Le 1er avril, le procès intenté par la Gendarmerie Royale contre l'Imprimerie Provinciale Enregistrée se poursuivait en cour devant le juge Laetare Roy.
On connaît le délit : L'Imprimeur, M. Bédard est accusé d'avoir imprimé une circulaire créditiste en novembre dernier, sans y faire paraître le nom de l'imprimerie. C'est allégué contraire à un amendement à une loi fédérale, amendement passé comme mesure de guerre et généralement ignoré d'à peu près tout le monde, au moins en ce temps-là.
Nombre d'autres imprimés, discours du premier-ministre du Canada, brochures de propagande de guerre, circulaire de l'Hon. Taschereau pour l'aide à la Russie, circulaires de candidats libéraux dans les élections partielles, circulaire de Tim Buck, discours de Staline, etc., etc., ont été publiés et distribués sans plus porter de nom d'imprimerie que la circulaire des créditistes. Mais seule, la circulaire des créditistes a retenu l'attention des gardiens de la loi.
L'Honorable Juge a déclaré qu'un délit n'en excuse pas un autre. Nous aimerions préciser que 100 délits des autres n'excusent pas un délit des créditistes. Les imprimés que nous venons d'énumérer ne furent pas acceptés au dossier, mais ils passèrent tout de même sous les yeux de l'inspecteur Courtois et de l'avocat de la Gendarmerie, M. Maurice Boisvert. Et tous les assistants furent à même de constater la différence de traitement faite aux créditistes.
La défense fut conduite par l'avocat connu des créditistes, M. J.-E. Grégoire, assisté de MM. les avocats Gabriel Mercier et Gérard Vaillancourt.
Nous ne pouvons que résumer les différents points du brillant et long plaidoyer présenté par M. Grégoire à la fin de ce procès contre M. Bédard.
S'il faut prendre la loi à la lettre, de dire M. Grégoire, la circulaire est conforme à la loi, puisque le nom et l'adresse de l'Imprimerie Provinciale Enregistrée y paraissent. (L'imprimerie, en effet, était un des 78 locaux énumérés pour les 78 assemblées des créditistes annoncées par la circulaire).
M. Grégoire avait fait admettre par un témoin, le Gendarme Victor Dubé, que la circulaire renfermait ce nom et cette adresse.
S'il faut prendre la loi dans son sens plus large, dans le sens qu'il doit être possible de savoir de qui vient la circulaire et où elle a été imprimée, on est d'accord avec l'Honorable St-Laurent, ministre de la Justice, qui interprète de cette façon le cas d'une circulaire parue dans l'élection de Charlevoix-Saguenay.
Or, dans le cas de la circulaire créditiste, les indications de provenance ne manquent pas. Le nom Crédit Social y paraît en gros caractères. Le nom Vers Demain y paraît en gros caractères. Les assemblées y sont désignées sous les auspices de l'Institut d'Action Politique. La circulaire donne plus de 75 adresses où il était facile de se renseigner.
Les auteurs et distributeurs de la circulaire n'ont fait aucun mystère, puisqu'il en a été imprimé 20,000, pour les 20,000 foyers de la ville de Québec, sans aucune distinction de crédo politique ou économique. Tout le monde était invité par le message, pas seulement des initiés. Il n'y a absolument rien de ténébreux dans tout cela, bien au contraire : on cherche le plus de jour possible.
D'ailleurs, la gendarmerie a avoué qu'elle n'eut aucune difficulté à trouver les organisateurs et les imprimeurs. Aucun tâtonnement. Aucune investigation laborieuse. Elle se rendit tout droit au bureau de Vers Demain, et tout droit à l'atelier de l'Imprimerie Provinciale.
Le matin, M. Grégoire avait fait accepter par l'Hon. Taschereau, ancien premier-ministre et procureur-général de la Province, la définition suivante de la loi :
"La loi est une règle édictée par le pouvoir social, qui ordonne, défend ou permet, et à laquelle obéissance est due par tous".
Pour que ce soit une loi, il faut donc que l'obéissance soit due par tous. Or, nous constatons que, dans le cas de la loi en question, l'observation ne semble pas requise de tous. Le nombre d'infractions abonde, et seule la circulaire des créditistes est signalée.
Avons-nous affaire à une loi, oui ou non ? Si la définition ci-dessus ne permet pas d'appeler loi le règlement dont se réclame la poursuite, il n'y a pas eu contravention à la loi.
Le témoin du matin, l'Hon. Taschereau, ne s'est point senti criminel du fait que sa circulaire pour l'aide à la Russie parut sans nom d'imprimeur. Il n'a point été incommodé par la gendarmerie, il n'a point reçu de sommation, il n'a point couché en prison, comme les deux créditistes, dont un père de famille, arrêtés pour la distribution de notre circulaire. L'Honorable King n'a point été traduit en cour pour l'impression et la distribution de son discours sans nom d'imprimeur.
On descend d'en haut : tout le long de l'échelle, personne n'est dérangé, jusqu'à ce qu'on arrive aux créditistes. Est-ce bien là le sens d'une loi, d'après la définition classique citée ?
M. Grégoire rappelle qu'au bureau même de l'inspecteur de la gendarmerie, M. Courtois lui dit que la poursuite n'était pas tant que cela motivée par l'absence de signature d'imprimeur que par le contenu de la circulaire qui froissait certains personnages.
Il est vrai que la cour n'a pas permis la question lorsque M. Grégoire a interrogé M. Courtois sur ce point dans la boîte au témoin, mais le fait est signalé quand même.
M. Grégoire avait assigné l'Hon. St-Laurent comme témoin. La session fédérale le retient à Ottawa, et le Juge n'a pas voulu ajourner le procès jusqu'après la fin de la session parlementaire fédérale. M. Grégoire explique qu'il voulait demander à l'Honorable St-Laurent quelles instructions il a passées aux gendarme concernant l'amendement à la loi des imprimés.
Le nombre remarquable d'imprimés non conformes à cet amendement et non incriminés par la gendarmerie laisse croire que le ministre de la Justice a dû donner des instructions spéciales à la Gendarmerie concernant cette loi. Et si les instructions sont d'ignorer ce texte de loi, comme semblerait l'indiquer l'abstention de toute poursuite hormis notre cas, nous ne voyons pas pourquoi le texte redeviendrait loi exprès pour nous.
Notre avocat, M. Grégoire, a trouvé le moyen, dans son plaidoyer pour faire renvoyer la cause, d'exposer les objectifs du Crédit Social et du mouvement créditiste. Nous ne pouvons dire s'il a converti à nos idées les gendarmes ou leur avocat : ces gens ont un rôle à jouer — ils disent une fonction à accomplir. Mais ce fut tout de même réconfortant pour les créditistes d'entendre revendiquer leurs principes en plein tribunal. Ils sentaient que la Justice (avec une majuscule) et le Crédit Social sont bien faits pour se comprendre.
Le 8 avril, le juge déclara l'imprimeur coupable, non d'une offense criminelle — le contenu de la circulaire n'ayant rien de condamnable, mais d'une offense technique. Sentence : $10.00 d'amende et les frais de cour, ou 15 jours de prison.
Le procès de l'imprimeur étant terminé, la tempête dans un verre d'eau va maintenant se continuer par les deux procès de Mlle Gilberte Côté et les deux procès de M. Louis Even.