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Le progrès désembauche, le système financier doit désembaucher

Louis Even le mardi, 01 février 1966. Dans Sous le Signe de l'Abondance

Sous le signe de l'Abondance - Chapitre 38

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Marché communautaire

Promenez un regard sur tout ce qu'il y a dans votre maison : que ce soit un piano ou une cravate, un lit ou une fourchette, ce sont tous des objets achetés. Si c'est un présent, celui qui vous l'a donné a d'abord dû l'acheter.

A moins que vous soyez un cultivateur, tout ce qu'il y a sur votre table ou dans votre garde-manger, c'est aussi du « acheté ». Même le cultivateur a sur sa table des choses qu'il a achetées, quand même ce ne serait que le sel et le poivre ; et il a aussi acheté les instruments aratoires qui lui ont permis de produire ce qu'il y a sur sa table et ce qu'il offre sur le marché.

Telle est la vie moderne. On travaille à faire des produits, ou des parcelles de produits, qui ne sont pas pour sa maison. C'est pour mettre sur le grand marché communautaire, sur l'ensemble des marchés du pays.

Puis, chacun va à ce marché communautaire pour choisir ce qui lui convient. Choisir — dans la mesure où il possède le moyen de choisir. C'est que les produits ne se donnent pas, ils se vendent. Ils sont marqués d'un prix, en piastres et en sous. Pour avoir un produit, il faut posséder l'équivalent en argent, en piastres et en sous. Plus vous avez de piastres, plus vous avez de liberté de choix. Et si vous n'avez pas du tout de piastres, eh bien, vous ne pouvez absolument rien choisir : vous devez vivre de la charité des autres.

Prix et pouvoir d'achat

Cela veut dire que notre niveau de vie dépend de l'existence de deux choses : l'existence de produits devant nous, et l'existence de pouvoir d'achat dans nos poches.

L'existence de produits devant nous — produits dans les magasins, produits dans les entrepôts — cela ne semble pas poser de problème aujourd'hui. Les produits viennent aussi vite qu'on les emporte, sauf peut-être en temps de guerre, quand on arrête délibérément la production de choses de vie pour activer la production de choses de mort.

Mais, si les produits viennent devant nous en vitesse et en abondance, le pouvoir d'achat dans nos poches vient à une allure beaucoup plus modérée. La preuve, c'est que les porte-monnaie se vident souvent, et les magasins ne se vident jamais complètement. Les produits rentrent plus vite dans le magasin que les piastres dans nos porte-monnaie.

Chiffres-prix et chiffres-argent

Sur chaque produit, il y a un prix. Ce prix, qu'est-ce que c'est ? Regardez, ce sont des chiffres.

Et l'argent dans votre poche, quand vous en avez, qu'est-ce que c'est ? Regardez : ce sont des chiffres. Prenez des billets d'une piastre, deux piastres, ou 5, ou 10. Tous, des rectangles de papier de 6 pouces par 2 pouces. Ce qui les distingue l'un de l'autre, ce sont les chiffres qui y sont imprimés. Pas d'autre chose. Le 10 vaut deux fois le 5, simplement parce que c'est imprimé 10 sur l'un et 5 sur l'autre.

Si vous avez un compte à la banque ou à la caisse populaire, vous dites : « J'ai de l'argent en banque. » Qu'est-ce que cet argent en banque ? Regardez dans le livre du banquier, ou encore dans le carnet qu'il vous a donné et où il marque la même chose que dans son livre. Que voyez-vous ? Des chiffres.

Quand vous signez un chèque pour payer quelqu'un, ou quand quelqu'un signe un chèque pour vous payer, qu'est-ce qui fait la valeur du chèque ? Le montant chiffré qui y est écrit.

Les prix sur les produits sont des chiffres. L'argent pour acheter les produits, c'est aussi des chiffres.

Si les chiffres qui sont des prix et les chiffres qui sont de l'argent se correspondaient, il n'y aurait pas plus de problème pour acheter qu'il n'y en a pour produire.

Mais ce n'est pas le cas, et c'est pourquoi les produits s'accumulent là où on voudrait qu'ils décollent. Les produits n'entrent pas dans bien des maisons où l'on en a pourtant besoin.

Le pouvoir d'achat manque alors que les produits sont loin de manquer.

Le pouvoir d'achat, c'est le rapport entre les chiffres que vous avez et les chiffres qui sont sur les produits.

Quand les chiffres qui sont sur les produits augmentent, on dit : « La vie est chère ». Mais on a beau le dire, elle reste chère.

Quand les chiffres rapetissent ou disparaissent dans nos porte-monnaie, on dit : « L'argent est rare ». On n'a pas assez d'argent. Mais on a beau le dire, ça n'en fait pas venir.

Le cas du pauvre

Celui qui n'a pas beaucoup d'argent, qui en manque toujours pour ses besoins, dit : « Je suis pauvre. » Il y a bien des gens qui disent : On est pauvre.

Il y a de ces gens pauvres qui disent : On est pauvre parce qu'il y en a d'autres qui sont trop riches. Nous, les créditistes, nous ne disons jamais cela. Nous savons bien qu'il n'est pas nécessaire d'appauvrir les riches pour enrichir les pauvres.

Disons qu'il n'y a pas grand'chose dans votre portemonnaie. Allez au magasin. Allez-y, si vous voulez, en même temps qu'un riche. Que voyez-vous ? Le riche achète facilement tout ce dont il a besoin. Il s'en va avec un panier ou plusieurs paniers bien pleins. Est-ce que le magasin est vide après cela ? Si vous ne pouvez pas, vous, emportez ce que vous voudriez, est-ce parce que le riche en a tellement pris qu'il n'en reste pas pour vous ? Non, n'est-ce pas ? C'est parce que votre porte-monnaie est trop maigre. Si l'on mettait de l'argent dans votre porte-monnaie sans l'enlever du porte-monnaie du riche, est-ce que ça ne ferait pas votre affaire ? Et l'affaire du marchand aussi !

Et qu'est-ce donc qui empêche de mettre plus d'argent dans les porte-monnaie quand il y a encore des produits non vendus, et quand il y a une foule de chômeurs pour produire encore plus si les produits menacent de diminuer ? Si l'argent ce sont des chiffres, qu'est-ce qui empêche de mettre les chiffres pour acheter au niveau des chiffres des prix ? Le riche n'a pas accaparé tous les chiffres de l'arithmétique. Les chiffres, c'est la chose la plus inépuisable : il est bien étrange qu'on laisse les gens souffrir, non pas par défaut de production, mais par défaut de chiffres.

Un accord à établir

Ah ! Il me semble voir quelque distingué économiste hausser les épaules et dire : Ces chiffres-là, qui sont de l'argent, ça ne doit pas se faire comme ça : En veux-tu, en v'là. A quoi servirait de l'argent avec pas de produits en face ?

Ça ne servirait certainement à rien, monsieur le distingué. Mais dites-nous donc à quoi servent des produits avec pas d'argent en face ? Ça ne sert qu'à faire des chômeurs, des privés, des exaspérés.

Mais des produits devant les besoins, et de l'argent du côté des besoins, voilà ce qui fera les deux servir !

Sans doute que l'argent, même l'argent de chiffres, ne doit pas se faire « En veux-tu, en v'là ». Ça doit se faire intelligemment, pour que les chiffres-prix et les chiffres-argent se correspondent — et pour que tout le monde ait des chiffres-argent, au moins assez pour pouvoir vivre, dans un pays où il y a largement de quoi faire vivre tout le monde.

Par le Crédit Social

Pour que les chiffres-prix et les chiffres-argent se correspondent, il y a deux manières : abaisser les prix ou grossir les porte-monnaie.

Le Crédit Social ferait les deux, sans nuire à personne, en accommodant tout le monde.

Avec le système financier actuel, impossible d'abaisser les prix sans nuire au producteur ; et impossible de grossir les porte-monnaie sans grossir les prix.

Vous avez déjà vu, et bien des fois, des ouvriers réclamer des augmentations de salaire. Pourquoi ? Parce que leur salaire, qui est un chiffre-argent, est trop petit par rapport aux chiffres-prix sur les produits. Ils ont raison de s'en plaindre, puisqu'ils restent avec des besoins devant des produits qui s'accumulent.

Mais si les ouvriers obtiennent plus de salaires, ces hausses de salaires sont incluses dans les prix, et les chiffres-prix augmentent. L'écart demeure entre les chiffres des prix et les chiffres de l'argent pour acheter.

Il faudrait augmenter l'argent pour acheter, mais sans augmenter les prix. Pour cela, il faudrait que l'argent ajouté vienne autrement que par l'industrie. C'est cela que ferait le régime financier du Crédit Social. C'est ce que les créditistes appellent un dividende. Un dividende à tous, puisque ce n'est plus un salaire pour récompenser du travail.

D'autre part, le Crédit Social a aussi un mécanisme monétaire pour abaisser les prix, mais sans nuire au producteur, parce qu'il compenserait au vendeur ce que l'acheteur n'aurait pas à payer.

Les deux combinés ensemble, l'abaissement du prix et le dividende, seraient calculés de façon à mettre l'équilibre entre les chiffres-argent et les chiffres-prix.

Il faut les deux. S'il n'y avait que le dividende, les prix pourraient tendre à monter, alors même que le coût de revient serait le même. Et s'il n'y avait que l'abaissement des prix, sans dividende, cet abaissement des prix ne servirait pas à grand'chose aux personnes qui n'ont aucun revenu d aucune sorte.

A tous, les fruits du progrès

De plus en plus, les progrès technologiques permettent de produire davantage avec moins de labeur humain.

Ces progrès, les inventions multipliées, les applications scientifiques, les découvertes de nouvelles sources d'énergie — toutes ces choses-là ne sont pas l'œuvre d'un seul, ni l'œuvre de seulement quelques-uns, ni même l'œuvre de la présente génération seulement. C'est un capital, un capital réel, grossi et transmis d'une génération à l'autre. C'est un bien communautaire, qui ne doit pas bénéficier à quelques-uns seulement. « Les découvertes du génie humain, écrit Maitre Damien Jasmin, doivent profiter à l'ensemble de l'humanité, et non pas à quelques privilégiés du sort ou de la fortune. »

Lorsqu'un capitaliste a investi du capital argent dans une entreprise, si l'entreprise est profitable, le capitaliste en retire un dividende, même s'il n'y travaille pas personnellement. Les employés qui y travaillent retirent des salaires, mais le capitaliste retire un dividende ; s'il travaille lui-même à l'entreprise, il retire à la fois un salaire et un dividende.

Eh bien, le Crédit Social considère que le grand capital progrès dont nous venons de parler — capital communautaire de plus en plus productif — doit rapporter des dividendes à tous, puisque tous les membres de la société en sont copropriétaires. Ceux qui ne travaillent pas restent quand même copropriétaires de ce capital communautaire et ont le droit d'en attendre un dividende. Ceux qui travaillent ont également droit à ce dividende et, en plus, à leur salaire comme auparavant.

Telle est l'attitude des créditistes en face du progrès.

Ceux qui persistent à dire qu'il faut être embauché pour avoir droit aux produits mis sur le marché sont obligés de chercher à embaucher, alors que le progrès, lui, désembauche. Comme ils ne peuvent pas arrêter le progrès, ils cherchent à créer de nouveaux besoins matériels pour créer de nouveaux emplois. Ils conduisent ainsi vers le matérialisme. Ou bien encore, ils orientent vers des travaux de guerre, vers la guerre elle-même, qui est la manière la plus efficace de détruire la production et d'occuper les gens.

Les créditistes veulent mettre le progrès au service de l'homme, libérer l'homme de plus en plus des soucis matériels, lui permettant de s'appliquer à d'autres fonctions humaines que la simple fonction productive.

Le dividende à tous et à chacun, en plus l'être une reconnaissance de tous au revenu d'un capital communautaire productif, est aussi la formule la plus directe pour réaliser le droit de chaque personne à une part des biens terrestres — droit fondamental que l'homme tient de sa nature même d'homme, comme l'a si bien souligné le Pape Pie XII.

Ce sont là quelques notes sur le Crédit Social, qui est bien plus une politique de l'économie qu'une économie politique. Vous en obtiendrez une vision de plus en plus complète en lisant numéro après numéro du journal Vers Demain, qui est l'organe du mouvement créditiste authentique au Canada français.

Louis Even

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