Comme l'enseigne Louis Even, l'argent n'est pas la richesse, mais le signe qui donne droit à la richesse. Prendre l'argent pour une réalité, et non un signe, entraîne la perversion de toute la vie économique. C'est ce qu'a écrit aussi le philosophe américain Allan Watts, dans son livre "Matière à réflexion", publié en 1972 dans la collection Médiations, aux Editions Denoél Gauthier, Paris. Voici des extraits du chapitre "La richesse ou l'argent", tirés de ce livre d'Allan Watts :
par Allan Watts
J'aimerais tenter d'expliquer l'obstacle majeur qui s'oppose à un progrès technologique bien compris, en dénonçant la confusion fondamentale qui est faite entre l'argent et la richesse.
Vous rappelez-vous la grande crise des armés 30 ? L'économie de consommamation était florissante et chacun vivait à l'aise. Du jour au lendemain, ce fut le chômage, la misère, des queues pour recevoir du pain gratuitement. La raison ? Les ressources physiques du pays — les cerveaux, les muscles, les matières premières — restaient intactes, mais il se produisit une brusque raréfaction de l'argent liquide, un effondrement des cours. Les experts des problèmes bancaires et financiers, à qui l'arbre cache la forêt, ont à leur disposition toutes sortes d'arguments subtils pour expliquer en détail ce type de désastre.
Plus simplement, ce fut comme si vous étiez venu aider à la construction d'une maison et que, le matin de la crise, le chef de chantier vous avait déclaré : « Désolé, mon gars, on ne peut pas travailler aujourd'hui. Nous manquons de millimètres. » — « Qu'est-ce que vous voulez dire par : "Nous manquons de millimètres" ? On a du bois, on a du métal, on a même des mètres à ruban. » — « D'accord, mais vous ne comprenez rien aux affaires. Nous avons consommé trop de millimètres, et il ne nous en reste plus pour continuer... »
Quelques années plus tard les bons esprits affirmaient qu'il était impossible à l'Allemagne d'équiper une armée nationale et de s'engager dans une guerre, parce qu'elle ne détenait pas assez d'or.
Ce qu'on ne comprenait pas alors — et qu'on ne comprend toujours vraiment pas aujourd'hui — c'est que la réalité de l'argent est de même nature que celle des centimètres, des grammes, des heures ou des degrés de longitude. L'argent est un moyen de jauger la richesse, mais ce n'est pas, en soi, la richesse. De quelle utilité peut être un coffre rempli de pièces d'or, un portefeuille gonflé de billets de banque, à un naufragé abandonné seul sur un radeau ? Ce que réclame cet homme en détresse, c'est un bien réel : une canne à pêche, un compas, un moteur auxiliaire, de l'essence...
Pourtant, cette confusion très anciennement enracinée dans les esprits entre l'argent et la richesse devient aujourd'hui la raison essentielle pour laquelle nous ne permettons pas aux ressources de notre génie technologique de produire pour chaque habitant de cette planète des biens de consommation (aliments, vêtements, objets d'intérieur) en surabondance. Or cette possibilité existe. Le matériel électronique, les machines à programmer, les techniques de l'automation et les autres méthodes mécaniques de production de masse nous ont, en principe, fait accéder à une ère de prospérité où les idéologies politiques et économiques d'hier, qu'elles soient de gauche, du centre ou de droite, deviennent tout simplement démodées. Finis, les vieux schémas socialistes ou communistes qui voulaient que l'on prenne au riche l'argent qui ferait vivre le pauvre, que l'on finance une équitable répartition du bien-être par la grâce rituelle et défraîchie de la taxation ! Si nous ne nous laissons pas aveugler par le mythe de l'argent, je prédis qu'en l'an 2000, ou même avant, plus personne ne paiera de taxe... Chacun recevra un revenu de base ou un dividende national garanti, une part au-delà de laquelle chacun pourra toujours prétendre gagner plus qu'il n'en aura besoin en pratiquant un art ou un métier, une profession ou une activité commerciale que l'automation aura épargnés. (Ici le philosophe Watts réfère aux ouvrages de l'écononomiste américain Robert Theobald, enseignant à l'Université de Columbia, qui est en faveur du Crédit Social de Clifford Hugh Douglas).
Des hypothèses aussi provocantes feront lever évidemment les mêmes questions indignées : « Mais d'où viendra l'argent ? » et « Qui donc paiera la note ? » Mais le fait est que l'argent n'est pas de même nature que le bois de charpente, le fer ou la force hydroélectrique ; il ne vient et n'est jamais venu de nulle part. Répétons-le : l'argent est un moyen de jauger la richesse. Nous avons donc inventé l'argent, au même titre que nous avons inventé l'échelle thermométrique Fahreineit ou le système de mesure « avoirdupoids ».
Par opposition à l'argent, la véritable richesse est une somme d'énergie, d'intelligence technique et de matières premières. L'or lui-même n'est qu'une richesse que s'il sert à des fins pratiques : combler une dent, par exemple. Dès qu'on l'utilise comme valeur monétaire et qu'on l'enferme dans des coffres ou des chambres fortes, il ne peut plus servir à rien d'autre, il sort du circuit des matières premières, donc des véritables richesses...
On suppose d'habitude qu'un pays fortement endetté dépense plus que ne lui permet son revenu national et glisse vers la misère et la ruine, mais l'on ne tient pas compte de l'importance considérable de ses ressources en énergie et en matières premières. C'est encore confondre le symbole et la réalité, en donnant ici prise au pouvoir maléfique du mot « dette » que l'on entend au sens d'« endettement ». Or une dette publique devrait logiquement s'appeler un crédit public. Lorsqu'il ouvre un crédit public, un pays donné se crée un pouvoir d'achat, des moyens de distribuer ses biens réels de consommation et de faire fonctionner ses services, toutes choses qui offrent une valeur beaucoup plus grande que n'importe quelle réserve de métal précieux....
Le philosophe essaie d'atteindre les évidences les plus fondamentales. Il voit l'humanité gâcher des richesses ou les amasser de façon stérile, faute de posséder des signes purement abstraits qu'on appelle dollars, livres ou francs.
À partir de cette donnée très simple ou, si vous préférez, enfantine, je constate que la technologie admirable que nous avons créée permet un approvisionnement et une distribution de biens qui requièrent un minimum de travail humain. N'est-il pas évident que la raison d'être du monde des machines, c'est de débarrasser l'homme du fardeau du travail ? Quand il n'est plus assujetti au travail qu'exige la production des biens essentiels, l'homme a des loisirs, du temps à consacrer à la découverte enrichissante de nouvelles expériences, de nouvelles aventures. Mais avec l'aveuglement qui caractérise ceux qui ne savent pas distinguer entre le symbole et la réalité, notre époque accepte que le monde des machines libère les individus du travail, non au sens où il leur donne en échange des loisirs mais au sens où il les laisse démunis d'argent et à la merci d'une aumône humiliante des services publics...
Même un enfant devrait comprendre que l'argent est un moyen commode pour supprimer le troc, de telle sorte qu'il n'est pas besoin d'emporter au marché des paniers d'œufs ou des tonneaux de bière pour les échanger contre de la viande ou des légumes. Mais si tout ce que vous aviez à échanger était votre énergie physique ou mentale, celle absorbée par le travail qu'effectuent aujourd'hui les machines, le problème se poserait alors ainsi : que feriez-vous pour gagner votre vie ? Comment le producteur trouverait-il des consommateurs pour ses tonnes de beurre ou de saucisses ?
L'unique solution de bon sens consisterait, pour la communauté, à s'ouvrir un crédit, sous forme de liquidités, en rémunération du travail effectué par ses propres machines. Cette solution permettrait aux produits manufacturés d'être convenablement distribués, à leurs producteurs et à leurs propriétaires d'être suffisamment bien payés pour qu'ils investissent dans de nouvelles machines, plus grandes et plus perfectionnées. Et, pendant ce temps, l'accroissement des richesses proviendrait de l'énergie mécanique et non des opérations rituelles sur l'or...
Allan Watts