Un ami, dont les plus anciens abonnés à Vers Demain ont déjà lu la prose, nous adresse la lettre suivante, que nous reproduisons, en la coupant de sous-titres, à cause des enseignements qu'elle renferme :
Montréal, 20 mars 1943
Mon cher Monsieur Even,
Votre article dans "Vers Demain" intitulé "La rançon de la délivrance" a soulevé dans mon âme toute une nuée de sentiments qui m'ont entraîné sur des hauteurs lumineuses. Vous avez frappé la note juste. Oui, oui toute libération coûte une rançon d'autant plus forte que l'esclavage a été plus long, que ses racines ont poussé leurs pointes plus au fond de la vie nationale, créant ainsi des attaches qui paraissent infrangibles.
Autrefois, saint Jean de Matha et saint Félix de Valois, au temps des pirates, fondèrent l'ordre des Trinitaires pour le rachat des chrétiens tombés en esclavage chez les Turcs. Âmes héroïques, ils se livraient pour la délivrance de ces pauvres malheureux. Aujourd'hui, les Turcs de notre civilisation moderne qui asservissent les chrétiens, ce sont les maîtres de la dictature économique stigmatisés en termes si vigoureux par l'intrépide Pontife Pie XI. Grâce à vous, toute une croisade s'organise pour la délivrance de notre pauvre peuple parce que depuis longtemps vous pratiquez votre mot d'ordre : "Se livrer pour délivrer".
Peut-être n'y avez-vous pas songé mais, vous rejoignez ainsi la parole de St-Paul : "C'est la loi, presque tout se purifie dans le sang. Pas de rédemption sans effusion de sang". (Héb. c. IX v. 22).
Certes vous ne répandez pas le sang de vos veines sous le couteau ou l'instrument de tortures, mais les humiliations qui vous viennent de droite et de gauche, les faux amis : leurs trahisons et leurs calomnies ; les spectacles douloureux ou ignobles dont vous et vos compagnons êtes soit les victimes, soit les témoins, affligent assez votre âme pour qu'en jaillissent ces larmes que l'on a justement appelées "le sang du cœur".
Apôtre par tempérament et par conviction, votre apostolat vous l'avez placé sur ce terrain spécial de l'économique si important qu'au dire de Benoît XV "là se joue le salut des âmes". Paroles que trop de catholiques semblent avoir laissé tomber dans le vide avec beaucoup d'autres semblables des souverains pontifes. Ou bien ils les ont enfouies dans le sable de leur désert intellectuel au point de vue catholique. Sur eux retombe cette parole désolée de Pie XI : "Le grand scandale du vingtième siècle, c'est que les ouvriers aient déserté l'Église". Blâme à l'adresse de milieux prétendus catholiques, féconds en professions de Foi grandiloquentes, où la surdité, le mutisme et la paralysie de vie chrétienne sont cultivés comme des vertus. Tant et si bien qu'on décore du titre de "Sage" ce que St-Paul appelait : "Des chrétiens mutilés".
Ajoutez à tout cela le cinglant reproche, véritable coup de fouet en pleine figure, qu'un socialiste fameux adressait au Parlement français à un prêtre député : "Ce ne sont pas vos encycliques que nous vous reprochons, mais le peu de cas que vous en faites".
On admet généralement aujourd'hui que le communisme est né d'un besoin de vivre exaspéré par une trop longue misère. Graines de haine que de méchants jardiniers ont semées à travers le monde et dont notre pays menace de s'infester chaque jour sur une plus vaste étendue.
Lire les encycliques, les admirer, les louer publiquement en de solennelles assises avec une pompeuse éloquence comme les fruits d'une haute sagesse, c'est bien. Ce qui est moins bien, c'est ensuite de les envoyer dormir au fond de quelque tiroir, ou de les laisser s'empoussiérer sur les rayons d'une bibliothèque aux livres soigneusement placés et richement reliés. Ce qui devient mal, c'est de s'opposer à toute initiative ou tentative pour mettre en pratique les enseignements de ces encycliques, sous prétexte d'opportunité, ou de ceci et cela à ménager. Ainsi ces documents importants, écrits au bénéfice des pauvres et des humbles, deviennent pour eux absolument inutiles ; ils n'ont même pas l'avantage de partager l'admiration platonique que leur versent de savants discoureurs.
Quand on voit des chefs de famille qui ne peuvent trouver avant la guerre, malgré un travail acharné, de quoi vivre même médiocrement et "qui, faute de ce minimum des biens nécessaires à la vie", étaient tentés de rejeter l'obligation d'user honnêtement du mariage et, dont plusieurs, en fait, ont contracté et gardent encore cette malheureuse habitude, est-il un homme de cœur, un patriote, un chrétien surtout qui puisse rester indifférent ?
Le chrétien doit redouter d'entendre raisonner à ses oreilles, un jour, cette parole sévère du souverain Juge dans une sentence sans appel que nous rappelait récemment notre prédicateur de retraite : "Allez, maudits, au feu éternel. J'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger... etc. Ce que vous avez refusé au plus petit d'entre les miens, c'est à Moi que vous l'avez refusé".
Reproche que, vous autres, vous n'entendrez pas. Car vous autres, vous et vos lieutenants, voltigeurs et commissaires, sous l'étendard de la Vierge Marie, par le sacrifice de vos forces, de votre temps, de votre paix et même en certains milieux au détriment de votre vie sociale, vous menez une véritable croisade contre les Turcs de la finance, barbares parfumés qui ont organisé une vie économique lourde sur le peuple "vie dure, cruelle ; implacable".
À ce peuple écrasé, prêt à la colère, enclin à de stériles violences que trop souvent certains riches paraissent avoir en mépris, vous allez porteurs d'un système qui devra alléger sa misère. Système qui n'est peut-être pas parfait, mais en ce bas monde est-il quelque chose de parfait ? Au reste, impossible de trouver système plus bête, plus inhumain que le système actuel. Un fait me frappe : les voix qui vous dénoncent n'ont pu encore s'appuyer sur une seule raison solide ni rien produire de mieux.
Avez-vous remarqué tout le bouillon de publicité que l'on agite autour des plans Beveridge et Marsh, ces deux paravents mal cousus, derrière lesquels essayent de se cacher les criminels de la finance, fils de la dictature économique et pères du chômage et de la misère pendant dix ans. Ces plans remplissent les journaux ; ils les débordent. On les verra bientôt dans les parlements, car ils ont des millions pour eux. Phénomènes très anciens que l'Esprit-Saint a décrits en ces termes" :
Le riche parle et tout le monde se tait.
Il tient des discours insensés et on l'approuve : Ces discours sont portés aux nues.
Le pauvre parle et on dit. : "Quel est celui-là ?" Et, si, (en ces discours) il heurte quelqu'un, On le culbute. (Eccl. XII 22).
Et voilà !
Le Crédit Social, c'est le pauvre. Lui, il est permis de le culbuter. On l'enveloppe de silence comme si on nourrissait l'espoir qu'il y trouvera son linceul. Laissons-les dormir dans leur illusion.
Un jour, après avoir longtemps fermenté dans les couches populaires, semblable au grain de blé jeté en terre qui remonte au soleil porteur d'un riche épi, le Crédit Social apparaîtra plein de forces, nourri des sacrifices dont l'auront arrosé des semeurs parfois héroïques, et porté sur les épaules du peuple, immense gerbe dorée, il montera prendre la place de ceux qu'on appelle aujourd'hui les rois de la finance et qui ne sont que des affameurs publics, de diaboliques profiteurs des grandes tueries internationales. Alors les partis politiques, de quelque nom qu'ils s'appellent, le salueront gracieusement et lui souhaiteront dans leur parlement la "plus cordiale bienvenue".
Ce jour-là, un soleil plus chaud ranimera les foules fatiguées et anémiées, calmant leurs irritations ; une lumière plus brillante s'allumera sur la route, éclairant de clartés bienfaisantes la paix sociale, la paix du monde, "la paix dans le Christ", selon le mot de Pie XI, parce que le Crédit Social s'alimente constamment aux sources fécondes de la charité chrétienne.
Ah ! quel bel avenir j'entrevois ! Ce n'est pas un rêve, mais ce sera le fruit de votre obstination à hisser sur les sommets le lourd fardeau d'un peuple tombé dans le scepticisme à force d'être berné et devenu matériel à cause d'une misère trop longtemps endurée sans en connaître toute la valeur de rachat surnaturel et même temporel. Ce sera la récompense de votre lutte inlassable pour lui donner un idéal de paix et de vie économique qui lui rendra moins difficile les austères devoirs et les crucifiants renoncements de la vie chrétienne.
Courage !... D'autres coups pourront vous frapper, mais un jour, en celui qu'Il a fixé, Dieu qui compte toutes nos peines vous donnera la victoire, d'autant plus brillante et plus assurée qu'elle aura été plus laborieusement conquise.
Vous n'êtes pas nombreux.
Vous n'êtes pas riches.
Vous ne portez aucun titre sonore, inscrit sur des parchemins paraffés de signatures illisibles ou rutilantes de pompeuses abréviations dans lesquelles entre la moitié de l'alphabet.
Vos habits sont peut-être démodés, même râpés, vos chapeaux déformés et vos chaussures poussiéreuses.
Qu'importe !...
"L'abeille est petite parmi les volatiles,
Mais son produit est au premier rang parmi les choses "douces".
dit l'Esprit-Saint. (Eccl. c. XI y. 24).,
L'élite n'est jamais le nombre, elle est le ferment dans la pâte. Ce qui compte, ce qui finit toujours par vaincre, c'est une élite éclairée, décidée, solide, que rien n'abat, qui ne recule pas plus devant la menace que devant le sacrifice.
Les autres disent : "Nous ne sommes pas assez nombreux".
L'élite songe : "Prenons garde d'être trop nombreux, de crainte que se glissent parmi nous des gens qui ne sauront pas utiliser le sacrifice aux heures difficiles et, lâches, nous trahiront".
Quand on lit l'ancien Testament, on reste frappé du nombre des victoires accordées par Dieu à une petite élite. Notre-Seigneur le disait à ses apôtres : "Ne craignez pas, petit troupeau".
L'ancien Testament est peuplé de héros qui surgissaient à l'appel de Dieu pour la libération nationale du peuple choisi, en face desquels, avec toutes nos orgueilleuses recherches de succès rapides et nos mesquines préoccupations d'applaudissements éphémères, nous autres, nous ne sommes que des nains.
Cette lettre déjà trop longue m'empêche d'en raconter les exemples. Lisez entr'autres l'histoire de Gédéon. Vous y verrez comment le bon Dieu se moque du nombre quand Il lui plaît de manifester sa puissance et d'ajouter quelque éclat à sa gloire pour notre instruction.
Peut-être y reviendrai-je un jour...
Croyez à mon entier dévouement et à ma très vive admiration pour le beau travail que vous. accomplissez et la chrétienne façon de recevoir les coups qu'on vous assène.
Georges CARDINAL
M. Alex. Perreault, marchand de Somerset (Manitoba), accompagne son réabonnement de l'hommage suivant au journal Vers Demain :
"J'ai soixante ans. J'ai plus appris avec vous depuis deux années que pendant quarante années de lecture de La Presse et du Free Press, sans compter d'autres revues diverses. Mes compliments pour votre beau et bon dévouement envers votre prochain... Nos bonnes gens, les instruits comme les non instruits, sont vingt-cinq ans en arrière, jusqu'à ce qu'ils soient renseignés par Ver, Demain".