Louis Even a présenté le Crédit Social d’abord dans la revue Le Moniteur, en 1935-36, puis dans les Cahiers du Crédit Social, en 1936-37-38-39. Et il fonda le journal Vers Demain en septembre 1939. Les deux articles suivants sont tirés du premier numéro des Cahiers du Crédit Social, octobre 1936.
Ces deux mots ne sont nouveaux pour personne. Pas d’argent dans le public, pas d’argent dans le trésor municipal. Les provinces ne savent plus où taxer pour trouver des fonds. Le gouvernement fédéral lui-même se déclare impuissant à rencontrer tous les besoins.
Six cent mille travailleurs au moins (en 1936) sont sur le pavé au Canada. D’autres n’ont d’emploi que la moitié ou le tiers du temps régulier, et combien parmi les mieux favorisés du sort touchent des salaires de simple subsistance!
Siècle de lumière, siècle de machine, siècle de progrès!
Les souffrances, la privation, le souci, l’inquiétude du lendemain, le mécontentement, la défiance se lisent sur les fronts. Qu’y a-t-il donc? Guerre? Famine? Disette? Tremblement de terre?
La terre ne produit-elle plus? Les usines ne peuvent-elles plus obtenir de matière première, ou de force motrice? Les mines sont-elles épuisées? Nos forces hydrauliques disparues? Nos rivières séchées? Où est-ce la main d’œuvre qui fait défaut? Mais ils sont six cent mille qui frappent aux portes des chefs d’industrie et demandent la permission de gagner leur pain à la sueur de leur front! Et les portes restent closes: Nous ne pouvons vous employer, parce que nous ne pouvons vendre nos produits, le consommateur n’a pas d’argent. Pas d’argent!
Qui osera dire: «Pas de produits! Vous, mère de famille, si vous avez donné la dernière demi-ration à vos chers enfants ce matin et que vous êtes vous-même restée à jeun, c’est que le Canada n’a plus de blé, ou que le meunier ne trouve plus d’employé, ou que le boulanger ne veut plus travailler!» Pareil langage ferait hausser les épaules ou lever le poing. Ou qui, en voyant passer ces enfants et ces adultes aux chaussures plus qu’usées, aux vêtements de misère, blâmera nos éleveurs, nos tanneries, nos filatures, nos confections? Considérez maintenant les taudis qui stigmatisent nos villes: où donc sont les maçons, les charpentiers, les peintres? Mais eux-mêmes logent dans ces taudis; leurs bras sont liés, non pas faute de ciment, de bois ou de peinture, mais faute d’argent!
Nous pourrions nous étendre sur toute la ligne, sortir aussi du simple domaine du vivre et du couvert, parler des malades qui gardent leurs souffrances quand les médecins capables de soigner doivent eux-mêmes recourir à la charité publique, faute de clientèle; entrer dans le champ de l’instruction, où des personnes, compétentes, de l’un et l’autre sexe, sont prêtes à dispenser l’enseignement, ceux qui désirent en bénéficier ne manquent pas, mais où élèves et professeurs, tout comme auteurs et imprimeurs de manuels, se heurtent toujours au même obstacle: pas d’argent!
Se nourrit-on d’argent? S’habille-t-on d’argent? L’argent préserve-t-il de la chaleur et du froid? Traite-t-on les malades avec l’argent? Est-ce l’argent qui instruit les ignorants et forme des spécialistes? L’argent est-il une richesse? (Le mot argent, ici, est évidemment employé dans son sens général; il ne s’agit pas seulement du métal blanc, mais de tout ce qui sert de monnaie.)
Si la monnaie n’est pas la richesse, mais un simple moyen de la distribuer, va-t-on soutenir qu’elle remplit son rôle aujourd’hui?
Mais, vont dire ceux de nos lecteurs qui n’ont, pas eu jusqu’ici l’occasion d’étudier la question monétaire, on n’y peut rien. On n’y peut rien? L’argent est-il une récolte qu’on cueille sur les arbres ou qu’on moissonne dans les champs, qui dépend du soleil, de` la pluie et des forces de la nature? Ou l’argent est-il un don du ciel dont la quantité échappe à la volonté ou aux désirs des hommes? Oh! Je sais qu’on a tenu le public dans l’ignorance absolue au sujet de la monnaie: c’est une sorte de chose mystérieuse que le profane doit vénérer et dont il doit s’abstenir de pénétrer les secrets. C’est ce qui a fait la force des maîtres de la finance.
Ces sinistres farceurs ligotent les mains des particuliers et des nations, si bien que l’homme civilisé gémit, pauvre, au milieu de l’abondance; les biens dont il a un besoin pressant sont à portée de sa main, il peut les multiplier encore, mais il n’a pas le droit de les prendre. Il lui faut du pain, des chaussures, des vêtements, un abri, des remèdes, des services; mais il n’a pas le droit de produire du pain, de fabriquer des chaussures ou des vêtements, de construire des maisons, de donner des services médicaux, professionnels ou sociaux, car les maîtres de la monnaie, les fabricants de la monnaie tiennent mordicus à la rareté de l’intermédiaire d’échange.
N’allez pas conclure de cette critique que le Crédit Social, qui sera exposé dans ces Cahiers, prône l’inflation. Ce mot d’inflation est jeté à la tête du Crédit. Social par ceux-là mêmes qui pratiquent alternativement l’inflation et la déflation au grand détriment du pauvre public et pour leur profit personnel. Le Crédit Social n’est ni inflation ni déflation, mais équilibre mathématique et automatique. Ceux qui disent le contraire ou ignorent ses principes ou sont de mauvaise foi — souvent les deux.
Terminons cet article par une petite histoire (Des dents de requins), un conte si vous voulez, mais propre à orienter vers un nouveau jour les idées de ceux à qui l’on a fait croire que la crise qui sévit depuis plus de six ans est un phénomène inévitable.