R.P. GEORGES-HENRI LÉVESQUE, o.p.
Dans le monde économique, comme dans la politique, nombre de gens s'opposent à tout projet de réforme sous prétexte de défendre l'ordre établi. Resterait à voir si ce qui est établi n'est pas plutôt le désordre. Il y a en effet, exigé par la nature même des hommes et des choses, un ordre économique idéal que tout ordre établi doit imiter au moins dans ses données essentielles, sans quoi ce dernier ne mérite ni de survivre ni d'être respecté.
Quel est donc cet ordre économique idéal ? Qui dit ordre dit harmonieuse disposition d'objets divers sous l'influence d'un principe d'unité. En conséquence, l'ordre économique consistera dans la hiérarchisation des différentes fonctions qui lui sont propres. Mais en vertu de quel principe ? Rappelons tout d'abord que l'économie n'est qu'une portion restreinte de l'immense champ de l'activité humaine. L'ordre qui lui convient est donc de caractère dynamique et non statique : c'est un ordre dans l'activité bien plus qu'un ordre dans l'être. Or, en matière d'opération, la fin est le principe premier qui déclenche, mesure et règle tout.
Dès lors, déterminer la fin de l'activité économique, c'est amorcer la solution du problème de son ordre. Cette fin, la nature des choses, la saine raison et la justice sociale nous enseignent qu'elle ne saurait être que la prospérité matérielle de la société, le bien-être de toute la communauté humaine. L'économie doit viser non pas à créer des richesses pour elles-mêmes ou pour quelques-uns seulement, mais à satisfaire les besoins de tous et à produire des biens qui enrichissent vraiment tous les citoyens du pays. En style économique, nous dirions avec plus de précision encore : la fin, c'est le service du consommateur, de tous les consommateurs.
Voilà la loi suprême de toute l'économie, le principe fondamental suivant lequel elle doit s'organiser, la raison première et dernière de son ordre. Tous les agents, toutes les institutions et les fonctions, tous les biens n'y seront mobilisés et coordonnés que pour assurer au consommateur le meilleur service possible. Les systèmes de production, de circulation et de distribution seront organisés en vue de la consommation générale. Le consommateur, voilà le personnage principal, le véritable seigneur de l'ordre économique. Les industriels, les commerçants, les financiers ne sont que ses serviteurs. En quoi, d'ailleurs, il se servent eux-mêmes puisque, sous un autre rapport, eux aussi sont consommateurs et ont droit à leur part de prospérité.
Le consommateur d'abord ! Tel doit donc être le grand mot d'ordre de toute politique économique vraiment sociale et humaine. C'est pourquoi le gouvernement consciencieux tournera ses regards et sa sollicitude avant tout vers le consommateur, ne favorisant les hommes de l'industrie, de la finance et du commerce que dans la mesure où le service de la consommation l'exige. Sans doute, ceux-ci rendent d'immenses bienfaits à la société. Ils sont les principaux agents de sa prospérité matérielle. À ce titre, ils méritent la reconnaissance effective des consommateurs ainsi que l'estime, la protection et les encouragements des gouvernants. Cependant, si grands serviteurs soient-ils, cela ne saurait jamais leur conférer le privilège de se rendre maîtres de la vie économique, de la désaxer, de la bouleverser, de la retourner entièrement vers leur profit personnel, soit en exigeant du consommateur des prix exagérés pour leurs marchandises, leurs services et leurs capitaux, soit en lui offrant des salaires ridicules en échanges de son travail. Pareil renversement s'appelle désordre.
Et le désordre arrive à son comble quand ces hommes, par leurs contributions à la caisse électorale ou autrement, vont jusqu'à assujettir l'autorité publique elle-même, jusqu'à faire gouverner le pays en fonction de leurs intérêts privés. Exploitation presque sacrilège du pouvoir, que le Souverain Pontife a flétrie en des termes aussi justes que durs. Non, l'autorité publique ne doit jamais se laisser dominer par de tels hommes. À elle, au contraire, de les dominer. Il lui appartient en propre de les gouverner, de les surveiller, de les stimuler, de les diriger afin qu'ils remplissent bien le rôle social qui leur incombe : travailler à la prospérité matérielle de la communauté.
Le consommateur d'abord ! Cela veut donc dire que l'autorité publique prendra toutes les mesures nécessaires pour que les divers agents économiques deviennent capables de répondre aux besoins de la consommation présente et future, intérieure et extérieure, pour que les consommateurs aient des produits de bonne qualité à un prix raisonnable et qu'ils en aient abondamment sans en avoir trop, car la surproduction est peut-être aussi redoutable que la disette.
Il faut de plus — la remarque est particulièrement importante aujourd'hui — que la même autorité veille à entretenir le pouvoir d'achat du consommateur. Peu importe à ce dernier qu'on lui prépare tout le nécessaire, s'il n'a pas de quoi l'acheter. Or, ce pouvoir d'achat lui vient surtout de son salaire, de son traitement, de ses revenus, etc. D'où nécessité d'élever et de maintenir ceux-ci à un niveau satisfaisant, nécessité surtout d'aménager l'organisation économico-sociale pour que tous les consommateurs puissent travailler, le travail restant pour eux le moyen normal de gagner leur vie. D'autre part, ce pouvoir d'achat se trouve considérablement entamé, bien souvent, par des impôts excessifs ou par de ruineuses obligations qui ne sont pas toujours le fait de l'imprudence. Aux gouvernants de diminuer ces charges trop lourdes par des moyens honnêtement libératoires : crédit à bon marché, moratoire, concordat, etc.
Il va sans dire que nous ne pouvons indiquer ici que les grandes lignes d'une telle politique. Nous reconnaissons aussi que ces réformes nécessitent au préalable de profondes modifications dans notre système financier actuel. Nous admettons encore que des mesures si nombreuses et si radicales ne peuvent être prises sans susciter de grandes difficultés, sans provoquer de graves oppositions, sans imposer à quelques-uns de durs sacrifices. Mais il faut préférer ces maux inévitables à l'abîme vers lequel notre économie présente est en train de nous conduire.