L’article suivant fut publié pour la première fois dans les Cahiers du Crédit Social d’août 1939, tout juste avant la parution du premier numéro de Vers Demain.
Pourquoi Vers Demain insiste-t-il sur la question de l’argent ? C’est parce que tous les problèmes économiques, et presque tous les problèmes politiques sont surtout des problèmes d’argent, que Vers Demain fait de cette question son thème courant.
Nous ne prétendons jamais que la question monétaire soit la seule à régler, la seule qui doive nous occuper. Pas même que ce soit la question la plus élevée. Mais c’est la plus pressée, parce que tout le reste se heurte à un problème d’argent. Le désordre qui règne dans le régime monétaire est tel qu’il gâte tout le reste.
L’argent est important dans notre monde actuel, non pas que l’argent soit la richesse, mais parce que la richesse n’est pas distribuée sans argent. La richesse, les biens utiles, vous rient au nez et vous crevez de faim devant des greniers pleins à craquer, si vous n’avez pas d’argent.
On ne vit pas selon la capacité du Canada à nous faire vivre, mais selon la présence de l’argent dans la maison. L’argent est rare, et parce que l’argent est rare, il faut supprimer la richesse. C’est un désordre évidemment, mais qui plaît souverainement à ceux qui ont le contrôle de l’argent.
Si la quantité d’argent sur la terre dépendait de la température ou de quelque autre facteur échappant à l’homme, on serait obligé d’en accepter les conséquences. C’est peut-être l’état d’esprit qui a maintenu la permanence d’un système faux. On nous a tellement prêché la patience qu’on a fini par accepter l’écorchage pur et simple.
L’argent n’est fait ni par Dieu, ni par les anges, ni par les phénomènes naturels, mais bel et bien par les hommes.
Et pas par des hommes socialement inspirés. Le seul fait que l’argent naisse à milliards pour la guerre dans tous les pays du monde, et qu’il disparaisse sans justification quand la production bat son plein, prouve assez que le mobile n’est ni social ni même humain.
Quelques ignorants nous répéteront que la quantité d’argent ne dépend pas des hommes, parce qu’il faut limiter l’argent d’après l’or disponible.
Cette fable-là ne prend plus aujourd’hui. Les hommes n’étaient certainement pas dirigés vers les mines d’or pendant les deux grandes guerres, alors que l’argent naissait féériquement pour financer la tuerie. D’autre part, pendant les dix années de crise, l’or s’amoncelait aux États-Unis, dans les voûtes du Fort Knox ; pourtant les États-Unis comptaient 13 millions de chômeurs, faute d’argent. Jamais le Canada n’a produit autant d’or que pendant la crise, et jamais il n’a autant manqué d’argent.
L’argent manque, lorsque ceux qui le font et le détruisent en détruisent plus qu’ils en font.
L’argent abonde, lorsque ces mêmes hommes en émettent plus qu’ils en rappellent.
L’argent est tout instrument généralement accepté en échange de produits. La nature de l’instrument importe peu, dès lors qu’il est universellement accepté dans le pays.
J’achète une chaise de cent dollars. Je puis la payer avec dix billets de dix dollars ou un billet de cent dollars, ou inclure dans mon paiement des pièces de monnaie d’un ou deux dollars. La pièce métallique, le rectangle de papier sont de la monnaie. Ce n’est pas le matériel qui compose l’argent qui fait sa valeur. Il y a exactement le même matériel dans un billet de dix dollars et dans un billet de cent dollars.
Si j’ai un compte à la banque, je puis aussi payer la chaise au moyen d’un chèque. Le chèque déplace la monnaie de mon compte au compte du marchand. Je puis tirer des chèques pour la pleine valeur de mon compte de banques.
Donc tout ce qu’il y a dans les comptes de banques est de l’argent. Mais les comptes de banques ne sont-ils pas faits des épargnes d’argent de métal ou de papier ? Loin de là.
Il y a au Canada au moins dix fois plus de comptes à chèques dans les livres de banques que le total d’argent de métal ou de papier du pays.
Les comptes de banque ne sont pas bâtis rien qu’avec de l’épargne. La plus grande partie des comptes de banque sont bâtis par le banquier lui-même, pas par l’épargnant.
Je suis un épargnant. J’ai économisé cent dollars et je les apporte à la banque. Le banquier les met dans son tiroir, prend son livre, cherche mon compte et place cent dollars à mon crédit. Mon compte de banque a grossi de cent dollars en déplaçant de l’argent que j’apporte à la banque.
Mais voici un emprunteur. Il vient à la banque pour avoir un prêt de 20 000 dollars. Il n’apporte pas d’argent à la banque ; il vient en chercher. Que fait le banquier ? Donne-t-il à l’emprunteur 20 000 dollars en papier ? Pas d’habitude. Après avoir fait signer des garanties, il prend encore son livre et place 20 000 $ au crédit du compte de l’emprunteur. Le compte de banque de l’emprunteur grossit de 20 000 $. Il en va de même lorsque quelqu’un veut avoir de l’argent en faisant escompter des effets commerciaux par le banquier.
Qui a grossi le compte de l’emprunteur de 20 000 dollars ? Sûrement pas l’emprunteur lui-même, puisqu’il vient chercher de l’argent au lieu d’en emprunter. Qui donc ? Mais le banquier lui-même. Où le banquier prend-il ces 20 000 $ ? Il ne tire rien de son tiroir ; il ne diminue aucun compte de personne ; il ne sort rien de sa poche ; et il grossit quand même un compte de 20 000 $. Il y a 20 000 $ de plus qu’auparavant dans le total des comptes de banque du pays. La base à chèque est augmentée de 20 000 dollars. D’où vient cet argent ? De la plume du banquier.
Les comptes de banque grossissent de deux manières : la petite manière, par l’apport de l’épargnant — simple déplacement d’argent. La grosse manière par un emprunt — introduction d’argent nouveau qui n’existait pas auparavant. Création d’argent alors ? Aucun doute, si ces 20 000 dollars sont de l’argent. Or, ils sont de l’argent, puisque je m’en sers, en faisant des chèques, pour acheter ou payer n’importe quoi, au même titre qu’avec de l’argent de métal ou de papier. L’épargnant travaille et se prive pour grossir son compte ; on le récompense par un pour cent sur son économie tant qu’elle reste entre les mains du banquier. Le banquier tient une plume et d’un trait vous fait 20,000 dollars. Il s’en récompense en vous demandant 5 pour cent sur le montant total.
L’emprunt public se fait de la même manière. Accompagnons le ministre des finances à la banque, pour un emprunt d’un milliard.
Le ministre passe au banquier une « obligation », une « débenture », promesse de rembourser : Je promets de rembourser à la banque la somme d’un milliard de dollars dans vingt ans, plus l’intérêt à cinq pour cent pendant vingt ans.
Que fait le banquier ? Sort-il un milliard en papier ? Pas du tout.
Le banquier fait comme tout à l’heure. Il ouvre son livre au compte du ministre des finances et y inscrit un million au crédit du gouvernement. Le ministre des finances peut dès lors signer des chèques pour un milliard de plus, pour payer ou acheter n’importe quoi.
Où le banquier a-t-il pris ce milliard ? Ni dans son tiroir, encore moins dans sa poche, ni dans le compte de personne.
C’est un compte grossi sans en diminuer un autre. Qui peut faire telle chose excepté le banquier ? Qui, autre que lui, peut prêter sans diminuer son propre compte ?
Pour prêter de l’argent sans en prendre nulle part, il faut en fabriquer, et c’est exactement ce que fait le banquier.
Mais est-ce une bonne chose, ou est-ce une mauvaise chose ?
La fabrication d’argent avec une plume est une magnifique invention moderne. Vu que la production moderne de biens utiles est très facile, il est heureux que la production d’argent moderne soit facile. Cela permettrait, par la comptabilité, d’avoir autant d’argent qu’il en faut pour écouler toute la production.
Et pourtant l’argent ne va pas du tout d’après la production. Il manque devant les produits, ou il abonde devant les magasins vides. Pourquoi ? A cause de la volonté de celui qui tient la plume et à cause des conditions qu’il pose à sa création d’argent.
Puis toute création d’argent crée en même temps une dette : dette privée ou dette publique. Les deux soustraient l’argent à la société, par les prix ou par les taxes, pour le remboursement.
L’argent est nécessairement condamné à la rareté puisqu’il naît à condition de mourir en plus grande quantité qu’il est né. S’il reste de l’argent, c’est simplement grâce à l’augmentation de dettes quelque part.
Quand la dette publique augmente, l’intérêt total augmente. Quand l’intérêt annuel augmente, les taxes augmentent. Quand les taxes augmentent, l’argent diminue, même si les prix montent. Quand l’argent diminue, on se prive. Quand on se prive, le chômage s’installe. On connaît le reste.
Tout cela paraît très simple et facile à comprendre, quand on le dépouille de tout l’appareil qui l’entoure, le complique et le camoufle.
Mais, quand on tient le public dans l’ignorance, il attribue ce résultat au gouvernement du jour. Au lieu de s’entendre contre l’ennemi commun, on part en luttes politiques les uns contre les autres.
Désordre que cette naissance de l’argent à l’état de maître des hommes. L’argent fut institué pour servir ; on le fait naître en asservissant. L’argent vient au monde dans le livre des profiteurs, en créant des dettes mathématiquement impayables. Et le vol du crédit de la société est à la base de l’opération qui endette ainsi la société.
Comment veut-on que l’argent qui débute de cette manière accomplisse un rôle bienfaisant ? Il naît en commandant, il continue de commander. Il naît pour le profit de quelques exploiteurs ; il continue de profiter à quelques exploiteurs. Il naît en plaçant les gouvernements à ses pieds ; il continue à maîtriser les gouvernements.
Pendant ce temps, l’être humain, l’enfant naît esclave de la dette. Il assume en venant au jour sa part de la dette publique de son pays. Il naît endetté et le restera tous les jours de sa vie. Le système se charge de faire grossir la dette. Le maître, c’est l’argent ; l’esclave, c’est l’être humain. Désordre !
Les familles nombreuses peuvent bien souffrir d’un tel régime : multiplier les enfants, c’est multiplier les esclaves.
Désordre, l’argent rare dans un monde de production abondante. Désordre, l’argent qui disparaît quand la production est maintenue. Désordre, l’argent réglé par le mobile profit du banquier, au lieu du mobile nécessité sociale. Désordre, l’argent qui naît propriété de quelques individus, alors qu’il est la monétisation d’une propriété publique.
Tant qu’on n’aura pas redressé ce désordre-là, il sert à peu de chose de vouloir établir un peu d’ordre dans les relations sociales.
C’est parce qu’ils comprennent ce grand désordre que les créditistes de Vers Demain insiste tant pour y apporter remède. L’application des propositions monétaires du Crédit Social ou démocratie économique, de l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas, replacerait l’argent dans son rôle de serviteur, d’instrument pour distribuer. aux hommes l’abondance faite pour eux, qu’elle vienne directement de la Providence, ou qu’elle soit le produit du travail ou de la science appliquée. Les hommes, tous les hommes, tous et chacun, doivent en avoir leur part.