Personne n'ignore que notre pays est pourvu d'un gouvernement, et même de plusieurs gouvernements. Pour savoir où il y a un gouvernement, il suffit de regarder d'où l'on nous impose des taxes. Sous le présent système financier, en effet, la fonction la moins ignorée de tout gouvernement, c'est de taxer ceux sur qui il a juridiction.
Le citoyen canadien tombe sous plusieurs juridictions ; aussi est-il taxé par plusieurs pompes. Il y a la pompe fédérale, la pompe provinciale et la pompe municipale, parce qu'il y a gouvernement fédéral, gouvernement provincial et gouvernement municipal.
En fait de municipal, il y a, outre le civil, le scolaire et, chez nous, ce qu'on pourrait assimiler à un municipal religieux, la fabrique de paroisse. Tous ces corps publics ont le pouvoir de taxer.
Les gouvernements sont aussi supposés rendre des services ; et c'est pour financer ces services, disent-ils qu'ils imposent des taxes.
Laissons de côté pour le moment le scolaire et le religieux, qui sont des secteurs spécialisés.
Des trois gouvernements civils, le municipal est bien le plus près de nous. C'est aussi celui qui nous rend les services les plus nombreux et les plus directs. Dans les collectivités organisées, c'est le municipal qui fournit l'eau ; lui qui, par son service de police, protège nos vies et nos biens ; lui qui tient un outillage et une équipe prête à répondre à toute alerte pour arrêter les ravages du feu. C'est lui qui nettoie nos rues, enlève les vidanges, assure des mesures d'hygiène publique. Lui, qui réglemente le trafic et tâche de faciliter la circulation. Que d'autres services encore il rendrait, bien plus efficacement qu'un gouvernement supérieur — l'assistance aux dénués, l'aide aux chômeurs, par exemple ― s'il en avait les moyens financiers ! C'est parce qu'il ne les a pas, que ces cas passent à des échelons plus éloignés où l'intéressé n'en a que plus de difficulté à se faire entendre et comprendre.
Gouvernement près de nous, le municipal. Le citoyen est à même de connaître les membres de son conseil municipal, à même de les rencontrer, de leur dire ce qu'il a à leur dire à moins qu'il ne s'agisse de municipalité mastodonte (comme Montréal, par exemple), où justement le caractère humain est étouffé par la grosseur, où le citoyen n'est qu'un numéro à taxer, à facturer, sans que sa voix ait grand chance de traverser la succession de murs bureaucratiques qui le séparent de ceux qui le taxent et le facturent.
Le gouvernement municipal, est à toutes fins pratiques, celui dont le bon fonctionnement est le plus indispensable. Les fonctions du gouvernement fédéral pourraient être toutes suspendues pendant des jours, sans que le cours de la vie du peuple, en général, en soit affecté pour la peine. De même pour le fonctionnement du gouvernement provincial, quoique à un moindre degré. Mais allez donc suspendre le fonctionnement des services municipaux, surtout là où ils sont le mieux établis, et dites qu'il faudra bien du temps avant que toutes les familles de la municipalité s'en ressentent. Que soit arrêté, par exemple, le service d'eau : faudra-t-il bien des heures avant que les ménagères trouvent cet arrêt bien mortifiant, insupportable ? Et d'autres que les ménagères aussi. Supprimez le service de la police, le service de l'incendie, d'une ville de 20 ou 30 mille âmes il ne faudra pas beaucoup de jours avant que des désordres ou des désastres fassent pousser les hauts cris. Supprimez tout service de circulation, tout agent et tout signal de direction du trafic, ce sera vite un bel embouteillage au croisement des rues.
Puisque c'est le municipal qui nous rend les services les plus utiles, puisque c'est là que l'interruption ou l'insuffisance de services feraient le plus souffrir la population, c'est bien, n'est-ce pas, le gouvernement municipal qui devrait être le mieux financé.
Pourtant, qu'en est-il ?
Sous le présent système, tous les gouvernements, gros ou petits, tirent leur finance des taxes ou d'emprunts qui ne sont que des taxes plus grosses différées. Or, des trois pompes, la fédérale, la provinciale, la municipale, laquelle pompe le plus ? Il n'est évidemment pas question de prétendre qu'une municipalité de 2,000 ou 20,000 âmes doive avoir autant d'argent à sa disposition que le gouvernement de 30 millions de citoyens. Mais, si vous additionnez ensemble les ressortissants de toutes les municipalités du Canada, vous avez justement le même total, 30 millions, que le nombre de ressortissants du gouvernement fédéral. Il serait donc juste que la somme totale des budgets municipaux soit plus grosse que le budget fédéral, puisque, encore une fois, les services municipaux sont ceux dont la population sent le plus vivement l'urgence et la bienfaisance.
Or qu'en est-il ? La pompe fédérale tire des poches des citoyens cinq fois autant que toutes les pompes municipales ensemble.
Il n'en était pas ainsi avant la guerre, alors que les deux montants étaient presque égaux. On a fait une guerre, disait-on, pour combattre un régime totalitaire, pour la démocratie qui est le contraire d'un pouvoir centralisé. Or, nous sommes sortis de cette guerre anti-totalitaire avec un régime presque totalitaire, du point de vue financier ― du point de vue qui affecte nos vies de tous les jours.
Le pourcentage de finance publique revenant aux municipalités est de plus en plus petit, et le pourcentage du fédéral de plus en plus gros. Aussi, les municipalités tirent de plus en plus la langue. Le provincial, dont elles tiennent leur charte, est lui-même insuffisamment pourvu. Les municipalités qui recourent à lui n'en obtiennent qu'une aide limitée et conditionnée, aux dépens d'ailleurs de leur autonomie, donc en perdant de leur importance alors que leur importance devrait être au premier rang.
Entre 1950 et 1960, les municipalités ont maintes fois tourné les yeux du côté d'Ottawa. Elles ont même demandé qu'une conférence fédérale-municipale soit convoquée dans ce but. On leur a rappelé, non sans raison, que le municipal relève de la province et non du fédéral.
En 1958, le premier ministre d'alors, Diefenbaker, consentait cependant à écouter leurs doléances, mais sans faire la moindre chose pour alléger leurs problèmes. Il ne peut faire pour elles que ce qu'il faisait déjà, dit-il ce ― qui se résumait à une aide fédérale pour éliminer quelques quartiers de taudis des grandes villes, et à une compensation d'accorder aux municipalités où se trouvent des immeubles fédéraux, pour l'exemption des taxes foncières dont ces immeubles bénéficient.
Rien de plus. Rien de nouveau. Porte fermée. D'ailleurs le principe est là : ne faut-il pas respecter la juridiction provinciale sous laquelle tombent les municipalités ? Principe dont l'évocation faisait bien l'affaire du gouvernement férédal dans cette circonstance, alors qu'il s'évertue à passer outre quand c'est pour augmenter son emprise.
Il est pourtant un point qui justifiait les municipalités d'aller à Ottawa, comme il justifierait aussi les provinces d'aller à Ottawa sans enfreindre la constitution. Mais ce point-là, ni la délégation des municipalités, ni Diefenbaker qui recevait la délégation, ne l'ont touché. Et quel est-il ?
C'est que, si le pacte de 1867 a fait un partage des pouvoirs et déclaré les provinces souveraines en matière de droits civils et de propriété, le même pacte a placé le système monétaire et bancaire sous le contrôle d'Ottawa. Or, rien ne peut bouger quand le système monétaire paralyse au lieu de servir.
Il n'y a pas de mal, bien au contraire, à ce que la même monnaie ait cours dans toutes les provinces du pays. Pas même d'objection à ce que les émissions d'argent partent d'une même source. Mais il est injustifiable que la politique monétaire soit le fait d'une décision d'un corps central, quel qu'il soit. C'est lui donner un pouvoir de vie et de mort sur toutes les activités économiques du pays.
Une politique monétaire saine doit jaillir automatiquement de besoins, publics et privés, de la population où qu'elle vive, et des possibilités matérielles de satisfaire ces besoins. Or, ces besoins, ce sont ceux qui les éprouvent qui les connaissent mieux.
Et puisque nous parlons des corps municipaux, ce sont bien les municipalités elles-mêmes qui connaissent le mieux leurs besoins. Elles qui savent quand il faut construire ou agrandir un aqueduc, établir ou étendre une canalisation d'égoûts, paver des rues quand le trafic l'exige. Elles connaissent leurs besoins, et elles savent aussi très bien où trouver les possibilités matérielles d'y répondre. Elles savent où trouver des matériaux, de la main d'œuvre, des entrepreneurs compétents. Et, puisqu'elles constatent que seuls les moyens financiers font défaut, elles ont parfaitement le droit, comme l'ont les individus et les familles aux prises avec les mêmes situations, de réclamer d'Ottawa un fonctionnement de service de la part du système financier placé sous son contrôle.
N'est-ce pas d'ailleurs conforme au but prétendument assigné à la Banque du Canada lors de son institution par Ottawa : servir le peuple, tout le peuple, par la promotion de la bonne santé économique de tout le pays.
Que l'administration du système financier soit au centre, passe. Mais les besoins sont à la périphérie, à la circonférence. C'est donc de la circonférence que doit partir les commandes au centre ; et du centre, que doit partir le service exigé par les besoins de la circonférence.
Pour être plus concrets, distinguons entre services courants et développements. Par souci d'efficacité et d'économie de temps pour tous, les citoyens peuvent bien préférer confier certains services à leur collectivité locale, plutôt que s'en charger eux-mêmes : l'eau d'un aqueduc public, plutôt qu'un puits par famille ; une collection municipale des vidanges, plutôt que le transport des poubelles par chaque famille, etc. Et à moins de pauvreté indue, ils sont disposés à payer ces services dont ils bénéficient. Mais il y a des développements municipaux, comme la construction de rues, de trottoirs, d'aqueducs, d'égouts, qu'on a l'habitude de cataloguer sous le nom de travaux de capital : véritables créations de richesse, développement du pays à l'échelon municipal ; qui doivent durer des années, ou même des générations, et dont il serait absurde de vouloir liquider le coût à même les revenus de l'année courante.
Pour ces travaux, les corps publics recourent à des emprunts qu'ils s'engagent à rembourser par versements annuels s'étendant sur 20, 30 ou 40 ans. Mais ces emprunts sont chargés d'intérêts qui font les municipalités, donc les citoyens, payer les travaux bien au-delà de leur prix.
Voilà où il serait facile d'aider les municipalités sans même sortir du système financier actuel. Puisque la Banque du Canada existe pour servir le peuple, tout le peuple, pourquoi ne pas lui donner comme fonction de fournir elle-même, sans charger d'intérêt, les avances nécessaires aux municipalités pour leurs développements. Les municipalités pourraient continuer d'avoir à rembourser par versements annuels, mais le prix seulement des travaux.
Ce ne serait pas encore le Crédit Social, parce que le Crédit social, lui, ne fait pas le retrait d'argent correspondre à la succession des années, mais seulement à l'usure, à la dépréciation de la richesse produite. Tout de même, la suppression des intérêts serait déjà un grand soulagement. On n'aurait pas à payer les travaux deux fois : une fois à ceux qui les exécutent ; une deuxième fois à des trafiquants d'argent qui n'exécutent rien.
Finance sans intérêt, par la Banque des Canadiens, des développements municipaux pourquoi cela n'est-il pas demandé et redemandé, d'une grande voix, par toutes les les municipalités du pays ? Pourquoi les citoyens ne font-ils pas, de concert, pression sur leurs conseils municipaux, pour que ces conseils fassent cette demande à Ottawa, par des résolutions officielles répétées avec instances, au lieu de s'agenouiller au pied des financiers qui exploitent le fruit du travail de ceux qui bâtissent ? La même chose peut s'appliquer au provincial, où les citoyens devraient également faire pression dans le même sens.
Sans être le Crédit Social accompli, c'est dans la bonne voie, c'est déjà reconnaître à la société, dans ce secteur, la propriété de son crédit et le droit d'en user sans payer amende à des usurpateurs.
Pour les créditistes comme pour les non-créditistes, il y a là de quoi occuper utilement les méninges et les activités des citoyens en matière politique, en tout temps, au lieu de réserver leur agitation pour des activités électorales fébriles qui accentuent la division et ne changent rien.