(Première partie d'une causerie donnée par Louis Even sur le réseau français de Radio-Canada, le 19 janvier 1945.)
C'est se faire une idée très restreinte du Crédit Social que le prendre pour une simple réforme monétaire. Sa portée est beaucoup plus vaste. C'est toute une philosophie — la philosophie même de l'association — dont le Crédit Social revendique le respect intégral et réel dans la politique et dans l'économique.
Trop de personnes croient avoir tout dit du Crédit Social en l'appelant, dédaigneusement, une promesse impossible de 25 $ par mois (800 $ par mois en 2004) à chaque citoyen du pays.
Un dividende mensuel de 800 $ par mois à chaque citoyen. Chose fort possible si l'on considère les produits du pays ; chose fort impossible s'il faut d'abord obtenir la permission des têtes diaboliques qui règlent et conditionnent à leur gré le volume et la circulation d'argent dane le pays.
Le dividende périodique et gratuit à chaque membre de la société fait partie des propositions spécifiques du Crédit Social, parce que, dans le monde moderne, avec la production massive résultant surtout de la subdivision du travail et des apports toujours croissants de la science appliquée, il n'y a pas d'autre moyen que le dividende pour réaliser en économique la philosophie du Crédit Social.
La philosophie du Crédit Social ? Le Crédit Social a-t-il une philosophie ?
Le Crédit Social proclame une philosophie qui existe depuis que les hommes vivent en société, mais qui est terriblement ignorée dans la pratique, de nos jours plus que jamais.
Cette philosophie, vieille comme la société, donc vieille comme le genre humain, c'est la philosophie de l'association.
Ce sont de grands mots : Philosophie de l'association. C'est pourtant une chose qui est dans la tête de tous les hommes qui se groupent pour un but défini.
Voici dix cultivateurs d'un même rang qui s'associent pour l'expédition de leur lait à la beurrerie. Pourquoi se mettent-ils ensemble ? Parce qu'ils sont tous convaincus que, de cette manière, chacun retirera plus d'avantages que si chacun devait voir à son affaire isolément. Aucun d'eux n'y perd, et tous y gagnent, en fait de temps et d'usure de matériel de transport.
Le mobile qui les porte à se mettre ensemble, c'est l'assurance que chacun d'eux va retirer un avantage de l'association.
C'est d'ailleurs ce même principe qui est à la base des coopératives de toutes sortes.
Ce qui est vrai de l'association de dix personnes, ce qui est vrai de toutes les associations, grosses ou petites, ouvrières ou agricoles, sportives ou culturelles, profanes ou religieuses, est aussi vrai de la grande société qu'on appelle l'Etat, qu'il s'agisse d'une province canadienne ou qu'il s'agisse de la confédération des dix provinces.
La philosophie de l'association, c'est donc : L'association pour le bien des associés, de tous les associés, de chaque associé.
Le Crédit Social, c'est la philosophie de l'association appliquée à la grande société, à la province, à la nation.
La société existe pour l'avantage de tous les membres de la société, de tous et de chacun. Ce serait insulter un homme que de lui dire :
« Monsieur, vous faites partie de la société ; vous ne pouvez y échapper, parce qu'il ne s'agit plus d'une entreprise particulière, mais de l'ordre social. Vous observerez donc toutes les lois, vous accomplirez toutes vos obligations de citoyen, ou bien la société vous punira. Mais n'attendez rien de la société. Vous pourrez, sans qu'il y ait aucune faute de votre part, vous trouver sans gîte, sans pain, sans protection : la société s'en fiche ; d'autres en profiteront, pas vous. »
Tenir pareil langage, ce serait évidemment inviter cet homme à s'éloigner de la société, ou à se révolter contre l'état de choses existant.
Eh bien, dans notre organisation sociale actuelle, quand bien même personne ne tient officiellement ce langage, c'est tout de même le cas d'un grand nombre de citoyens d'être frustrés des avantages de la société. Et quand le nombre des frustrés est trop considérable, ou que la frustration dure trop longtemps, il arrive justement que ces citoyens frustrés se révoltent contre la société. Leur révolte n'est pas sans provocation.
On écrira et on fulminera tant qu'on voudra contre les anarchistes, les communistes ou les socialistes : si la société continue d'être une organisation dans laquelle un petit nombre exploite le grand nombre ; si la science appliquée et le progrès des générations ne servent qu'à faire des parias, des crève-faim ou des enrégimentés, rien, absolument rien, n'empêchera le soulèvement des masses qu'on immole.
On peut emprisonner ceux qui cassent les vitrines pour avoir des produits. Ce serait plus sage de commencer par emprisonner ceux qui causent, pendant des décades, l'accumulation de produits derrière les vitrines, sous les yeux de masses affamées. Les prisons seraient moins encombrées, mais mieux utilisées.
Evidemment, il y a une autre solution que l'anarchie. Au lieu de se révolter pour tout jeter à terre, on peut s'organiser pour imposer une réforme, une réforme qui fasse de tous les membres de la société, de tous sans exception, les bénéficiaires réels de l'organisation sociale. Et c'est justement cela que cherche le mouvement créditiste.
Le Crédit Social, c'est la doctrine de la société à l'avantage de tous les citoyens.
C'est pour cela que le Crédit Social est, par définition, l'opposé de tout monopole : Monopole économique, monopole politique, monopole du prestige, monopole de la force brutale.
Définissez Crédit Social : La société au service de tous et de chacun de ses membres. La politique au service de tous et de chacun des citoyens. L'économique au service de tous et de chacun des consommateurs.
Définissez maintenant monopole : Exploitation de l'organisation sociale au service de quelques privilégiés. La politique au service de clans appelés partis. L'économique au service de quelques financiers, de quelques entrepreneurs ambitieux et sans scrupules.
Le monopole ignore les droits de la multitude qu'il exploite. Le Crédit Social réclame les droits pour le dernier et le plus petit des citoyens.
On a trop l'habitude de ne penser aux monopoles qu'en termes de grosses entreprises industrielles. Une entreprise peut être grosse et être au service de la masse des consommateurs. Ce n'est plus un monopole, mais un service bien organisé.
Ce qui fait le caractère nocif du monopole, ce n'est pas tant sa grosseur que son objectif malsain et antisocial. C'est qu'il se sert de moyens malhonnêtes pour supprimer les concurrents et suborner les gouvernements, afin de poursuivre plus à son aise l'exploitation de la société pour le bénéfice de quelques-uns.
Trop souvent, ceux qui condamnent les monopoles s'arrêtent à des monopoles industriels spécifiés : monopole de l'électricité, monopole du charbon, monopole des huiles, monopole du sucre, etc. Et ils ignorent le plus pernicieux de tous les monopoles dans l'ordre économique : le monopole de l'argent et du crédit ; le monopole qui change le progrès du pays en dettes publiques ; le monopole qui, par le contrôle du volume de l'argent, règle le niveau de vie des humains sans rapport avec les réalités de la production et les besoins des familles.
Trop souvent encore, on oublie que la politique, la politique qui devrait voir à l'assainissement de l'économique, est elle-même devenue un monopole. Mais parce que ce monopole se présente sous la forme de partis politiques, et parce que la politique de partis se pavane sous le nom de démocratie, le peuple s'y laisse prendre. Il s'imagine que les partis politiques sont une chose faite pour lui, alors qu'ils sont une chose faite pour l'exploiter. La preuve en est dans les résultats.
Faisons remarquer, en passant, que les partis politiques se gardent bien de dénoncer le monopole de l'argent ; les autres monopoles, passe encore, c'est de bon ton pour gagner des votes ; mais du monopole de l'argent, pas un mot. De même aussi, le monopole de l'argent se garde bien de mettre des entraves à la politique de partis. Le grand monopole économique et le grand monopole politique semblent avoir passé entre eux une sorte de gentlemen's agreement, un accord mutuel pour se protéger l'un l'autre, tous les deux aux dépens du peuple.
Nous avons bien lu, dans une lettre privée, signée d'un ancien premier ministre de la province de Québec, l'expression : « la sacro-sainte finance monopolisatrice ». Mais il n'a pas été beaucoup question de sacro-sainte finance monopolisatrice dans ses actes publics, pendant que le crédit de la province, sous lui comme avant et depuis, était offert gracieusement à cette même sacro-sainte finance monopolisatrice.
On comprendra que les créditistes combattent à la fois : le monopole de l'argent, parce qu'ils veulent que l'économique soit au service de tous les consommateurs, et la politique de partis, parce qu'ils veulent que la politique réponde au bien de tous les citoyens.