La récolte de blé du Canada atteint cette année 561 millions de minots, la plus forte depuis douze ans, à peine inférieure à la production-record de 1928.
Il reste dans nos élévateurs 273 autres millions de minots de la récolte précédente. On se demande où loger tout le blé de cette année, les fermiers de l'ouest ne savent où l'envoyer.
Crise d'abondance qui fait le cauchemar même du gouvernement fédéral.
Ailleurs, ce sont les pommes qui exaspèrent par leur abondance. Ailleurs, le charbon ; ailleurs, le poisson ; ailleurs, les chaussures ; partout, des bras disponibles dont on ne sait que faire.
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Pendant ce temps-là, une petite fille meurt de faim à Montréal. Nous venons de lire les réflexions qu'en tire M. Omer Héroux dans "Le Devoir" du 11 octobre.
On avait d'abord cru la petite victime d'un empoisonnement, et ça fait gloser ; l'enquête révèle qu'elle est morte de faim, et on ne s'en émeut plus. Simple fait courant. Plus courant qu'on pense, remarque le journaliste : la sous-alimentation étiole et abrège des vies humaines au Canada.
M. Héroux rappelle la constatation de la "Gazette" : mille mères de familles, rien que parmi les clientes d'une seule société de charité de la métropole, souffrent de sous-alimentation, parce qu'elles doivent se priver pour ne pas laisser périr leurs enfants.
Entre les élévateurs qui débordent et les foyers où l'on meurt de faim, il y a des moyens de transport perfectionnés qui chôment faute de trafic.
Sans doute M. Angers va-t-il nous répéter que la crise est une crise de blé, qu'on fait trop de blé et pas assez d'autre chose.
Quelle autre chose veut-il qu'on fasse ? Des chaussures pour l'étalage ? Du poisson pour la pourriture ? Des pommes pour appeler le gouvernement au secours ? Du charbon pour encombrer les cours ? Des professeurs pour chômer ?
Que ne suggère-t-il de faire de l'argent pour acheter ? La seule chose dont on n'a pas trop. La seule chose qu'on n'affiche pas dans les vitrines, qu'on ne proclame pas à la radio, qu'on ne nous offre pas à nos portes ? La seule chose dont la présence n'embarrasserait pas le gouvernement ?
Solution trop simple, trop simpliste, comme il dit, et qui ferait perdre le droit aux compliments de Beaudry-Leman.
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Quant à M. Héroux, après avoir placé sous les yeux d'une génération distraite un cas qui devrait susciter un examen de conscience social, quelle conclusion tire-t-il ? — "Regardons autour de nous ; tâchons, sans oublier le reste de l'humanité, de songer à cette part de l'humanité qui nous avoisine."
Mais suffit-il de regarder ? Suffit-il de songer ? Qu'allons-nous faire de concret pour que les Canadiens mangent à leur faim dans un pays qui fournit trop de nourriture ?
Les grands intellectuels et les sociologues attitrés ont-ils peur de dénoncer la seule chose qui fait défaut ? Vont-ils continuer à garder un religieux silence sur le système qui supprime ou limite les permissions de vivre ? Vont-ils attendre que les communistes apportent brutalement leur solution aux crises modernes d'abondance ?