Je veux fabriquer une table.
Quel est mon but ? Fabriquer une ta-
Pour cela, je prends des planches, je les mesure, je les scie, je les rabote, je les ajuste, je les visse.
Pourquoi est-ce que je fais toutes ces choses, tous ces mouvements ? Pour fabriquer une table.
Fabriquer une table voilà la fin.
La fin, c'est ce qu'on cherche, ce qu'on veut avoir.
Prendre des planches, les mesurer, les scier, les raboter, les ajuster, les visser voilà les moyens.
Les moyens, ce sont les actes accomplis pour arriver au but, à la fin.
Quelle est la première chose que j'ai dans l'esprit, la fin ou les moyens ? C'est évidemment la fin. Je dois d'abord savoir ce que je veux obtenir.
Avant de bouger, je dois d'abord savoir pourquoi je bouge.
La fin, l'objectif si je ne sais pas d'abord ce que je veux, j'agis à l'aventure, comme un fou.
La fin existe dans mon esprit et ne doit pas le quitter, ou bien je risque de tout gâter.
C'est la fin qui me fait choisir les moyens appropriés. C'est la volonté d'avoir une table qui me fait choisir mon bois et le travailler.
En français savant, on dit que la fin ordonne les moyens. Le but commande les moyens.
Dans l'ordre de l'idée, la fin précède les moyens.
Dans l'ordre chronologique de l'exécution, les moyens viennent nécessairement avant la fin. Si je ne prends pas de planches, si je ne travaille pas, je n'aurai pas la table.
Si je perds de vue ma fin, je risque de prendre des moyens peu appropriés.
Si, par exemple, arrivé au clos de bois, j'oublie que c'est une table que je veux fabriquer, je vais prendre à l'aventure, des madriers de construction, des bardeaux, de la planche à lambrisser, peut-être même du bois de chauffage. Je ne devrai pas m'étonner, après cela, de n'avoir pas ma table, ou d'avoir fait bien des choses inutiles avant de l'obtenir.
C'est la même chose en tout. Je suis à Montréal, et je veux aller à Québec. Rendu à la gare Windsor, si je prends un billet au hasard, je vais peut-être en pren-
dre un pour Ottawa et monter dans un train qui file vers l'ouest, parce que je n'ai pas tenu compte de ma fin.
Le train aura beau filer, je n'arriverai jamais à Québec. À qui la faute ? Sûrement pas au train ni à la vapeur. Le moyen de transport est très bon, mais je n'ai pas pris celui qu'il faut, celui qui mène à ma fin.
Tout cela a l'air très simple, même si cela est de la philosophie.
C'est simple, et seuls les idiots s'en écartent dans les affaires matérielles courantes.
Mais, n'empêche que souvent, dans la conduite de la chose publique, qui est d'un ordre bien plus important, beaucoup de gens prennent les moyens pour la fin, ou ignorent complètement la fin ; puis ils sont tout surpris du chaos qui en résulte.
Dans la politique, il y a des idiots. Nos parlements en sont pleins.
Dans l'économique, c'est la même chose. Des hommes qui se croient de grands esprits se démènent comme diable en eau bénite pour trouver le moyen d'employer le monde. S'ils trouvent du travail, de l'emploi pour tout le monde, ils pensent avoir atteint la fin de l'économique.
Pourtant l'économique a justement pour but de satisfaire les besoins des hommes aussi complètement que possible avec le moins possible de dépenses d'énergie.
C'est tellement vrai que, depuis que l'homme est homme, il s'efforce toujours de trouver les moyens d'obtenir le plus qu'il peut avec le moins d'efforts qu'il peut. Le maximum d'effets avec le minimum d'efforts.
La fin de l'économique, c'est de fournir le bien au besoin. Pour fournir le bien, le produit ou le service, il faut un certain travail : le travail est le moyen pour atteindre la fin.
Ceux qui réclament de l'emploi pour tout le monde, lorsque les produits abondent, sont mêlés dans les fins et les moyens.
Les communistes (et d'autres groupes) dans notre province, qui sous de vocables très respectables, pensent, écrivent et crient que l'embauchage intégral est la première condition d'un ordre économique sain, ont perdu les notions des fins et des moyens. Cela les fait commettre de grosses erreurs de jugement.
Veut-on d'autres exemples d'erreurs sur grande échelle ?
Tout le monde conviendra, en théorie, que le gouvernement est un moyen pour faciliter la poursuite du bien commun de la province, de l'État ; donc, pour servir, en fonction du bien commun, les personnes qui composent l'association appelée province, nation. Pourtant, dans la pratique, considère-t-on le gouvernement pour servir le peuple ? Ou ne considère-t-on pas plutôt le peuple comme existant pour servir le gouvernement ?
Un autre exemple encore :
Les systèmes ont été inventés et établis pour servir l'homme, non pas l'homme pour servir les systèmes. La fin, c'est le service de l'homme. Le moyen, c'est le système.
Pourtant, dans la pratique, ne plie-t-on pas l'homme aux systèmes ? Ne laisse-t-on pas souffrir des hommes, des masses d'hommes, à cause des systèmes, plutôt que de changer, ou modifier, ou assouplir les systèmes pour servir la multitude ?
Tous nos lecteurs pensent ici au système d'argent. Au lieu d'assouplir le système d'argent à la production et à la distribution, on a soumis la production et la distribution au système d'argent.
L'argent n'est qu'un moyen, pas une fin.
Et c'est un moyen pour atteindre une fin, pas pour atteindre n'importe quelle fin.
L'argent a une fonction propre à remplir, pas n'importe quelle fonction.
Ceux qui disent qu'il faut que l'argent soit gagné, ou que le travail est fait pour gagner de l'argent, sabotent la philosophie des fins et des moyens.
L'argent a été inventé pour distribuer les produits. Ces messieurs raisonnent comme si l'argent avait été inventé pour faire travailler les hommes.
Lorsque c'est l'argent qui manque, pour distribuer des produits accumulés, au lieu de demander de l'argent, ils demandent du travail. Pourtant, qu'est-ce que le travail peut avoir affaire là-dedans, puisque les produits sont déjà là ?
Si ces messieurs avaient le sens des moyens et des fins, ils demanderaient du travail quand c'est le produit qui manque, parce que le but du travail est de fournir des produits. Et ils demanderaient de l'argent pour faire bouger les produits, lorsque les produits sont là et n'attendent que l'argent pour bouger.
Comme on voit, la plupart de nos grands hommes d'Etat ( ?), beaucoup de nos penseurs ( ?), de nos professeurs titrés, ne savent pas distinguer entre la fin et les moyens. Ils devraient aller voir le menuisier fabriquer une table, pour prendre une petite leçon.
Louis Even Vers Demain Février 1944