Où naissent les pommes de terre ? — Dans le champ du cultivateur.
Où naissent les petits veaux ? — Dans l'étable.
Où naissent les prunes ? — Sur le prunier.
Tout le monde sait cela.
Mais posez maintenant la même question au sujet de l'argent :
Où naît l'argent ? Où est née la piastre de papier que j'ai dans ma poche ? Qui est-ce qui l'a mise au monde, pour quelle raison, et à quelles conditions ?
Où sont nées les millions et millions de piastres avec lesquelles le gouvernement a financé la guerre, lui qui constatait depuis dix années qu'il n'y avait pas assez de piastres dans le pays pour financer simplement des travaux ordinaires ?
Puis, où vont les piastres quand on ne les voit plus ? Où sont allées, pendant la crise de 1930 à 1940, les piastres qui finançaient si bien le pays de 1925 à 1929 ?
Où naissent et où meurent les piastres ?
Posez ces questions, et dites combien d'hommes peuvent vous répondre.
Ce n'est ni le bon Dieu ni la température qui font les piastres. Et les piastres ne se font pas toutes seules ? Qui est-ce qui les fait ? Qui est-ce qui a su en faire autant qu'il en a fallu pour tenir la guerre ? Et pourquoi ceux qui ont fait les piastres pour conduire la guerre n'en faisaient-ils pas auparavant pour régler la crise ?
Pour bien comprendre où commence et où finit l'argent, il faut distinguer entre deux sortes d'argent, deux sortes aussi bonnes l'une que l'autre : l'argent de métal ou de papier et l'argent de comptabilité.
L'argent de métal ou de papier, c'est l'argent de poche, dont les petites gens se servent tous les jours.
Les gros industriels, les gros commerçants, eux, se servent bien davantage de l'argent de comptabilité. Pour se servir d'argent de comptabilité, il suffit d'avoir un compte à la banque.
Supposons que j'ai un compte de banque avec 2 000 $ à mon crédit. J'achète une laveuse électrique chez Dupuis Frères. Elle coûte 600 $. Je la paie au moyen d'un chèque de 600 $ sur mon compte de banque. Que va-t-il arriver ?
Je recevrai la laveuse. La maison Dupuis déposera mon chèque à sa propre banque. Le banquier augmentera de 600 $ le crédit du compte de Dupuis. La banque de Dupuis enverra ensuite le chèque à ma propre banque. Le banquier diminuera de 600 $ le crédit de mon compte. Et c'est tout. Pas une piastre n'aura quitté une poche ou un tiroir. Un compte aura augmenté, celui du marchand ; un autre aura diminué, le mien. J'ai payé avec de l'argent de comptabilité.
L'argent de comptabilité, ce sont les crédits dans des comptes de banque.
Cet argent-là solde les 90 pour cent des transactions commerciales. C'est le principal argent des pays civilisés, comme le nôtre.
Mieux que cela, c'est quand l'argent de comptabilité augmente que l'argent de poche augmente, et c'est quand l'argent de comptabilité diminue que l'argent de poche diminue. Lorsque dix piastres de comptabilité entrent en circulation, une piastre d'argent de poche (métal ou papier) entre en circulation. Lorsque dix piastres d'argent de comptabilité disparaissent de la circulation, une piastre d'argent de poche disparaît de la circulation. C'est du moins la proportion courante.
C'est l'argent de comptabilité qui mène. C'est son niveau qui détermine le niveau de l'autre argent.
Chercher où commence et où finit l'argent, c'est donc chercher où commence et où finit l'argent de comptabilité.
L'argent de comptabilité, celui qui mène le tout, c'est un crédit dans un compte de banque.
Si des crédits dans les comptes de banque augmentent quand d'autres diminuent, c'est un simple déplacement d'argent de comptabilité. S'ils correspondent à des apports d'argent de métal ou de papier, c'est un changement d'argent de poche en argent de comptabilité. Mais si les crédits dans des comptes de banque sont augmentés sans rien diminuer ailleurs, c'est de l'argent de comptabilité nouveau, qui augmente le volume total de l'argent disponible.
Lorsque, comme épargnant, je dépose 100 $ à la banque, la banque m'inscrit un crédit de 100 $. Cela me fait 100 $ d'argent de comptabilité. Mais ce n'est pas de l'argent nouveau ; c'est simplement de l'argent passé de ma poche à la banque, ou bien du compte de celui qui m'a donné un chèque à mon propre compte. Ce n'est pas une naissance d'argent, c'est une simple épargne.
Mais, si au lieu d'apporter de l'épargne à la banque, je viens à la banque pour emprunter une grosse somme d'argent, disons 100 000 $, pour agrandir mon usine, qu'arrive-t-il ?
Le gérant de la banque me fait signer des billets et des garanties, puis il me donne un chèque d'escompte que je vais déposer au guichet du caissier. Le caisser prend son grand-livre (ledger) et inscrit simplement 100 000 $ à mon crédit. Il inscrit le même crédit dans mon carnet de banque (pass-book).
Je sors de la banque sans emporter d'argent sur moi, mais j'ai à mon crédit 100 000 $ d'argent de comptabilité que je n'avais pas en entrant. Cela me permet de payer, au moyen de chèques, des machines, du matériel, des ouvriers, jusqu'à un montant de 100 000 $.
D'autre part, aucun autre compte n'a été diminué dans la banque pour cela. Pas un sou n'a été déplacé, soit d'un tiroir, soit d'une poche, soit d'un compte. J'ai 100 000 $ de plus, mais personne n'a un sou de moins.
Ces 100 000 $ n'étaient nulle part il y a une heure, et les voici maintenant à mon crédit, dans mon compte de banque.
D'où vient donc cet argent ? C'est de l'argent nouveau, qui n'existait pas quand je suis entré dans la banque, qui n'était dans la poche ni dans le compte de personne, mais qui existe maintenant dans mon compte.
Le banquier a bel et bien créé 100 000 $ d'argent nouveau, sous forme de crédit, sous forme d'argent de comptabilité : argent scriptural, aussi bon que l'autre.
Le banquier n'est pas effrayé de cela. Mes chèques vont donner à ceux pour qui je les fais le droit de tirer de l'argent de la banque. Mais le banquier sait bien que les neuf-dixièmes de ces chèques auront simplement pour effet de faire diminuer mon compte et augmenter le compte d'autres personnes. Il sait bien qu'il lui suffit d'une piastre sur dix pour répondre aux demandes de ceux qui veulent de l'argent en poche. Il sait bien que s'il a 10 000 $ en réserves liquides, il peut prêter 100 000 $ (dix fois autant) en argent de comptabilité.
Note : Le paragraphe qui précède a été écrit en 1946. La proportion d'une piastre sur dix a augmenté depuis. En 1967, la Loi canadienne des Banques permettait aux banques à charte de créer seize fois le montant de leurs réserves en numéraire (billets de banque et pièces de monnaie). Depuis 1980, les banques devaient détenir une réserve minimale de 5% en argent liquide, ce qui leur donnaient le droit de créer vingt fois ce montant.
En pratique, les banques peuvent prêter beaucoup plus que cela, car elles peuvent augmenter leurs réserves en numéraire (billets de banque) à volonté en achetant ces réserves de la banque centrale (Banque du Canada) avec l'argent de comptabilité qu'elles ont créé. Ainsi, il a été établi en 1982, devant un Comité d'enquête de la Chambre des Communes sur les profits des banques, qu'en 1981, les banques à charte canadiennes dans leur ensemble avaient prêté 32 fois leur capital. En 1990, aux Etats-Unis, le total des dépôts dans les banques commerciales s'élevait à 3 000 milliards $, tandis que leurs réserves en argent liquide s'élevait à 60 milliards $ seulement, soit cinquante fois moins.
En décembre 1991, le Parlement canadien adoptait la plus récente version de la Loi sur les banques (qui est renouvelée environ tous les dix ans), qui stipulait qu'à partir de janvier 1994, le pourcentage d'argent liquide que les banques doivent posséder passait à zéro pour cent ! Ainsi, pour le troisième trimestre de 1995, les banques canadiennes avaient prêté plus de soixante-dix fois leurs réserves : pour 3,1 milliards de dollars en billets de banque et pièces de monnaie, le total des prêts non-hypothécaires, pour la même période, était de 216 milliards $, soit soixante-dix fois le montant d'argent liquide existant dans le pays ! (Et en 1997, ce chiffre monte à 100 fois.)
En d'autres mots, il n'y a plus aucune limite prescrite par la loi. La seule limite à la création d'argent par les banques, c'est le fait que des individus désirent encore être payés avec du papier-monnaie. Alors, on comprend que les banques vont faire tout leur possible pour éliminer tout simplement l'usage de papier-monnaie, en encourageant l'utilisation des cartes de débit, paiement direct, etc., pour en venir finalement à l'élimination complète de l'argent liquide. Elles prêcheront l'existence d'une seule forme d'argent, l'argent électronique : l'argent ne sera plus du papier-monnaie,mais un simple signal, ou unité d'information, dans un ordinateur.
Lorsque c'est le gouvernement qui emprunte des banques, l'opération se passe de la même manière. Les montants sont beaucoup plus forts parce que c'est toute la richesse du pays, tout le pouvoir de taxer qui est alors signé en gages au banquier, sous forme d'obligations (débentures).
Lorsque la guerre a éclaté en 1939, le gouvernement, qui manquait toujours d'argent depuis dix années, est allé aux banques, effectuer un premier emprunt de 200 millions. Les banques n'avaient pas plus d'argent que la veille. Depuis dix ans, le monde manquait d'argent. Quand on manque d'argent, on n'a guère de surplus pour en apporter aux banques.
Pourtant, les banques ont prêté 200 millions au gouvernement. Elles ont inscrit à son crédit 200 millions d'argent de comptabilité. Et les jeunes gens, qui battaient le pavé depuis des années parce qu'il n'y avait pas d'argent, ont pu immédiatement être appelés par le gouvernement, habillés des pieds à la tête, logés, nourris, équipés et transportés en Europe pour prendre part à la tuerie.
Et l'on a vu cela dans tous les pays du monde. Le monde chômait depuis dix ans, faute d'argent. Ce même monde a pu se battre, dans une guerre fort dispendieuse, parce que les banques ont créé tout l'argent de comptabilité qu'il a fallu pour financer la guerre.
Les banques du Canada ont ainsi fait pendant la guerre au moins 3 000 millions de dollars d'argent nouveau, pour financer la part canadienne de la boucherie universelle.
L'argent est facile à faire, puisqu'il suffit d'une plume de banquier. Et pourtant, avant la guerre, le monde fut mis en pénitence pendant dix années, faute d'argent, et aucun gouvernement ne commandait à la plume de fonctionner.
Mais cet argent de comptabilité, fait par les banques, est fait sous conditions. Il devra être rapporté dans un temps déterminé, et d'autre argent avec lui, sous forme d'intérêt.
Ainsi, un million prêté à 10 pour cent pour vingt ans, oblige le gouvernement qui l'emprunte à rapporter 3 millions d'ici vingt ans, un million pour le capital et deux millions pour l'intérêt.
Comme le gouvernement, lui, ne crée pas d'argent, et comme il ne peut pomper du public plus d'argent qu'il n'y a été mis, il n'est jamais capable de rapporter au banquier plus d'argent que le banquier n'en a fait. Plus le gouvernement essaie de satisfaire à ses obligations, plus il crée de disette d'argent dans le pays. Il faut même qu'il emprunte d'autres sommes pour pouvoir rapporter indéfiniment des intérêts sur les capitaux ainsi créés par les banques.
C'est pour cela que les dettes publiques montent toujours, que les intérêts sur ces dettes sont de plus en plus gros et les taxes pour les payer de plus en plus lourdes.
Quant aux particuliers qui empruntent ainsi des banques, ils doivent ou rembourser avec intérêts ou faire banqueroute. Si les uns réussissent, c'est en extrayant autour d'eux, par la vente de leurs produits à prix élevés, plus d'argent qu'ils y ont mis. Le succès des uns fait nécessairement la faillite des autres, dans un système où l'argent commence sous forme de dette chargée d'intérêt.
Lorsque l'argent rentre à la banque, les neuf-dixièmes y rentrent sous forme de crédit et sont simplement cancellés ; cet argent cesse d'exister. La banque est à la fois le berceau et le cercueil de l'argent. C'est une fabrique d'argent et c'est un abattoir de l'argent.
Quand les remboursements sont exigés plus vite que les nouveaux prêts, l'abattoir fonctionne plus vite que la fabrique, et cela fait une crise. Ce fut l'origine de la crise de 1930 à 1940.
Quand les prêts sont plus généreux et plus fréquents que les remboursements, la fabrique marche plus vite que l'abattoir, et cela fait une abondance d'argent. C'est ce qu'on a eu pendant la guerre : l'argent était plus abondant que les produits.
On voit que le niveau de l'argent dépend de l'action des banques. Et l'action des banques ne dépend pas du tout de la production ni des besoins.
Dans un monde où l'on ne peut vivre sans argent, on comprend que le système qui donne ainsi à des intérêts privés — les banques — le pouvoir de régler à leur guise le niveau de l'argent, ce système-là met le monde à la merci des faiseurs et destructeurs d'argent.
Ceux qui contrôlent l'argent et le crédit sont devenus les maîtres de nos vies, et sans leur permission, nul ne peut plus respirer. C'est la remarque du Pape Pie XI.
Soulignons aussi un point frappant :
C'est la production qui donne de la valeur à l'argent. Une pile d'argent, sans produits pour y répondre, ne fait pas vivre. Or, ce sont les cultivateurs, les industriels, les ouvriers, les professionnels, le pays organisé, qui font les produits, marchandises ou services. Mais ce sont les banquiers qui font l'argent basé sur ces produits. Et cet argent, qui tire sa valeur des produits, les banquiers se l'approprient et le prêtent à ceux qui font les produits. C'est un vol légalisé.