Petites et grandes questions concernant le Crédit Social
par Louis Even
On ne change pas la nature de l'homme Le désordre a toujours existé dans le monde. Vous aurez beau faire, vous ne changerez pas la nature de l'homme. Croyez-vous vraiment pouvoir sauver le monde par le Crédit Social ? Qui donc a prétendu que le Crédit Social changerait la nature de l'homme ou sauverait le monde ?
Il n'y a qu'un seul Sauveur : c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ, le fils de Dieu fait homme et venu en ce monde justement pour sauver les hommes.
Et la nature de l'homme ne sera jamais changée. Cette nature a été viciée par le péché originel et les effets s'en feront sentir jusqu'à la fin du monde. C'est par la grâce qu'on les contrecarre.
Les Pèlerins de saint Michel savent bien cela. Et leur ambition n'est point de faire une chose impossible : de changer la nature de l'homme. Ni d'accomplir par le Crédit Social une œuvre de salut qui n'appartient qu'au Christ, pour laquelle il a établi son Église.
Les Pèlerins de saint Michel sont plus modestes. Ils cherchent simplement à obtenir dans la cité temporelle des conditions sociales et économiques dans lesquelles les personnes pourront plus facilement, si elles le veulent, s'épanouir dans la ligne même de leur destinée.
Ils croient cependant que, si modeste soit leur but, sa réalisation aurait une grande portée. Le régime actuel, le régime financier surtout, pousse les hommes à s'entre-déchirer. Le succès de l'un signifie la perte d'un autre. Le Crédit Social introduirait dans le régime économique l'élément de fraternité qu'on trouve dans la famille.
Sans sortir de son rôle, qui est temporel, le Crédit Social contribuerait, croyons-nous, à "faire droit aux exigences intégrales de la personne", et à créer "un humanisme orienté vers une réalisation sociale-temporelle de cette attention évangélique à l'humain qui ne doit pas exister seulement dans le spirituel, mais s'incarner, et vers l'idéal d'une communauté fraternelle." (Jacques Maritain, Humanisme Intégral, p. 15)
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Est-ce qu'il ne faut pas réformer les mœurs avant de vouloir réformer les institutions ? Donc vous perdez votre temps à chercher des réformes économiques ou sociales tant que le monde ne sera pas d'abord converti.
Ce n'est pas nous qui nierons la primauté de la réforme des mœurs. D'autant plus que la réforme des mœurs touche à la fin surnaturelle de l'homme, qui est sa véritable fin dernière. Tandis que la réforme des institutions touche au bien commun temporel qui n'est pas une fin dernière, mais qui doit être ordonné de façon à faciliter aux membres de la Cité la poursuite de leur fin dernière.
Mais cela ne veut pas dire qu'il faut attendre que le monde soit converti pour chercher à réformer ce qui est vicié dans l'ordre temporel. Ce serait renvoyer ce travail à la fin du monde.
À ce sujet, on lit dans L'Homme Nouveau, bimensuel catholique français, édition du 11 juillet 1954 (les italiques sont de nous) :
"Pie XI avait bien vu que réforme des mœurs et réforme des institutions ne vont pas l'une sans l'autre. Si les chrétiens d'aujourd'hui sont divisés selon qu'ils mettent l'accent sur l'une ou l'autre, ils devraient tous prendre garde aux deux.
"Assurément le changement des cœurs est plus important que celui des formules ou des structures et doit l'avoir pour suite. Il l'a aussi, dans quelque mesure, comme condition. S'il faut des saints pour changer la société, une société bien faite crée quelques-unes des conditions de la sainteté de tous, parce qu'elle répond alors à sa fin, qui est de faciliter aux individus l'exercice de leurs devoirs essentiels...
"Il y a des catholiques qui voudraient se fourrer dans toute pâte pour y être un levain, mais qui ne prennent pas garde à ceci : que si la pâte est pourrie, c'est-à-dire si l'ordre social dont il s'agit n'est pas conforme au droit naturel, non seulement la pâte ne lèvera pas, mais elle risque bien de pourrir le levain..."
Ceux qui travaillent plus directement à la réforme des mœurs, comme les prêtres, les religieux, et ceux qui, engagés dans le temporel, cherchent à rendre les institutions plus conformes à l'humain, sont des collaborateurs, même si les premiers travaillent sur un plan supérieur.
Mais nous trouvons particulièrement déplacé que des laïcs, point du tout dérangés de leur train-train pour une réforme des mœurs, se retranchent derrière la supériorité du spirituel sur le temporel pour ne se préoccuper ni de l'un ni de l'autre, et parfois, qui pis est, pour essayer de freiner ceux qui se dévouent.
Il y a là hypocrisie, ou au moins lâcheté. Rien n'est détestable comme cette attitude d'échappement :
"un certain pessimisme et une certaine constatation tranquille et résignée de la misère humaine, qui consolent très bien les satisfaits et dispensent de tout effort pour transformer le monde."
Ces expressions sont de Jacques Maritain (Humanisme Intégral, p. 54) Dans cette même page, l'auteur a une remarque que nos catholiques tour d'ivoire feraient bien de méditer :
"La faiblesse humaine cherche à dormir ; quand ce n'est pas le doute du vieux stoïque humaniste, ce sont les vérités éternelles qu'elle prend comme oreiller. S'il n'est pas tenu en éveil par une communion douloureuse avec tous les souffrants et les maudits de la vie terrestre, le chrétien risque de dormir sur l'amour même qu'il a reçu."
On nous permettra bien aussi de douter de la sincérité de certaines gens, qui voudraient arrêter l'élan des Pèlerins de saint Michel au nom de la priorité de la réforme des mœurs, alors qu'ils n'attendent point du tout la conversion des mœurs avant de promouvoir des syndicats, des coopératives, des mouvements de ci et de ça d'ordre bien temporel. On dirait parfois qu'il n'y a qu'une chose que le monde doit subir silencieusement, patiemment, en attendant la réforme des mœurs, et cette chose, c'est la dictature de l'argent et du crédit... Qu'est-ce qu'il y a donc de si sacré dans ce domaine privilégié ?
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Mais l'homme déchu, ensemencé des sept péchés capitaux, peut-il espérer pouvoir établir de bonnes institutions ? Et si le Crédit Social est la bonne chose que vous dites, comment attendre son établissement de politiciens plus attentifs à leur siège et aux avantages qu'il leur apporte qu'au bien de la multitude ?
Ici encore, nous citerons Humanisme Intégral (note au bas de la page 122) :
"À cause de la faiblesse de notre espèce, le mal est plus fréquent que le bien parmi les hommes ; et dans la croissance de l'histoire, il grandit et s'approfondit en même temps que le bien, et est mêlé à lui. Cela concerne le comportement des hommes.
"Les structures sociales, elles, les institutions, les lois et les coutumes, l'organisation économique et politique, sont des choses humaines, ce ne sont pas des hommes. En tant que ce sont des choses et non des hommes, elles peuvent être purifiées de certaines misères de la vie humaine ; et comme bien des œuvres de l'homme, elles sortent de l'homme et elles sont meilleures que lui, dans leur ordre et sous un certain rapport. Elles peuvent être mesurées par la justice et l'amour fraternel, alors que les actes des hommes sont rarement mesurés à cette mesure ; elles peuvent être plus justes que les hommes qui les emploient et les appliquent."
Il est heureux qu'il en soit ainsi. L'homme, si imparfait soit-il "à cause de la faiblesse de son espèce", peut tout de même établir de bonnes institutions, contribuant à créer un milieu favorable au perfectionnement des personnes de bonne volonté.
Cela n'est pas écrit pour méconnaître l'importance de la réforme des mœurs, surtout chez ceux qui veulent travailler à humaniser l'ordre social. Le même auteur, dans le même livre, page 132, rappelle justement une phrase de Péguy, souvent citée : "La révolution sociale sera morale ou elle ne sera pas." Et Maritain le commente ainsi :
"Ce mot célèbre de Péguy peut-être entendu à contre sens. Il ne signifie pas : Avant de transformer l'ordre social, il faut d'abord que tous les hommes aient été convertis à la vertu. Ainsi compris, il ne serait qu'un prétexte pharisaïque pour éluder tout effort de transformation sociale.
"Les révolutions sont l'œuvre d'un groupe d'hommes relativement peu nombreux qui leur consacrent toutes leurs forces. C'est à ces hommes-là que le mot de Péguy s'adresse. Il signifie : Vous ne pouvez transformer le régime social du monde moderne qu'en provoquant en même temps, et d'abord en vous-mêmes, une rénovation de la vie spirituelle et de la vie morale, en creusant jusqu'aux fondements spirituels et moraux de la vie humaine, en renouvelant les idées morales qui président à la vie du groupe social comme tel et en éveillant dans les profondeurs de celui-ci un élan nouveau..."
Nous ne pouvons mieux finir par ces réflexions. Les Pèlerins de saint Michel ne croient pas devoir attendre que le monde soit converti avant de transformer en humain le régime financier inhumain d'aujourd'hui. Mais ils prennent pour eux les phrases ci-dessus.
Les Pèlerins de saint Michel actifs constituent bien en effet, un groupe d'hommes relativement peu nombreux qui consacrent toutes leurs forces à réaliser une révolution (car le Crédit Social en serait une dans le sens du mieux). Ils doivent donc en même temps provoquer, et d'abord en eux-mêmes, une rénovation de la vie spirituelle et morale. Et plus ils sont dans l'action, plus ce devoir leur incombe.
Nous croyons pouvoir ajouter qu'une personne peut difficilement rester longtemps à l'action désintéressée dans le genre d'action tracé par l'Œuvre de Vers Demain — si elle n'a pas un moteur spirituel pour alimenter ses énergies.