Lundi de juillet. Montage d'une grange chez un colon de Saint-Samuel de Frontenac. Ils sont une vingtaine.
Le matin commence la pose des poutres préparées d'avance. Les pièces de solage reposent sur de grosses pierres placées aux endroits voulus. La charpente s'élève rondement. Cadre de 40 pieds par 35 pieds, 18 pieds de hauteur.
Il est onze heures lorsqu'on hisse la première ferme, formée de deux chevrons aux dimensions et à l'angle appropriés. L'ajustement de cette première ferme prend une bonne demi-heure. Les treize autres se succèdent rapidement, et à une heure et demie la charpente de la toiture est terminée. On plante victorieusement le bouquet de sapin sur le faîte et les hommes descendent pour dîner autour de la table d'occasion : quatre planches sur deux traiteaux.
C'est la "corvée". Tous les "habitants" connaissent çà.
La leçon ? Les vingt hommes de Saint-Samuel de Frontenac la saisissent à la perfection, parce que tous sont créditistes. Comme sont créditistes, sans le savoir souvent, tous ceux qui s'associent pour faire ensemble, pour le bénéfice de chacun, ce que chacun ne peut facilement faire tout seul.
Prenez vingt hommes, vingt cultivateurs qui veulent chacun une grange. Si chacun tout seul s'attelle à la construction de sa propre grange, comment en viendra-t-il à bout ?
Mais s'ils se mettent ensemble pour édifier la grange de l'un d'abord, puis d'un second, puis d'un troisième, et ainsi de suite jusqu'au vingtième, les vingt granges seront terminées beaucoup plus vite et avec beaucoup moins d'exténuation pour chacun des vingt intéressés.
Pourtant, lorsqu'ils travaillent ensemble, la force de chacun reste la même. Chacun ne déploie pas plus d'efforts que ceux dont il est personnellement capable. L'assemblage de la structure devient presque une fête.
Vingt hommes travaillant de concert pendant vingt petites journées, vont monter vingt granges. Vingt hommes travaillant séparément ne monteront sans doute pas vingt granges dans le double de ce temps.
Quelle est donc la force additionnelle introduite lorsque les vingt hommes agissent en groupe ? C'est la force de l'association.
Chacun n'apporte que sa force personnelle, mais l'union apporte une force supplémentaire.
À qui appartient cette force supplémentaire ? Quel est celui des vingt hommes qui pourra dire, une fois les granges terminées : C'est grâce à mes bras que les vingt granges sont debout.
Personne ne peut s'arroger la paternité du résultat. Les vingt granges sont debout, pas parce que vingt hommes existaient avec quarante bras. Mais parce que ces vingt hommes et ces quarante bras ont travaillé ensemble sur les vingt granges, l'une après l'autre.
Cette force de l'ensemble, cette force de l'association appartient à tous, et chacun a le droit d'en bénéficier pour sa part.
Si dix de ces vingt hommes, une fois dix granges terminées - - une pour chacun d'eux - - refusaient de collaborer pour la continuation, serait-ce juste ?
C'est justement la force de l'association qui constitue ce qu'on appelle Crédit Social.
La société est organisée. Les uns font une chose, les autres une autre. Les uns cultivent, d'autres manufacturent, d'autres enseignent, d'autres prêchent, d'autres transportent, d'autres vendent. Les échanges font le reste ; ils font que chacun profite des excédents du voisin et dispose de ses propres excédents en faveur des autres. La production totale y gagne. Parce que nous ne sommes pas des Robinsons, mais des êtres organisés en société et faisant confiance les uns aux autres, la production est plus abondante que si nous n'étions pas organisés en société.
À qui appartient l'organisation sociale ? À qui appartient cette force de l'association qui augmente la production totale ?
À toute la société évidemment. Et tous les sociétaires doivent en bénéficier.
Aujourd'hui, on admet la force de l'association, mais on ne reconnaît pas qu'elle appartienne à tout le monde. On n'a pas encore accepté l'idée que, si la production est augmentée par le fait de l'organisation sociale, tous ceux qui font partie de l'organisation sociale ont droit à leur part de cette augmentation. C'est cette part que les créditistes veulent faire valoir par le dividende à tous et à chacun.
On aime mieux ce qu'on appelle libéralisme économique, ce qu'on devrait mieux nommer individualisme brutal. Pas individualisme à la Robinson, car les individus qui tirent tout à eux ne sont pas des Robinsons : ils tirent à eux la force de l'association, ils se gavent de la société sans reconnaître les droits des co-associés. Seuls, isolés, ils seraient bien à plaindre, même s'ils sont avocats, même s'ils sont politiciens. Ils sont contents d'être dans une société afin de s'en servir sans la servir. Ils profitent des avantages de la vie en société pour soigner leurs intérêts personnels, sans se soucier du bien commun.
C'est la loi du plus fort, la loi du plus rusé.
Vous connaissez la fable du Renard et du Bouc. Nous la reproduisions dans le numéro du 15 août. Les créditistes la comprennent parfaitement.
Seul, le renard ne peut sortir du puits. Seul, le bouc ne peut sortir du puits. L'association des deux, le bouc servant d'échelle et le renard grimpant sur cette échelle, permet au renard de sortir le premier. Mais au lieu d'aviser ensuite au moyen de tirer le bouc à son tour, comme il l'avait promis, le renard se contente d'un discours et d'exhortations à la patience.
Le renard profite des avantages de l'association, du crédit bouc-renard, mais il en profite tout seul. C'est un exploiteur du crédit social à son avantage personnel.
Les parvenus de la finance, de la politique, de la bourgeoisie, sont dans ce cas. Ils nous traitent comme des boucs et nous laissent dans le trou. Promesses électorales, promesses de renards rusés. Les élections finies, ils n'ont plus pour nous que des exhortations à la patience.
Les cultivateurs qui ont inventé et continuent le système associationnel des "corvées" ont l'esprit plus social que les renards de la société. Et c'est pourquoi le Crédit Social est si bien reçu des cultivateurs de la province de Québec, comme il le fut des fermiers de l'Alberta.
Louis EVEN