Depuis 2006, des sessions d'étude sont organisées à Rougemont sur la démocratie économique (ou crédit social), vue à la lumière de la doctrine sociale de l'Église. Cet enseignement est donné par Alain Pilote (voir photo à droite), qui s'est servi des écrits de Louis Even pour faire un résumé des propositions financières de C.H. Douglas en quelques leçons.
Les leçons de cette session sont reproduites dans le livre « La démocratie économique », qui peut être commandé de notre bureau, et est aussi disponible gratuitement sur notre site web, sous forme de texte et de capsules vidéos. Voici des extraits de la première leçon :
par Alain Pilote
Lorsqu'on parle d'économie, il convient de distinguer entre fins et moyens, et surtout de soumettre les moyens à la fin, et non pas la fin aux moyens.
Il arrive souvent que, dans la conduite de la chose publique, on prenne les moyens pour la fin, et l'on est tout surpris d'obtenir le chaos comme résultat. Par exemple, selon vous, quel est le but, la fin de l'économie :
A. Créer des emplois ?
B. Obtenir une balance commerciale favorable ?
C. Distribuer de l'argent à la population ?
D. Produire les biens dont les gens ont besoin ?
La bonne réponse est D. Pourtant, pour pratiquement tous les politiciens, la fin de l'économie est de créer des emplois : cependant, les emplois ne sont qu'un moyen de produire les biens, qui sont l'objectif, la véritable fin de l'économie ; aujourd'hui, grâce à l'héritage du progrès, les biens peuvent être produits avec de moins en moins de labeur humain, ce qui laisse aux gens de plus en plus de temps libre pour se consacrer à d'autres activités, comme prendre soin de leur famille, ou accomplir d'autres devoirs sociaux.
D'ailleurs, quelle serait l'utilité de continuer à produire quelque chose lorsque les besoins humains pour ce produit sont déjà comblés et satisfaits ? Cela entraîne un gaspillage inutile des ressources naturelles. Et si on tient au plein emploi, qu'arrive-t-il à ceux qui ne peuvent être employés par le système producteur : les handicapés, les personnes âgées, les enfants, les mères qui restent à la maison — devraient-ils tous mourir de faim ? Ce ne sont pas tous les êtres humains qui sont producteurs, mais tous sont consommateurs.
Si vous pensez en termes de réalités, avoir une balance commerciale favorable signifie que vous exportez vers d'autres pays plus de produits que vous en importez de l'étranger, ce qui signifie que vous vous retrouvez avec moins de produits dans votre pays, donc plus pauvres en richesses réelles.
Plusieurs seraient tentés de répondre C à la question du début, car il semble évident que l'argent est nécessaire pour vivre dans la société actuelle, à moins de produire soi-même tout ce dont on a besoin pour vivre, ce qui est l'exception aujourd'hui, avec la division du travail où un individu est le boulanger, l'autre est charpentier, etc., chacun accomplissant une tâche spécifique et produisant des biens différents.
L'argent est un moyen d'obtenir ce qui est produit par les autres. Notez bien, c'est un moyen, pas une fin ! On ne se nourrit pas en mangeant de l'argent, on ne s'habille pas en cousant du papier-monnaie ensemble : on se sert de l'argent pour acheter de la nourriture et des vêtements. Les biens doivent tout d'abord être produits, fabriqués, et mis en vente sur le marché : s'il n'y avait aucun produit à acheter, tout argent ne vaudrait absolument rien, ne servirait à rien.
À quoi servirait par exemple d'avoir une valise contenant un million de dollars si vous vous retrouvez au Pôle Nord ou dans le désert du Sahara, sans aucun produit à acheter avec votre million de dollars ? Comparez maintenant cette situation avec celle d'un homme qui n'a pas un sou, mais qui vit sur une île où il retrouve toute l'eau potable et tous les aliments dont il a besoin pour mener une vie confortable ? Lequel des deux est le plus riche ?
Répétons-le encore une fois, et nous l'expliquerons encore plus loin, l'argent n'est pas la richesse, mais un moyen d'obtenir la richesse réelle : les produits.
Ne confondons pas fins et moyens. On peut dire la même chose des systèmes. Les systèmes ont été inventés et établis pour servir l'homme, non pas l'homme créé pour servir les systèmes. Si donc un système nuit à la masse des hommes, faut-il laisser souffrir la multitude pour le système, ou corriger le système pour qu'il serve la multitude ?
Puisque l'argent a été établi pour faciliter la production et la distribution, faut-il limiter la production et la distribution à l'argent, ou mettre l'argent en rapport avec la production et la distribution ?
D'où l'on voit que l'erreur de prendre la fin pour les moyens, les moyens pour des fins, ou de soumettre les fins aux moyens, est une erreur grossière, très répandue, qui cause beaucoup de désordre.
Le mot économie provient de deux racines grecques : Oikia, maison ; nomos, règle. Il s'agit donc de la bonne réglementation d'une maison, de l'ordre dans l'emploi des biens de la maison.
Économie domestique : bonne conduite des affaires dans le foyer domestique. Économie politique : bonne conduite des affaires de la grande maison commune, de la nation.
Mais pourquoi « bonne conduite » ? Quand est-ce que la conduite des affaires de la petite ou de la grande maison, de la famille ou de la nation, peut être appelée bonne ? Lorsqu'elle atteint sa fin.
Une chose est bonne lorsqu'elle donne les résultats pour lesquels elle fut instituée.
L'homme se livre à diverses activités et poursuit diverses fins, dans divers ordres, dans divers domaines.
Il y a, par exemple, les activités morales de l'homme, qui concernent ses rapports avec sa fin dernière. Les activités culturelles concernent son développement intellectuel, l'ornementation de son esprit, la formation de son caractère. Dans ses rapports avec le bien général de la société, l'homme se livre à des activités sociales.
Les activités économiques ont rapport avec la richesse temporelle. Dans ses activités économiques, l'homme poursuit la satisfaction de ses besoins temporels.
Le but, la fin des activités économiques, c'est donc l'adaptation des biens terrestres à la satisfaction des besoins temporels de l'homme. Et l'économique atteint sa fin lorsqu'elle place les biens terrestres au service des besoins humains.
Les besoins temporels de l'homme sont ceux qui l'accompagnent du berceau à la tombe. Il y en a d'essentiels, il y en a de moins nécessaires.
La faim, la soif, les intempéries, la lassitude, la maladie, l'ignorance, créent pour l'homme le besoin de manger, de boire, de se vêtir, de se loger, de se chauffer, de se rafraîchir, de se reposer, de se soigner, de s'instruire. Autant de besoins.
La nourriture, les breuvages, les vêtements, les abris, le bois, le charbon, l'eau, un lit, des remèdes, l'enseignement d'un professeur, des livres — autant de biens pour venir au secours de ces besoins.
Joindre les biens aux besoins – voilà le but, la fin de la vie économique.
Si elle fait cela, la vie économique atteint sa fin. Si elle ne le fait pas ou le fait mal et incomplètement, la vie économique manque sa fin ou ne l'atteint que très imparfaitement.
Joindre les biens aux besoins. Les joindre. Pas seulement les placer en face les uns des autres.
En termes crus, on pourrait donc dire que l'économique est bonne, qu'elle atteint sa fin, lorsqu'elle est assez bien ordonnée pour que la nourriture entre dans l'estomac qui a faim ; pour que les vêtements couvrent les épaules qui ont froid ; pour que les chaussures viennent sur les pieds qui sont nus ; pour qu'un bon feu réchauffe la maison en hiver ; pour que les malades reçoivent la visite du médecin ; pour que maîtres et élèves se rencontrent.
Bien que l'économique ne soit responsable que de la satisfaction des besoins temporels des hommes, l'importance du bon ordre économique a été maintes fois soulignée par ceux qui ont charge d'âmes. C'est qu'il faut normalement un minimum de biens temporels pour faciliter la pratique de la vertu, comme le rappelle saint Thomas d'Aquin. Nous avons un corps et une âme, des besoins matériels et des besoins spirituels. Comme le dit le proverbe, « ventre affamé n'a point d'oreille » ; même les missionnaires dans les pays pauvres doivent tenir compte de ce fait, et ils doivent nourrir les affamés avant de leur prêcher la bonne parole. L'homme a besoin d'un minimum de biens matériels pour accomplir son court pèlerinage sur la terre et sauver son âme, mais le manque d'argent peut causer des situations inhumaines et catastrophiques.
C'est ce qui a amené le Pape Benoît XV à écrire que « c'est sur le terrain économique que le salut des âmes est en danger ».
Et Pie XI : « Il est exact de dire que telles sont, actuellement, les conditions de la vie économique et sociale qu'un nombre très considérable d'hommes y trouvent les plus grandes difficultés pour opérer l'œuvre, seule nécesss plus grandes difficultés pour opérer l'œuvre, seule nécessaire, de leur salut. » (Encyclique Quadragesimo Anno.)
C'est le même Pape qui, dans la même encyclique, résume dans cette phrase la fin sociale et bien humaine de l'ordre économique : « L'ordre économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin alors seulement qu'il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l'industrie, ainsi que l'organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. »
TOUS et CHACUN. TOUS les biens que peuvent procurer la nature et l'industrie.
La fin de l'économique est donc la satisfaction des besoins de TOUS les consommateurs. La fin est dans la consommation, la production n'est qu'un moyen.
Faire arrêter l'économique à la production, c'est l'estropier. L'économique ne doit pas financer seulement la production, elle doit financer aussi la consommation. La production est le moyen, la consommation est la fin.
Une économie véritablement humaine est sociale, avons-nous dit : elle doit satisfaire TOUS les hommes. Il faut donc que tous les hommes, TOUS et CHACUN, puissent passer leurs commandes à la production, au moins jusqu'à satisfaction de leurs besoins essentiels, tant que la production est en mesure de répondre à ces commandes.
Le Crédit Social n'est pas une utopie, mais est basé sur une compréhension juste de la réalité, sur la juste relation entre l'homme et la société dans laquelle il vit. Comme l'a déclaré Clifford Hugh Douglas, le Crédit Social est la politique d'une philosophie.
Une politique, c'est les actions que nous prenons pour atteindre un objectif, et cette politique, ou actes, est basée sur une conception de la réalité ou, en d'autres mots, sur une philosophie.
Le Crédit Social proclame une philosophie qui existe depuis que les hommes vivent en société, mais qui est terriblement ignorée dans la pratique, de nos jours plus que jamais.
Cette philosophie, vieille comme la société, donc vieille comme le genre humain, c'est la philosophie de l'association. L'enseignement social de l'Eglise utiliserait le terme : bien commun.
La philosophie de l'association, c'est donc : l'association pour le bien des associés, de tous les associés, de chaque associé. Le Crédit Social, c'est la philosophie de l'association appliquée à la société en général, à la province, à la nation. La société existe pour l'avantage de tous les membres de la société, de tous et de chacun.
Le Crédit Social, c'est la doctrine de la société à l'avantage de tous les citoyens. C'est pour cela que le Crédit Social est, par définition, l'opposé de tout monopole : monopole économique, monopole politique, monopole du prestige, monopole de la force brutale.
Le but du Crédit Social est de « relier à la réalité » ou « exprimer en termes pratiques » dans le monde actuel — surtout le monde de la politique et de l'économique — ces croyances sur la nature de Dieu, de l'homme et de l'univers qui constituent la foi chrétienne — la foi transmise par nos ancêtres, et non pas celle changée et pervertie pour se conformer à la politique ou à l'économie d'aujourd'hui.
L'homme vit en société, dans un monde soumis aux lois de Dieu : les lois de la nature (les lois physiques de la Création), et la loi morale donnée par Dieu et inscrite dans le cœur de chaque homme (les Dix Commandements). La connaissance et l'acceptation de ces lois impliquent de reconnaître quelles sont les conséquences lorsqu'on les enfreint.
Accepter les lois de la nature, c'est reconnaître ce qui est une réalité à laquelle nous ne pouvons échapper, et que toute personne, en tant qu'individu ou collectivement en société, est sujette à ces mêmes lois de la nature. Chaque événement qui se produit sur le plan physique est une illustration de l'existence des lois physiques qui régissent l'univers. Par exemple, si un homme saute d'un avion en plein vol, il n'enfreint pas la loi de la gravité… il ne fait que prouver son existence. Cette observation s'applique à toutes les lois.
Ces lois de la nature, créées par Dieu, ne peuvent être abrogées par l'homme, on ne peut leur désobéir ou passer outre aux sanctions qu'entraîne leur violation.
Les chaînes que les individus en société se sont forgées pour eux-mêmes (accords, associations, lois créées par l'homme) sont facultatives, optionnelles, tandis qu'on ne peut échapper aux lois de la nature et à leurs conséquences.
Par exemple, l'argent est un système créé par l'homme, et non pas un système créé par Dieu ou la nature : il peut donc être changé par l'homme. L'équilibre qui existe dans la création de tous les êtres vivants, ce qu'on désigne par le terme « environnement », par contre, ne peut être violé sans conséquences. Si nous produisons des biens sans respecter l'environnement, si nous polluons la planète et gaspillons les ressources qui nous ont été données par Dieu, nous devons obligatoirement en subir les conséquences.
Dans son pamphlet Qu'est-ce que le Crédit Social ?, Geoffrey Dobbs écrit : « Le terme "crédit social" (sans majuscules) désigne quelque chose qui existe dans toutes les sociétés, mais à laquelle on n'avait jamais donné de nom auparavant, parce qu'on prenait cette chose pour acquis. Nous prenons conscience de l'existence du "crédit social", du crédit de la société, seulement lorsque nous le perdons.
« Le mot "crédit" est synonyme de foi, ou confiance ; ainsi, nous pouvons dire que le crédit est la foi ou confiance qui lie ensemble les membres d'une société — la confiance ou croyance mutuelle dans chaque autre membre de la société, sans laquelle c'est la peur, et non la confiance, qui cimente cette société... Quoique aucune société ne puisse exister sans une certaine sorte de crédit social, ce crédit social, ou confiance en la vie en société, atteint son maximum lorsque la religion chrétienne est pratiquée, et elle atteint son minimum lorsqu'on nie le christianisme ou qu'on s'en moque.
« Le crédit social est donc un résultat, ou une expression en termes concrets, du vrai christianisme dans la société, un de ses fruits les plus reconnaissables ; et c'est le but et la ligne de conduite des créditistes d'augmenter ce crédit social, et de s'efforcer d'empêcher son déclin. Il y a des milliers d'exemples de ce crédit social qu'on tient pour acquis dans la vie de tous les jours. Comment pourrions-nous vivre le moindrement en paix si nous ne pouvons pas faire confiance à nos voisins ? Comment pourrions-nous utiliser les routes si nous n'avions pas confiance que les autres automobilistes observent le Code de la route ? (Et qu'arrive-t-il lorsqu'ils ne le font pas !)
« À quoi servirait-il de cultiver des fruits ou des légumes dans des jardins ou des fermes si d'autres gens venaient les voler ? Comment n'importe quelle activité économique pourrait-elle exister — que ce soit produire, vendre ou acheter — si les gens ne peuvent, en général, compter sur l'honnêteté et sur des transactions justes ? Et qu'arrive-t-il lorsque le concept de mariage chrétien, de famille chrétienne et d'éducation chrétienne des enfants est abandonné ? Nous réalisons donc que le christianisme est quelque chose de réel avec des conséquences pratiques extrêmement vitales, et que d'aucune manière le christianisme ne se limite à un ensemble d'opinions qui peuvent être choisies par ceux qui y sont intéressés. »
Au paragraphe 32 de son encyclique Caritas in veritate publiée en juillet 2009, le Pape Benoît XVI désignait cette même confiance qui lie ensemble les membres de la société par les mots « capital social » : « c'est-à-dire de cet ensemble de relations de confiance, de fiabilité, de respect des règles, indispensables à toute cœxistence civile… Cela demande une réflexion nouvelle et approfondie sur le sens de l'économie et de ses finalités. »
On peut ajouter que sans ce respect du crédit social, des lois régissant la société, toute vie en société deviendrait alors impossible, même en mettant un gendarme ou policier à chaque coin de rue, puisqu'on ne pourrait faire confiance à personne.
M. Dobbs continue : « Tout comme il existe des créditistes — qui sont conscients de l'être ou qui le sont sans le savoir — essayant de construire le crédit social (la confiance en la vie en société), de même existent d'autres personnes qui essaient de détruire ce crédit social, cette confiance en la vie en société, et qui malheureusement connaissent beaucoup de succès dans cette destruction. Parmi ceux qui détruisent consciemment, on peut compter les communistes et autres révolutionnaires, qui cherchent ouvertement à détruire tous les liens de confiance qui permettent à notre société de fonctionner, cela dans le but de hâter le jour de la révolution... Mais il y a aussi ceux qui détruisent inconsciemment le crédit social, et qui sont responsables, en Occident, des succès de ceux qui détruisent consciemment...
« J'en arrive donc enfin à la question de l'argent. Certaines personnes pensent que le Crédit Social se résume à une question d'argent. Ils ont tort ! Le Crédit Social n'est pas avant tout une question d'argent, mais essentiellement une tentative d'appliquer le christianisme dans les questions sociales, dans la vie en société ; et si le système d'argent est un obstacle à une vie plus chrétienne (et c'est effectivement le cas), alors nous, et tout chrétien, devons nous soucier de ce qu'est la nature de l'argent, et pourquoi l'argent est un obstacle.
« Il existe un urgent besoin que plus de gens examinent de plus près le fonctionnement du système monétaire actuel, quoiqu'il ne soit pas demandé à tout le monde d'être des experts sur ce sujet. Mais lorsque les conséquences du système monétaire actuel sont si abominables, tout le monde doit au moins saisir les grandes lignes de ce qui ne fonctionne pas et doit être corrigé, afin de leur permettre d'agir en conséquence... »