En temps de paix, rareté d'argent en face de l'abondance Pourtant, en temps de guerre, il n'en manque jamais
Ce texte constitue la majeure partie d'une causerie donnée par Louis Even à la radio, la première semaine de septembre 1943. La deuxième guerre mondiale sévissait à cette époque. Après dix ans de crise économique, alors que les peuples crevaient littéralement de faim, tous les pays, impliqués dans la guerre, ont trouvé l'argent nécessaire pour ce massacre.
À l'heure actuelle, à cause de la restriction du crédit commandée par les contrôleurs d'argent, la famine s'installe à l'échelle internationale, même dans les pays industrialisés où l'abondance crève les yeux. Si une guerre mondiale se déclarait demain matin, les milliards sortiraient pour la financer. Système barbare entretenu par les financiers internationaux dont la force réside dans l'ignorance du peuple. Chers lecteurs, lisez attentivement les articles de Louis Even sur le Crédit Social. Et vous comprendrez l'importance de répandre le journal Vers Demain autour de vous, afin de dissiper les ténèbres de l'ignorance en économie et en politique.
Yvette Poirier
Par Louis Even
Le dividende national est un droit sur une partie de la production du pays, parce que la production du pays n'est pas le fait du travail seulement, mais aussi de plusieurs facteurs qui sont des biens communs : ressources naturelles, science appliquée, organisation sociale, etc.
Le travail doit avoir sa récompense, et l'ouvrier l'a par son salaire, et le cultivateur l'a par la vente de ses produits.
Mais les propriétaires communs d'un capital commun, donc tous les citoyens, doivent avoir leur part du revenu d'un capital commun, et c'est ce que reconnaît le dividende national.
Le dividende donne donc droit à une partie de la production. C'est un droit sur les produits. Et ce droit s'exprime en argent ; parce que, qu'est-ce que l'argent, si ce n'est un droit à des produits et à des services ?
Lorsqu'on demande un dividende, on demande donc de l'argent. Mais l'argent peut-il venir aussi facilement que cela ?
La base du dividende existe : c'est la production abondante, surabondante, due à la machine et au progrès. Mais, si la production est abondante, est-ce que l'argent, lui, est aussi abondant ? L'argent est-il aussi facile à trouver que les produits ?
La crise de 1929 à 1939 n'a-t-elle pas prouvé que l'argent n'est pas aussi facile à trouver que les produits ? Les produits abondaient, s'entassaient, et on chômait justement parce qu'il y avait trop de produits entassés et personne pour les prendre.
L'argent, lui, ne s'entassait point ainsi devant le public. Et c'est uniquement parce que l'argent manquait, que les produits s'entassaient, que personne ne les prenait, alors que tout le monde en avait tant besoin.
L'argent n'était certainement pas, dans ce temps-là, en rapport avec la production. Comment alors distribuer un dividende en argent, basé sur l'abondance de production, alors que l'argent n'est pas du tout abondant comme la production ?
C'est justement cette rareté d'argent en face de produits abondants qui constitue une absurdité monumentale, et qu'il faut corriger si l'on veut que le pays jouisse de sa production.
Mais peut-on corriger cela ? Peut-on avoir un argent au rythme des produits ? Peut-on faire l'argent venir aussi vite, aussi facilement et aussi abondamment que les produits ?
Et pourquoi pas ? Si les cultivateurs sont capables de faire la nourriture sortir de la terre ; si les manufacturiers sont capables de faire toutes sortes de produits sortir de leurs usines pourquoi les fabricants de piastres ne pourraients-ils pas faire des piastres sortir de leurs fabriques ? Qu'est-ce qui leur manque : du métal, du papier ou de l'encre ? Ou bien, ne serait-ce pas la volonté de faire plus de piastres qui leur manque ?
Les fabricants de piastres ? Quelle expression ! On comprend une fabrication de chaussures, une fabrication de meubles, une fabrication de conserves. Mais une fabrication de piastres ? Voilà qui n'est pas de ce monde !
Non ? Est-ce que, par hasard, ce serait le bon Dieu, ou les Anges, ou le diable, qui se chargent de fabriquer les piastres ?
Les piastres existent, puisqu'on les voit, puisqu'on les prend dans la main, puisqu'on les porte dans la poche. Les piastres existent ; et si les piastres existent, elles ne sont tout de même pas venues au monde toutes seules. Les piastres ont certainement été faites par des hommes ; elles ne sont ni une production céleste, ni une production infernale, ni une génération spontanée.
Il y a des piastres. S'il y en a cent, c'est parce qu'il en a été fabriqué cent. S'il y en a un milliard, c'est parce qu'il en a été fabriqué un milliard. S'il y en a beaucoup, c'est parce qu'il en a été fabriqué beaucoup. S'il y en a peu, c'est parce qu'il en a été fabriqué peu. Si l'on n'en avait pas assez avant la guerre, c'est parce qu'il n'en avait pas été fabriqué assez avant la guerre.
Et comme il ne manquait rien que cela avant la guerre, comme il ne manquait rien que des piastres, qu'on avait tout le reste, il faut bien admettre que la crise était une absence de piastres. Et l'absence de piastres était imputable à ceux qui ont charge de faire des piastres et qui n'en ont pas fait assez. On ne peut sortir de là.
On a appris depuis longtemps d'où vient la nourriture, qui la fait. Même les petits enfants apprennent cela. Et on a appris aussi qui fait les chaussures, les habits, les maisons, les livres, les machines. Pas de mystère là-dedans. Si la nourriture manquait, on se tournerait immédiatement du côté des cultivateurs ; si le bois manquait, on se tournerait immédiatement du côté des bûcherons. Et quand c'est l'argent qui manque, quand ce sont les piastres qui manquent, on perd la tête, on lève les bras au ciel, on se laisse mourir, on se mange les uns les autres, on tourne en rond comme des fous pendant dix années.
Est-ce donc si mystérieux, la fabrication des piastres ? Pourquoi aussi des enfants, des jeunes gens, qui passent des années sur les bancs des écoles, des collèges, des universités, ne savent-ils pas encore au bout de ce temps-là comment commencent les piastres, et qu'est-ce qu'il faudrait faire pour en activer la production quand il n'y a que cela qui manque ?
Comment se fait-il que des députés, des ministres, qui se mêlent de gouverner des provinces ou des nations, n'ont rien à dire ou à faire, quand leurs administrés se meurent, faute de piastres, qu'à crier : Il n'y a pas d'argent !
Qu'est-ce qu'il y a donc de si mystérieux dans l'argent ?
D'abord, avec quoi est fait l'argent ? Autrefois, on voyait circuler de l'argent en or. Aujourd'hui, l'or est un inconnu dans l'argent. On nous a crié pendant des générations : Sans or, pas d'argent ; donc, sans or, pas moyen d'acheter, pas moyen de manger ce qui ne vient pas de votre champ, pas de vie sociale possible. Et le monde, hypnotisé, acceptait cette croyance, en elle-même si stupide.
Aujourd'hui, depuis qu'on est en guerre, l'argent roule comme jamais. Il roule tellement que le gouvernement et tous ses employés sont obligés de ruminer toutes sortes de plans pour l'empêcher de rouler. Pourtant, il y a moins d'or que jamais. C'est au front, pas dans les mines d'or, qu'on pousse les sauveurs du pays.
On se passe donc d'or aujourd'hui, et on se contente facilement de morceaux rectangulaires de papier imprimé, ou même de simples comptes de banque quand on a l'avantage d'en avoir.
On peut même dire qu'aujourd'hui, quelqu'un qui pense à l'argent pense immédiatement, non pas à l'or, mais aux billets de banque.
Si l'on veut savoir ce que c'est que l'argent, examinons donc un billet de banque ; un billet d'une piastre, par exemple. Il va nous donner bien des leçons.
Prenons un billet de la Banque du Canada, et lisons ce qu'il y a d'écrit sur ce billet. N'oublions pas de lire les petites lignes, parce que c'est comme dans un contrat ou dans une police d'assurance : ce sont les lignes en petits caractères qui mentionnent nos avantages et nos obligations.
J'ai un billet sous les yeux, un billet bilingue, et c'est écrit, du côté du français, à la gauche du roi :
"Banque du Canada paiera au porteur sur demande un dollar."
Cela, c'est une promesse : "La banque du Canada paiera au porteur". Et cette promesse est signée par Graham Towers, gouverneur de la Banque du Canada, et par Donald Gordon, qui en était le sous-gouverneur avant de devenir le rationneux-en-chef du Canada.
"Paiera au porteur" — Qu'est-ce que le porteur d'un billet ? C'est celui qui a le billet en main. C'est donc moi le porteur du billet que je viens de lire.
Si je présente ce dollar à la Banque du Canada demain matin, qu'est-ce qu'elle va me donner ? Un autre dollar. Une autre promesse identique.
Pour ce dollar, la Banque n'a rien autre chose à me donner qu'un autre dollar. La Banque ne fabrique pas autre chose. C'est d'ailleurs ce qu'elle promet : pour ce billet elle paiera au porteur un dollar.
Combien de citoyens, combien de porteurs de billets vont perdre leur temps à les présenter à la Banque du Canada ? Ce seraient des promenades idiotes et inutiles.
Mais, par exemple, si je vais au magasin et que je présente ce billet, j'aurai un dollar de production du pays, à mon choix.
Ah ! voilà qui va en valoir la peine, Avec ce dollar, je puis avoir quatre casseaux de bleuets, une paire de bas, un livre — à mon choix. C'est la production du pays qui honore la promesse des banquiers.
Au lieu de l'absurdité qu'ils ont signé sur le billet, MM. Towers et Gordon auraient été bien plus justes d'écrire : "Ce billet donne au porteur droit à un dollar de production du pays."
Et c'est justement cela l'argent. Ce n'est pas une promesse dépourvue de sens ; c'est un droit à la production du pays. Et tant qu'il y a de la production offerte dans le pays, les piastres dans la main du consommateur lui donnent des droits réels sur quelque chose de réel.
Tout argent est un droit à la production. Une pièce d'or de l'ancien temps, de $5.00, vous donnait droit à $5.00 de produits ou de services, à votre choix. Un billet de banque en papier, de $5.00, vous donne droit à votre choix de produits ou de services pour $5.00. Un compte de $5.00 à la banque ou à la Caisse Populaire vous donne droit à votre choix de produits ou de services pour un montant de $5.00.
Supprimez les produits, les promesses de Towers et de Gordon, même avec le portrait du roi, ne signifient plus rien. Supprimez les piastres, comment allez-vous faire pour avoir les produits sans les voler ?
Les produits d'une part, les piastres de l'autre. Les produits faits par les travailleurs, les machines et le progrès ; les piastres, faites par les banquiers.
Si les produits des travailleurs et des machines ne manquent pas, pourquoi les piastres des banquiers manqueraient-elles ? Pourquoi leur est-il arrivé de tant en manquer et pendant tant d'années ?