Maintes fois — et des faibles s'en sont scandalisés — on a pu constater de l'incompréhension entre des hommes apparemment bien intentionnés, qui veulent un monde parfait, et les créditistes, qui veulent simplement établir un ordre temporel dans lequel les hommes puissent moins difficilement tendre à la perfection.
Les premiers traitent les créditistes de matérialistes, parce que les créditistes pensent à la nourriture, au vêtement, au logement et s'acharnent à réclamer un minimum de ces choses pour chaque personne de chaque famille de leur pays. Les créditistes, conscients de n'être pas des matérialistes, mais trop occupés pour passer leur temps à essayer de se faire entendre de moralistes qui semblent gîtés dans les nuages, ne se gênent pas parfois pour hausser les épaules ou condenser leur réponse en quelque bon mot qui blesse la susceptibilité d'hommes surtout habitués aux éloges et aux adulations.
Dans le premier chapitre de son livre "Social Credit", le major Douglas remarque la différence de sens philosophique, bien prononcée en son pays (l'Angleterre), qui existe entre deux écoles — l'école classique et l'école moderne, l'école d'Aristote et l'école de Bacon. La première vit de principes, la seconde de faits. La première traite de l'homme qui devrait être, la seconde de l'homme qui est. Les disciples de la première cherchent surtout à changer l'homme pour qu'il réponde mieux aux principes parfaits ; les disciples de la seconde cherchent surtout à modifier le miilieu, pour le rendre plus conforme aux aspirations de l'homme qui y vit actuellement.
Ceux qui se cantonnent dans le premier point de vue blâment le cœur de l'homme pour tous les maux qui affligent le monde. Les guerres existent parce que les populations sont coupables ; si la pauvreté règne, c'est parce que les gens sont paresseux. Il n'y a pas de bourreaux, ce sont les victimes qui sont cause de leur propre sort.
Ceux qui, au contraire, se cantonnent dans les causes matérielles, dédaignent les facteurs moraux et sont portés à tomber dans le déterminisme.
Là-dessus, le major Douglas remarque :
"Il est probable que, comme dans beaucoup de controverses, il y a beaucoup de vrai dans les deux points de vue. Mais il est encore plus probable que la vérité approximative réside dans la reconnaissance que ni l'une ni l'autre des deux conceptions n'est bien utile sans l'autre...
"Il est probable que, dans les couches les moins fortunées de la société, une théorie de déterminisme économique expliquerait sainement et exactement les actions de 98 pour cent des personnes auxquelles on pourrait l'appliquer. Ces personnes sont, de fait, contraintes d'agir et de penser selon les restrictions qui leur sont imposées par leur milieu. Leur milieu est plus apte à les façonner qu'elles ne sont aptes à façonner leur milieu. Mais cela n'est pas vrai de leurs contemporains plus fortunés."
Ce qui revient à dire que les masses qui geignent dans des conditions économiques déplorables sont justement les moins capables de réagir sur leur milieu pour améliorer ces conditions : les moyens leur en sont refusés. Quant à ceux, mieux partagés, qui seraient à même d'influencer le milieu, ils sont plus habitués à s'en prendre aux hommes : est-ce parce que cela les pose et les dispense d'agir ? Se sont-ils jamais rendu compte du ridicule de leurs prédications dans les circonstances ? Citons encore Douglas :
"Quiconque a consacré un peu de considération au sujet ne peut se retenir d'exaspération en entendant les exhortations du sentimentaliste qui ne cesse de réclamer un "changement de cœur". En quoi le mineur allégera-t-il ses difficultés particulières si, abandonnant tout intérêt personnel, il va trouver son employeur et lui offre vertueusement d'accepter une diminution de la moitié de son salaire ? Et le propriétaire de mines qui, affrontant une perte, augmenterait généreusement le salaire de tous ses employés ? Et quel effet subirait la situation d'un marchand qui, déjà endetté envers les banques et embarrassé pour payer son loyer ou rencontrer ses obligations, céderait tout à coup au désir d'appliquer aux affaires la loi d'amour et vendrait sa marchandise à la moitié du prix, parce qu'il sait que ses clients, les mineurs, ne peuvent pas payer davantage ?..."
Évidemment, au lieu de pousser le mineur, le patron ou le marchand dans cette direction, il serait beaucoup plus logique de supprimer les difficultés des trois ensemble en mettant l'argent au pas du charbon et des autres marchandises, puis en canalisant l'argent de telle sorte qu'il soit d'un côté du comptoir lorsque les marchandises sont de l'autre.
Mais pour cela, il faudrait une certaine réforme du système et des institutions, non pas du cœur. Et du coup, ceux dont la voix pourrait avoir quelque autorité n'en veulent plus entendre parler. C'est le cœur de l'homme, seul, qu'il faut changer !
Notre auteur fait la réflexion suivante :
"On décrirait assez exactement la situation en disant que les personnes qui, dans l'ensemble, désirent le plus ardemment des changements dans la structure sociale, sont impuissantes pour les effectuer ; tandis que les personnes le plus favorablement situées pour les réaliser tiennent rarement à le faire. Il n'y a pas beaucoup de différence de "cœur" entre ces deux catégories de personnes ; la différence d'attitude provient du fait qu'une catégorie est raisonnablement satisfaite de son sort, l'autre ne l'est pas."
Cela ne veut pas dire que la réforme des mœurs n'est pas pressante ; elle l'est depuis longtemps, et ceux qui ont particulièrement juridiction pour le rappeler à leurs contemporains s'acquittent généralement très bien de leurs fonctions. Mais il y a aussi des institutions qui sont tellement à l'envers qu'elles exaspèrent la masse et ne la mettent guère en état de travailler à son perfectionnement moral ou spirituel. Et ceux qui ont juridiction particulière pour promouvoir une réforme depuis longtemps urgente dans le domaine économique s'acquittent très mal de leurs fonctions.
Les créditistes s'efforcent de n'être ni à un extrême ni à l'autre, ni anges ni bêtes. Ils reconnaissent les principes, mais ils connaissent aussi les faits. Ils veulent de l'idéal dans la vie, mais ils y veulent aussi du réel. La manière dont ils travaillent à développer leur mouvement met justement en œuvre et l'idéal et le réel.
Puis, dans leurs rapports avec les hommes, les créditistes essaient d'élever la masse en la faisant communier à l'idéal ; ils essaient également de ramener un peu les idéalistes à la réalité en étalant les faits sous leurs yeux. Les créditistes s'accordent à constater qu'ils réussissent un peu mieux dans le premier cas que dans le second. Récompense des sacrifices d'en bas ou punition de l'orgueil d'en haut ?