Quels effets peut-on attendre de la distribution d'un dividende national à tous les citoyens du pays ? Ne perdons pas de vue, dans ces considérations, qu'il s'agit toujours d'un dividende qui représente les surplus de production potentielle auxquels ne correspond aucun pouvoir d'achat en circulation. C'est par conséquent une création de monnaie basée sur la production de richesse réelle, en rapport exact avec le besoin pour équilibrer capacité de production et pouvoir d'achat ; une émission de monnaie ne nécessitant aucune taxe et ne dépréciant ni la valeur de la monnaie ni celle de la propriété.
Quel effet le dividende produira-t-il sur l'individu ? Quel effet produirait sur vous la réception, par le prochain courrier, d'une enveloppe d'Ottawa, contenant un chèque de $10 avec ce libellé : "La nation, enrichie par son industrie, par le travail de ses fils et de ses machines, est heureuse de vous présenter ce dividende qu'elle adresse également à chacun des onze millions de citoyens du pays, pour permettre d'écouler l'abondance de production et éviter la paralysie de l'industrie, le chômage et la misère." Allez-vous empocher le dix dollars et délaisser votre travail pendant un mois ? Ou allez-vous vous morfondre de jalousie ou de dépit à la pensée que chacun de vos voisins reçoit aussi $10 ? Ou allez-vous traiter l'administration canadienne d'immorale parce qu'elle tire les pauvres de la misère au lieu de laisser gaspiller les produits ? N'allez-vous pas plutôt bénir Dieu de vous avoir placé dans un pays riche de ressources naturelles, bien organisé et bien administré ? N'allez-vous pas vous attacher davantage à votre patrie et vous efforcer de contribuer à sa prospérité ? N'allez-vous pas continuer de travailler avec plus d'application, comme l'ouvrier qui vient de recevoir une augmentation de salaire, parce que vous saurez que la possibilité d'un dividende est conditionnée par un développement de la production ?
Pour bien juger des effets probables de la réception d'un dividende sur l'individu, supposez-vous vous-même cet individu, et non pas votre voisin auquel vous prêtez peut-être beaucoup moins de vertu, d'honnêteté ou de. simple jugement qu'à vous-même ? Si vous croyez qu'un dividende périodique, plus ou moins gros, va vous ôter bien des soucis, vous laisser l'esprit plus libre, activer vos énergies, vous permettre de mieux choisir votre carrière, croyez, je vous prie, qu'il fera de même pour les autres.
Que va signifier le dividende pour la famille ? Disons encore que c'est le courrier d'aujourd'hui qui vous apporte la nouvelle. Vous apprenez qu'un de vos parents laisse comme héritage un placement industriel dont les revenus, variables, doivent être distribués périodiquement d'une façon égale entre tous les membres de votre famille : vous-même, votre femme et vos enfants. Cela va-t-il jeter la consternation ou la discorde dans votre foyer ? N'allez-vous pas, au contraire, considérer ensemble l'idée d'y améliorer les conditions de vie, d'y introduire tel meuble, tel accessoire, tel confort que vous désiriez depuis longtemps ? Vous allez pouvoir enfin renouveler un trousseau qui vieillissait. Vous allez pouvoir songer à donner une meilleure éducation à vos enfants, à développer les talents de l'un ou l'autre pour tel ou tel art ; à électrifier votre maison, à procurer un peu d'aide et de repos à votre femme. Vous aurez votre banc à l'église ; vous pourrez grossir votre obole pour les œuvres, car un peu plus d'aisance à la maison ne vous a pas rendu moins catholique. Vous allez pouvoir abonner votre famille à des revues propres à instruire tout en récréant, au lieu d'être borné, par un budget insuffisant, à la vulgaire presse à deux sous et au magazine américain à bon marché.
On a beaucoup parlé du salaire familial. L'homme marié, père de plusieurs enfants, a certainement besoin d'un plus gros revenu que le célibataire. Mais à valeur productrice égale, l'un et l'autre ne peuvent exiger des salaires différents de leur employeur, ou celui-ci embauchera de préférence les célibataires et les pourvoyeurs de petites familles. Il y aurait bien les allocations familiales, alimentées par des taxes sur l'industrie ; mais ce serait augmenter le prix de revient des produits, retarder leur écoulement, mettre l'industrie en désavantage dans les provinces où les berceaux sont à l'honneur. Le dividende règle le problème, puisque chaque individu y participe également. L'homme marié, père de huit enfants dont tous peutêtre encore en bas âge, pourra recevoir le même salaire que son compagnon de travail célibataire ; mais, lorsque celui-ci touchera son dividende en plus, il entrera huit dividendes dans la famille du premier. Voilà des allocations familiales qui ne coûtent rien à personne, qui, au contraire, aident tout le monde puisqu'elles permettent à la production de marcher à plein rndement.
Les malades ne verront plus ajouter à leurs souffrances physiques le désespoir de laisser leur famille sans ressource lorsqu'eux doivent arrêter de travailler pour se soigner. Il n'est pas besoin de s'étendre sur ce chapitre ; les tableaux qu'on pourrait tracer de faits vécus en plein siècle de possibilités quasi illimitées, sont trop navrants.
Et nos vieillards ! Combien de temps et d'argumentation n'a-t-il pas fallu pour faire admettre qu'ils ont droit de vivre leurs dernières années à l'abri de la misère ! Et qui peut être satisfait d'une pension qui exige un minimum d'âge de soixante-dix ans, quand tant d'hommes vigoureux de vingt à soixante ans ne trouvent pas d'emploi ?... sans compter les autres conditions dont on entoure la pension de vieillesse, l'inquisition qui doit la précéder, le sceau de pauvreté dont elle marque le bénéficiaire.
Sous un régime de Crédit Social, les vieux touchent leurs dividendes comme les autres, et ce dividende, dont la valeur d'achat s'augmente de l'escompte compensé, devrait être suffisant pour parer aux besoins urgents. De plus, lorsque le Crédit Social aura été en marche pendant un certain temps, nombreux sans doute seront ceux qui, arrivés à l'âge du repos, toucheront aussi les dividendes des placements qu'ils auront pu faire dans leurs années d'emploi ; car, comme nous l'expliquions le mois dernier, le développement de l'industrie ne sera plus financé par les créations bancaires de monnaie-dette, mais par les surplus des consommateurs, le régime comprenant tout ce qu'il faut pour fournir les fonds nécessaires par cette voie, sans produire d'inflation.
Disons aussi tout de suite que l'instauration d'un système monétaire Crédit-Social maintiendra et augmentera même peu à peu, autant que l'opinion prévalente le dictera et que la capacité productrice le permettra, les services sociaux existants : pension de vieillesse, compensations ouvrières, assurances sociales, secours aux invalides, subventions aux hôpitaux, etc. Ces services seront soutenus, comme aujourd'hui, par des prélèvements sur ceux qui sont plus fortunés, dans la mesure où l'opinion publique, représentée par les mandataires du peuple, le décidera. Mais le dividende est toujours là, pour tous et pour chacun, garanti par le développement de la capacité de production, car on ne peut admettre une société stationnaire lorsque les limitations financières n'existent plus.
Quels seront les effets du dividende national sur l'ouvrier ? Il sauvegardera la dignité de l'ouvrier. Celui-ci ne se verra plus acculé à louer ses services pour 10 ou 20 sous de l'heure ; si la faim fait sortir le loup du bois, elle asservit aussi l'ouvrier dans le besoin aux conditions dictées par l'exploiteur. En assurant l'écoulement des produits, le dividende permet d'ailleurs au patron de mieux rétribuer ses employés. Pour la même raison aussi, le dividende favorise la permanence de l'emploi. Il ne faut pas, en effet, se faire illusion là-dessus : si la machine remplace l'homme dans une multitude de procédés, il reste assez à faire en améliorations et en développements, tant publics que privés, pour utiliser les énergies de nos hommes employables pendant au moins un siècle — à la condition toutefois que les dividendes gagnés par la machine soient donnés aux hommes pour distribuer les fruits de la production.
Nous avons aussi fait remarquer, en parlant des individus, que la sécurité contre le besoin absolu apportée par le dividende permet à chacun de s'orienter vers les occupations qui lui conviennent le mieux ; tout l'organisme social y gagnera.
Fernand est né artiste. Il crayonnait des portraits et des paysages bien avant d'aller à l'école. La classe lui fut souvent une corvée. Si, au moins, après des leçons de mathématiques, il eût pu, à la maison, recevoir des directives pour le guider dans l'art de la peinture. Mais ses parents étaient pauvres. Son père est mort et Fernand, encore adolescent, a dû s'engager pour gagner son pain. Les circonstances ne l'ont guère favorisé. Il n'avait pas le choix. Après quelques années sur un tombereau à charroyer du matériel de construction, le voilà aujourd'hui assistant-camionneur. Ce travail lui répugne, ses idées sont frustrées, la vie lui pèse, il n'a ni santé ni bonheur. Pas exigeant pourtant pour le vivre ou le couvert, le nécessaire lui suffit. Mais pour l'avoir, ce nécessaire, il lui faut lier ses journées à des occupations pour lesquelles il n'est pas fait. Il ne vivra pas longtemps. Il sera vite et facilement remplacé sur le camion de son employeur, mais Fernand n'aura fait que vivre et la société n'aura rien retiré de ses talents.
Introduisez le facteur dividende dans la vie de Fernand. La famille, moins aux prises avec la misère, lui paie quelques leçons de peinture. Devenu jeune homme, il ne se casera pas dans une occupation manuelle ou industrielle qui ne lui convient pas. Il se contentera volontiers du peu que lui permet son dividende, plaçant ses jouissances dans la culture de son art. De temps en temps, il vendra quelques jolis tableaux et qui sait si un chef-d'œuvre ne sortira pas un jour de son pinceau ? Fernand bénira la vie, il rayonnera dans son milieu, l'industrie du transport routier n'y perdra rien et la société s'enrichira de productions artistiques.
Il y a trois mois, un grand jeune homme me racontait ses efforts répétés de six années et ses échecs constants, toujours dus au système. Il me disait : Vous avez beau avoir n'importe quoi dans votre tête et dans votre cœur, si votre portefeuille est vide, ça ne compte de rien !
Dans toutes les localités, on trouve des hommes d'initiative, aptes à conduire une entreprise et qui feraient merveille à exploiter les richesses naturelles locales, s'ils avaient des fonds. Sous le régime actuel, ils sont incapables d'établir quelque chose de solide, car ils vont être jetés à terre par la concurrence des monopoles. C'est une farce, dans bien des cas, de parler de petites industries, d'industries locales, quand les directeurs de grandes industries sont les mêmes qui contrôlent le flot de crédit dans la nation.
Mais vienne le régime créditiste, où l'apport de monnaie nouvelle par le dividende financera les développements de la production, les initiatives locales auront enfin la chance de s'exercer. Le public consommateur sera invité à placer ses surplus dans des industries locales. Il en deviendra le propriétaire. Ce sera véritablement son industrie ; il en suivra les étapes avec intérêt. Peut-être même sera-ce une coopérative de production ou une entreprise établie grâce aux fonds empruntés à la Caisse Populaire locale. Sous l'une ou l'autre forme, le peuple aura un moyen efficace de briser la dictature économique et de devenir maître chez lui.
Le dividende ajouté à l'escompte compensé permet l'écoulement des produits de la ferme à des prix qui laissent au cultivateur un profit suffisant pour le payer de ses labeurs. Sa famille, souvent nombreuse, bénéficie en plus des dividendes touchés par chacun de ses membres. De même qu'il peut vendre les produits de sa ferme, il peut aussi acheter ceux de l'industrie.
C'est toute la raison d'être de la monnaie : permettre aux hommes d'échanger entre eux les fruits de leur travail. Mais il faut pour cela que le volume de monnaie augmente avec l'augmentation de la production de biens et de services. Le dividende y pourvoira.
Le sujet n'est pas épuisé. Le lecteur peut facilement continuer cet exercice et considérer comment le dividende national affecterait favorablement chaque individu ou chaque groupe de la société. S'il trouve quelque cas où le dividende, tel que défini, aurait un résultat adverse, nous le prions instamment de nous le communiquer.