Un résident de Terrebonne, surpris du zèle d'un de ses amis pour le Crédit Social, lui écrivit pour lui en demander la cause. L'ami fit une réponse argumentée, que le résident de Terrebonne, quoique non abonné au journal Vers Demain, a eu la bonne idée de nous transmettre, avec permission de publier, pourvu que ne figurent ni la signature de son ami, ni le nom de la paroisse qu'il habite.
Cette lettre vaut en effet, croyons-nous la peine d'être publiée. Nos lecteurs apprécieront les arguments.
Mon cher Monsieur,
Vous me demandez les raisons de mon zèle pour le Crédit Social dans ma modeste sphère d'action. En vous informant auprès de gens plus huppés et plus instruits que moi, vous pourriez peut-être vous mieux renseigner, sur la vraie valeur du Crédit Social. Vous savez que je n'ai pas la réputation d'être un grand financier. Mes raisons ne s'appuient pas sur des millions. Or, au moins à venir jusqu'à la guerre, pouvoir parler en montrant ses millions, ses titres de directeurs de sept ou huit trusts, permettait d'affirmer les plus solennels bobards et d'en assurer la plus grande publicité dans la grande presse. Millions et génie, pour un certain nombre de gens, forment la même équation et confèrent la plus haute autorité.
Qu'importe si cela me manque ! Vous me demandez mes raisons à MOI. Je vais vous les passer telles qu'elles vont se présenter au bout de ma plume, sans souci de leur donner une allure scientifique.
J'entendis parler du Crédit Social pour la première fois en 1935, et mon premier réflexe, pour parler le langage des savants philosophes, ce fut d'être contre.
C'était après les élections de l'Alberta qui avaient porté au pouvoir Monsieur Aberhart. Jusque-là, les profanes comme moi ignoraient jusqu'au nom du Crédit Social. Mais ce produit nouveau nous arrivait des plaines de l'Ouest, où s'agitent des éléments très variés et de réputation plutôt subversive. Cela me rappelait l'immigration massive pratiquée sous le régime de notre illustre Wilfrid Laurier, pour mousser les intérêts des magnats des chemins de fer et pour noyer dans l'Ouest l'élément canadien-français. On disait Monsieur Aberhart fils d'immigrant du centre européen, ministre protestant, les uns ajoutaient même fondateur d'une secte nouvelle.
Présenté par ces mains, le Crédit Social ne pouvais recevoir dans une âme disposée comme la mienne un accueil très sympathique. D'instinct, par antipathie de race, même de religion, je devais être contre, et je l'étais.
En outre, son nom m'inclinait à la défiance. Ce qui s'ajoutait aux préjugés déjà donnés. Crédit Social, Socialisme, Communisme, dans mon esprit s'apparentaient.
Bon nombre de gens qui condamnent le Crédit Social en sont restés à ce premier stage. Leurs défiances sont moins basées sur l'étude qu'ils en ont faite que sur cet ensemble de motifs qui appartiennent plus à l'ordre sentimental qu'à de véritables raisons.
Pour ma part, j'évitais d'en parler, ne trouvant pas juste de déblatérer contre un système à cause de la répugnance que m'inspiraient ses premiers parrains.
Peu à peu, cependant, un phénomène attira mon attention. Des hommes que je ne connaissais pas s'étaient mis à prêcher le Crédit Social dans la province. Or, chaque fois que l'un ou l'autre disait Crédit Social, c'est comme si quelqu'un avait pesé sur un bouton électrique : aussitôt surgissaient de l'ombre tous les polichinelles de la haute finance. Ces polichinelles apparaissaient, la face bien rasée et toute rose. Leurs voix résonnaient aux quatre coins de la province, y trouvant écho par tous les moyens d'une dispendieuse publicité. L'on nous bassinait les oreilles de leurs oracles vieillis et démontrés faux à la lumière de la grande souffrance des humbles. De chaque côté et tout alentour, montait le chœur des complices. Un nommé Beaudry-Leman battait la marche et donnait le ton, selon qu'il s'agissait d'aller à l'assaut de quelques positions créditistes ou de régler quelque chantage contre des employés surpris à parler Crédit Social.
Ce phénomène d'énervement, chez des gens d'ordinaire assez indifférents à la misère publique et au bien général ; ce souci de sauvegarder avec tant d'ardeur la morale économique, chez des gens qui sont loin de souffrir de scrupules et refusent même à leurs commis la liberté d'user d'un droit que leur donne la nature, celui de se mettre en association ; enfin, les trémoussements effarés de certains barons de la finance et de la politique, qu'un jour un ancien maire de Québec a si bien appelés "les apaches en redingote", tous ces signes de malaises manifestés dans les cercles des exploiteurs dès la première apparition d'un mouvement créditiste finirent par me laisser croire que, dans le Crédit Social, il devait y avoir quelque chose, une force de lumière et de libération redoutable aux oppresseurs des petits, de la masse.
Et je commençai à lire les publications qui paraissaient, signées Louis Even, Armand Turpin, Révérend Père Lévesque, etc. Et la conviction naquit en mon âme que, en somme, cette doctrine n'était pas si bête, qu'elle contenait beaucoup d'aspects intéressants.
Ces écrits attirèrent mon attention sur un autre phénomène que je n'étais pas parvenu, jusque-là, à m'expliquer : d'une part, l'immense somme de biens mis à la disposition des hommes pour leur subsistance ; d'autre part, en face de ces biens, mais impuissants à se les procurer, une foule toujours plus considérable d'êtres humains qui manquaient du nécessaire.
Pourquoi ? Parce que le moyen de mettre la production aux mains du consommateur était en défaut. Or, justement, ce moyen, c'est l'argent. Bien loin d'unir le producteur et le consommateur, comme ce devrait être sa fonction, l'argent creusait entre les deux un fossé chaque jour plus profond. Non seulement cela, mais l'absence d'argent entre les mains du consommateur, en paralysant les achats, immobilisait la production elle-même : d'où le chômage et diminution accentuée du pouvoir d'achat.
Une conclusion s'imposait : un système monétaire qui, loin d'accomplir sa fonction, barre la route est nuisible. Il doit disparaître ou s'amender. Dix ans et plus de misère n'ont pu l'améliorer. Il a fallu qu'un certain Hitler organise une vaste tuerie pour que ce système commence à remuer. Ses mouvements actuels sont de telles sortes qu'il devra en mourir. Il n'aide pas à produire la vie ; mais la mort. Il ne construit pas, il détruit. Il ne fonctionne que pour semer des ruines. Il empoisonne toute la vie économique.
En face de ce moribond, monstre d'hydropisie, tout couvert de dettes comme de plaies purulentes et incurables, puant l'égoïsme sordide, que ne savent même plus défendre honnêtement ses gardiens, que reste-t-il pour le remplacer ?
L'écroulement dans le chaos et l'anarchie, tout sombrant sous les coups d'une misère exaspérée ?
Oui, ça... ou le Crédit Social. Le Crédit Social vaut donc la peine d'être expérimenté. Il ne peut certainement pas être plus bête que le régime qui agonise, laissant pour pleurer sa mort de misérables ploutocrates, et pour danser sur son cadavre la foule des miséreux qu'il aura exploités sans vergogne jusqu'à la plus dure et la plus implacable misère.
Donc, il n'y a pas gros risque à mettre le Crédit Social à l'épreuve. S'il est une erreur comme le disent ses adversaires — ce qu'ils négligent d'ailleurs de démontrer — si le régime est faux, il ne sera certainement pas plus néfaste que le système actuel. Il ne pourra pas jeter le producteur et le consommateur plus loin l'un de l'autre que le régime actuel.
Reste à savoir si, dans le Crédit Social, existent des doctrines que l'Église réprouve. Un examen assez approfondi m'avait amené à la conclusion que, non seulement il n'y a pas d'opposition, mais, par plusieurs points, conformité et contacts.
J'en étais là de mes réflexions lorsqu'un nouveau fait survint, qui acheva de me gagner à la cause.
Des théologiens, les plus illustres entre toutes les sommités des sciences sociales et ecclésiastiques au pays, choisis par nos évêques pour l'étude de cette affaire, après des mois d'examen prononcèrent un verdict. On accusait le Crédit Social d'être communiste, et ces savants dirent : "Non coupable !"
À part d'être savant, ce verdict portait la marque d'un certain courage. Ces hommes savaient qu'ils allaient ameuter contre eux tout le coryphéé de la finance et tous les porte-queue des puissants du jour. Le chef de ces porte-queue, Beaudry-Leman, ne manqua pas de nous donner en retour une conférence qui reçut dans tous les journaux à la solde de la dictature économique la plus généreuse hospitalité.
À Beaudry-Leman répondit le docteur Philippe Hamel — qui, entre parenthèse, ne s'est jamais déclaré créditiste — dans une conférence qu'il intitula "La société moderne croule sous le poids de l'usure". Ce fut une démolition complète des thèses lémanniques. Mais les journaux presque tous gardèrent le silence sur cette exécution magistrale, — comme ils ont tâché de faire oublier le verdict des théologiens. Et cela aussi, par sa malhonnêteté, plaidait en faveur du Crédit Social.
Ainsi donc, cette doctrine ne contient rien qui va contre les enseignements de l'Église catholique. Elle ne s'oppose même pas aux syndicats de commis, auxquels Monsieur Leman met obstacle sans que les gardiens du bien commun osent lui en faire le moindre reproche. Quand on a des "sous" !
Et voilà pourquoi je suis créditiste. Rassuré du côté des principes, je ne m'inquiète pas plus qu'il ne faut des détails de la technique. C'est une question qui se résoudra d'elle-même et qui a besoin de l'expérimentation pour être mise totalement au point.
J'ai confiance que, si le Crédit S'ocial ne peut pas guérir tous les maux de l'humanité ni l'exempter de pratiquer la vertu — ses prétentions ne vont pas jusque-là, il a trop de bon sens — il contribuera dans une bonne mesure à diminuer un bon nombre de misères artificielles, à en supprimer quelques-unes et à rendre pour les époux la vie conjugale plus aisément honnête.
Il resterait beaucoup à dire, mais il est temps que je termine cette trop longue lettre si je ne veux que vous vous découragiez avant d'atteindre la fin.
Présentez mes hommages à votre épouse, que j'ai eu l'avantage de rencontrer quelquefois, et à toute votre famille mes vœux de bonne santé.
À vous, l'assurance d'une amitié qui ne demande qu'à servir.
Adrien N...