"L'histoire enseigne la lenteur avec laquelle cheminent les idées les plus fécondes, quand elles heurtent des intérêts contraires. L'expérience l'a démontré cent fois ; pour faire prévaloir des solutions rationnelles, la raison seule ne suffit pas. Celui qui représente les intérêts des autres, celui qui se bat pour eux, doit être dominé par la volonté de servir. Il doit croire à la justice de sa cause et se vouer sans calcul à une grande oeuvre." - Pie XII, le 10 juin 1953
La citation ci-dessus, du Pape Pie XII, a été placée par le Père Lombardi en exergue de son livre : Pie XII pour un monde meilleur.
Les créditistes qui s'étonnent que leur doctrine prenne du temps à prévaloir et à informer la législation de leur pays, en trouvent l'explication dans la première phrase de la citation, dans cette constatation de l'histoire : "la lenteur avec laquelle cheminent les idées les plus fécondes, quand elles heurtent des intérêts contraires." Qu'on se rappelle, par exemple, combien de siècles de christianisme il a fallu avant que soit aboli l'esclavage, même dans les pays chrétiens.
Le Crédit Social - tous les créditistes en sont convaincus – est une idée féconde. Que de fruits, impossibles sous le climat économico-financier actuel, pourrait porter une civilisation s'épanouissant sous le soleil du Crédit Social ! Le souci constant du pain matériel une fois disparu par la distribution « inentravée » d'une production abondante, les personnes pourraient mieux se réaliser - au moins dans la mesure où elles le voudraient — dans des activités supérieures à celles de la simple fonction économique.
Mais si le Crédit Social est une idée féconde, il est aussi de celles qui se heurtent à des intérêts contraires. Contraires et puissants.
Présentez le progrès des techniques de production comme la résultante d'un héritage commun, transmis et grossi de génération en génération, dont chaque cohéritier, chaque personne vivante, doit obtenir sa part d'usufruit : vous êtes immédiatement taxé de théoricien dangereux par ceux qui ont réussi à mettre leurs griffes sur à peu près toutes les sources de richesse. Relativement peu nombreux, mais puissants, ils possèdent des moyens efficaces pour vous opposer un barrage de politiciens, d'économistes, de sociologues, de moralistes même.
Qu'au titre justement de cet héritage commun, vous réclamiez un dividende périodique à chaque citoyen, le libérant ainsi de la pauvreté noire et des conditions qui l'empêchent d'organiser sa vie à son propre goût : vous voilà accusé d'attentat contre l'ordre établi – ce prétendu "ordre" en vertu duquel ceux qui contrôlent l'argent et le crédit sont devenus les maîtres de nos vies et nous conditionnent le droit de respirer.
Ceux qui tiennent à dominer et à conduire les autres à leur gré ne peuvent voir de bon oeil les mesures affranchissantes proposées par le Crédit Social. Comment pourraient-ils continuer leur domination sur des hommes qui n'auraient plus à choisir entre la soumission ou l'affamation ?
Le Crédit Social est sûrement une de ces idées fécondes qui se heurtent à des intérêts contraires.
- Pourtant les propositions singulières du Crédit Social sont si logiques ! Leur application résoudrait, ou aiderait à résoudre facilement, une foule de problèmes qui sont surtout, et presque exclusivement, d'ordre financier. Si tout ce qui est physiquement exécutable et légitimement demandé par la population était, par le fait même, financièrement possible, comme cela ferait vite disparaître ce qui cause le plus de maux de tête à toutes les administrations, depuis celle de la famille jusqu'à celle du gouvernement le plus élevé ! Cette solution-là devrait s'imposer à la raison de tous !
– Sans doute. Mais, comme le dit si bien la deuxième phrase de la citation : "L'expérience l'a demontré cent fois : pour faire prévaloir des solutions rationnelles, la raison ne suffit pas." C'est pourquoi des hommes doués de raison s'obstinent à chercher ailleurs des solutions introuvables, plutôt qu'adopter la solution rationnelle du Crédit Social.
Que faire ? Faut-il donc abandonner la partie et laisser les administrateurs se débattre vainement ? Faut-il laisser le peuple à ses tribulations, puisque lui-même est généralement si peu empressé à chercher une issue et majoritairement si inerte même après avoir rencontré et reconnu la belle lumière du Crédit Social ?
- Non, bien au contraire. Ce serait retirer de la pâte le ferment dont on peut espérer qu'il sera un jour assez gros pour la faire lever. Moins on a d'aide, plus il faut se dépenser.
La suite de la citation indique une ligne de conduite :
"Celui qui représente les intérêts des autres, celui qui se bat pour eux, doit être dominé par la volonté de servir. Il doit croire à la justice de sa cause et se vouer sans calcul à une grande oeuvre."
L'Institut d'Action Politique (appelé aujourd'hui Institut Louis Even) fait siennes ces recommandations dont il a toujours voulu inspirer ses membres.
"Celui qui représente les intérêts des autres" — voilà ce que doit être un véritable créditiste, (un véritable Pèlerin de saint Michel). Il ne poursuit pas le Crédit Social pour lui-même seulement, mais pour toute la communauté, pour chaque famille, pour chaque personne de la communauté. Et ce n'est pas une fonction payée qu'il tient de bulletins déposés dans une boîte électorale ; c'est une mission de dévouement qu'il a lui-même embrassée.
"Celui qui se bat" pour les autres — non pas celui qui poursuit ses propres intérêts ou la satisfaction de son ambition personnelle ; encore moins celui qui veut tirer profit pour lui-même du travail de dévouement fait par les autres.
Cet homme-là, dit le Saint-Père, "doit être dominé par la volonté de servir", et non pas par le désir de se faire servir. Dominé par la volonté de servir la cause de tout le monde, la cause du Crédit Social ; non pas appliqué à vouloir mettre cette cause à son service, à lui.
Le vrai créditiste est donc un grand serviteur. C'est un apôtre qui se donne, et non pas un politicien où il se fera donner honneurs et argent.
L'apôtre du Crédit Social donne de son temps, de ses fatigues, de sa personne, sans s'arrêter en disant : "J'ai fait ma part, au tour à d'autres !" Il ne se décourage pas, prétextant que ça prend du temps ou que le succès est douteux. Il tient bon, parce qu'il a foi dans sa cause. C'est justement là-dessus que se termine la citation :
"Il doit croire à la justice de sa cause et se vouer sans calcul à une grande oeuvre."
Le créditiste peut bien regretter que ne soit pas encore appliqué le Crédit Social qui ferait tant de bien à tous, surtout aux plus éprouvés. Mais l'idée qu'il porte fait son chemin, et plus vite même que ne le souhaiteraient ses adversaires. Chaque nouvelle personne gagnée à l'idée, chaque abonnement placé dans une maison où Vers Demain portera le message est un avancement vers le but. C'est déjà le Crédit Social, non pas encore dans la législation du pays, mais dans plus d'esprits, dans plus de coeurs. N'est-ce pas comme cela que s'est propagé, puis ancré, le christianisme avant même sa reconnaissance officielle par les législateurs des peuples ? Seules, les dictatures imposent leurs vues sans cette préparation : mais les dictateurs s'en vont et ne laissent après eux que des ruines et de mauvais fruits.
D'ailleurs, quoi qu'il en soit de la vitesse ou de la lenteur des conquêtes du Crédit Social, le créditiste sait que sa cause est juste, donc qu'elle triomphera pourvu que les amants du Crédit Social continuent, que lui-même continue jusqu'au bout d'avoir foi dans la cause qu'il sert, d'avoir soif de la justice qu'il poursuit. La promesse est là :
"Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils seront rassasiés."
Aussi, "se voue-t-il sans calcul à une grande œuvre". Sans calcul, sans trouver qu'il en a assez fait, sans se demander ce que tout cela peut lui rapporter.
"Se vouer sans calcul" – ce n'est certes pas là un langage pour les politiciens, c'est un langage pour des apôtres. Pour des hommes et des femmes de cœur et de désintéressement, qui veulent faire leur part pour le bien de tous, en se donnant à une œuvre qu'ils croient vraiment grande.
Éclairer ses concitoyens, les unir autour d'un objectif de bien commun, les entraîner à l'action et à la responsabilité personnelle, les prendre au niveau où ils sont et les monter à un niveau plus élevé, c'est là faire oeuvre d'éducation – c'est une grande œuvre.
Dévouement et ténacité. La cause créditiste, en tant qu'elle est bonne et ordonnée au bien de tous, avancera - et triomphera l'heure venue — par le dévouement, l'abnégation, le travail, la vertu, de ceux qui s'y consacrent — avec l'aide du Ciel, qu'il faut demander avec humilité, pureté d'intention et confiance.
Le Crédit Social n'est pas une religion. Non. Mais toute tentative de réforme qui se veut orienter vers un ordre temporel facilitant à l'homme la poursuite de sa fin, pour laquelle il a été créé, nécessite, au moins de la part de ses promoteurs, l'exercice d'un certain degré de vertu. Il faut y chercher autre chose que ses propres intérêts matériels ou que des honneurs politiques.
Nous avons voulu mettre la citation du Pape sous les yeux des créditistes, surtout parce qu'elle suggère, il nous semble, la réponse à la question : Comment arriver au Crédit Social ? Comme pour le progrès de toute grande cause : Par l'apostolat et par la ténacité.
Louis Even Journal Vers Demain 15 juin 1958