholique, non point économique, soulignant clairement que l'Église ne se reconnaît aucune compétence au point de vue économique proprement dit.
Ils étudiaient aussi le Crédit Social dans le but précis de voir s'il n'appartenait point aux doctrines socialistes condamnées par l'Église.
Leur conclusion est une exonération complète de toute charge de communisme ou de socialisme. Le rapport fut publié dans les organes officiels des évêques de plusieurs diocèses.
Les neuf théologiens étaient-ils désintéressés ? Ceux qui veulent faire enquête devront se payer plusieurs promenades, parce qu'il y en avait de Montréal, il y en avait de Québec, il y en avait jusque de Ste-Anne-de-la-Pocatière.
Mais cette déclaration des théologiens n'a-t-elle pas été disséquée et contredite depuis ? Oui, par un banquier, M. Beaudry Leman. Mais comme il s'agit ici de ce que pense le clergé, et que M. Leman n'est ni prêtre ni théologien, son opinion ne nous intéresse pas pour le moment. D'ailleurs, nous ne voyons pas bien comment Beaudry Leman soit un homme parfaitement désintéressé sur cette question.
Et les prêtres de nos paroisses, eux, qu'en pensent-ils ? Comptez les paroisses de la province de Québec ; vous avouerez que c'est assez difficile d'aller consulter chaque curé. D'ailleurs, cela ne nous préoccupe pas le moins du monde, puisqu'il ne s'agit pas d'une question religieuse ni de discipline engageant les fidèles.
Nous avons bien remarqué, au cours de nos tournées, que les prêtres qui ont étudié lé Crédit Social nous sont très sympathiques ; les autres ne peuvent évidemment avoir d'opinion fondée, et s'ils en expriment une, elle vaut ce que vaudrait la nôtre si nous nous prononcions sur la manière de piloter un avion au-dessus des lignes ennemies.
Nous avons bien remarqué aussi que, depuis un an, des membres du clergé qui nous manifestaient tangiblement leur appui se sont retranchés dans une silencieuse réserve. Nous n'en sommes point trop surpris. C'est un peu le résultat des progrès du Crédit Social. Il y a deux années déjà, un homme bien informé nous avertissait que l'association des banquiers du Canada, très mécontente de l'avance créditiste dans la province de Québec, avait décidé de prendre tous les moyens d'y faire obstacle, entre autres de détacher le clergé de la cause. Nous ne sommes pas de ceux qui disent que l'Église se fait la gardienne des coffres-forts. Non, pas même le clergé (qui n'est pas l'Église). Nous croyons cependant que la finance même malsaine ne dédaigne pas, quand ça fait son affaire, de chercher abri derrière l'autel. Y réussit-elle ? Des inadvertances peuvent la servir temporairement et localement : elle a d'ailleurs les moyens de faire jouer des relations qui ne soulèvent aucune défiance.
Mais nous expliquons autrement la prudente réserve imposée au clergé vis-à-vis du Crédit Social. Les créditistes veulent des réalisations, pas seulement des prédications. Or, lorsqu'il est question de la manufacture de l'argent, c'est une chose qui ne se peut régler par des organisations privées.
Tant qu'il s'agit seulement de l'usage de l'argent, comme dans le cas des caisses populaires, des coopératives, n'importe quel groupe de citoyens peut s'assemhler et agir. Le clergé a l'habitude de les encourager, parce qu'il. y voit un moyen d'améliorer un peu le sort des individus et des families.
Pour reviser la manufacture de l'argent, il faut absolument l'action du gouvernement ; le mouvement qui réclame la révision doit donc passer par les pentures de la politique. C'est pourquoi le Crédit Social donne des démangeaisons aux politiciens ; et c'est pourquoi le clergé s'abstient d'y mettre la main, même s'il voit dans la réforme monétaire un préliminaire indispensable d'un ordre économique vraiment humain, parce qu'il craint qu'un public chatouilleux l'accuse de faire de la politique.
L'Église n'a jamais condamné le Crédit Social. D'aucuns nous répliqueront qu'elle ne l'a jamais approuvé. Nous le savons bien et nous n'attendons pas son approbation. Ce n'est pas dans les habitudes de l'Église d'approuver des techniques, surtout pas avant qu'elles aient fait leurs preuves. Elle définit les principes. Mais les méthodes d'application dépendent de nous. Si l'Église trouve que nos méthodes blessent la morale, elle les dénonce. Sinon, elle laisse faire. C'est le nihil obstat, et cela suffit.
Citons P. Delahaye, dans Éléments de morale sociale à l'usage des syndicalistes chrétiens :
"Constamment, l'Église juge, à la lumière de ses principes de base, guidée par l'esprit de Jésus-Christ, ce qu'il y a de normal et de défectueux dans le régime économique, social ou politique qu'on lui propose. "De là vient qu'elle procède beaucoup plus par condamnation des systèmes faux que l'on propose que par son approbation : car en toutes choses, même tolérables, il y a matière à améliorer.
"De là vient encore que ce n'est pas elle qui fait les inventions sociales : c'est aux hommes animés de son esprit et soumis à ses directives à les trouver et à les proposer : si elles sont bonnes, elle laissera faire.
"Son rôle est de nous stimuler dans la recherche du meilleur et de nous empêcher de dérailler."
Du système monétaire actuel, nul ne peut dire que l'Église l'ait approuvé. Tant que les hommes se sont trouvés satisfaits de confier leur sort aux banquiers, elle n'est guère intervenue. Mais depuis que le contrôle de l'argent et du crédit par quelques individus rend de plus en plus difficile à un grand nombre d'hommes la seule chose nécessaire, leur salut, elle a parlé, et solennellement.
Il est vrai que, par une sorte de machination infernale incompréhensible, on ampute généralement l'encyclique Quadragesimo Anno de ce qui fustige la dictature de l'argent. Mais les créditistes ne font pas partie de cette machination, et ils crieront d'autant plus fort que les autres se tairont davantage.