Celui qui nous inspire ce titre aujourd'hui est Sir Charles Gordon, qui, à titre de président du Conseil d'administration de la Dominion Textile Company Limited, présentait récemment le rapport des directeurs de cette compagnie aux actionnaires. Sir Charles Gordon est une grande figure dans le monde financier. Il est préşident de la Banque de Montréal, la deuxième banque, en importance, du Canada, aussi ne faut-il pas s'étonner de le trouver à la tête de la Dominion Textile, comme de la Montreal Cottons, ce qui ne veut pas du tout dire qu'il sache filer ou tisser. La finance n'est-elle pas maîtresse dans tous les domaines ? Les contrôleurs du Crédit sont des hommes universels, et vous retrouverez Sir Charles Gordon dans les mines, dans le lait, dans l'acier, dans le charbon, dans le bronze, dans le caoutchouc, dans les tapis, dans la farine, dans le tabac, dans les produits chimiques, dans le transport ferroviaire et aérien, etc. Vous pouvez être excellent agriculteur, ou éleveur expert, ou mineur robuste et adroit, ou métallurgiste, ou chimiste, ou mécanicien d'expérience ou que sais-je ? Vous n'êtes qu'une parcelle insignifiante devant ce génie supérieur, cette incarnation de la finance dispensatrice du sang économique national — inclinez-vous devant un "surhomme.
Pour la même raison, Sir Herbert Holt, qui vieillit sans doute un peu et a récemment résigné le poste de président de la Royal Bank, la première banque en importance du Canada, tout en restant dans le bureau de direction, est aussi un homme des Textiles et vice-président de la même Dominion Textile Company Limited, directeur de la même Montreal Cottons. Et à la direction de quelles industries ne figure pas Sir Herbert Holt, depuis l'électricité jusqu'aux rasoirs, en passant lui aussi par les mines, les métaux, la farine, le tabac, le transport. Éblouissante figure du paradis des monopoles — "surhomme"!
L'habileté de ces grands manipulateurs de notre crédit ne date pas d'hier. On trouve déjà la constellation à la tête de la Commission des Munitions pendant la grande guerre, Holt comme grand pourvoyeur, Gordon comme vice-président, Flavelle (une autre sommité de notre monde bancaire) comme président, tous les trois "Sir" aujourd'hui. Ils n'étaient pas encore "sirés",'mais ils gagnaient leurs épaulettes au Canada, grâce à la destruction du capital humain sur les champs de bataille d'Europe. Ils ont tenu bon depuis et leur pouvoir s'est affermi, parallèlement à l'exploitation du capital humain dans nos industries. Et n'allez pas croire que la grande dépression, que nous attribuons à la compression du crédit, et qui démoralise le capital humain depuis trois quarts de décade, affecte beaucoup l'état d'âme ou de fortune de ceux qui, contrôlant la monnaie de l'industrie, contrôlent l'industrie, et qui, contrôlant la monnaie de la nation, contrôlent la nation. Peut-être s'inquiètent-ils un peu du mécontentement qui gronde — parce qu'il gronde. Peut-être ne chérissent-ils pas beaucoup la manie qu'ont quelques radicaux de notre espèce de diriger le projecteur sur leurs chefs-d'oeuvre. Peut-être un de ces quatre matins va-t-on les entendre proclamer qu'ils sont des hommes nouveaux et prier qu'on leur fasse confiance pour l'établissement d'un ordre nouveau.
En attendant, ce qui compte pour Sir Gordon et al, dans l'industrie, ce n'est pas la prospérité du consommateur, mais les dividendes aux actionnaires, sans oublier la tranche substantielle aux directeurs.
Dans son rapport aux actionnaires de la Dominion Textile, Sir Gordon se réjouit de ce que, malgré l'abaissement du tarif (qui faisait pourtant pousser des cris d'alarme aux administrateurs de la compagnie), et malgré la petite augmentation de salaires consentie sous diverses pressions, la compagnie a vu augmenter ses revenus et peut verser aux actionnaires, après déductions d'usage pour réserve et amortissement, un dividende net de $5.08 par action, comparé à $3.66 l'an dernier. Très appréciable, en effet, cette augmentation de 39 pour cent. Y a-t-il bien des ouvriers qui ont touché une augmentation analogue ? Les affaires reprennent pour qui d'abord ?
Cette habitude de prendre comme baromètre de la prospérité la grosseur du dividende touché par le financier n'est pas particulière à nos "surhommes." Elle a aussi infesté la stratosphère de la politique. Lors de la présentation du dernier budget fédéral par Charles Dunning, notre ministre des Finances, nous ne trouvâmes que plates louanges dans la plupart de nos grands journaux. Ce nous fut un véritable réconfort de noter une exception. Les remarques de M. Eugène l'Heureux dans l'Action Catholique ne sont pas d'un applaudisseur, mais d'un penseur:
M. Dunning ne voit pas dans la crise économique présente une crise de régime, mais une simple perturbation cyclique, dont la disparition est prochaine, pourvu que le monde pratique les vertus matérialistes de la morale libérale.
M. Dunning se montre confiant, parce qu'une certaine amélioration des affaires a marqué les derniers mois. Il faudrait plutôt considérer comme un malheur toute reprise des affaires qui ne reposât sur des réformes économiques absolument nécessaires, car cette prospérité factice rendrait impossible toute prospérité véritable, où c'est la justice sociale qui joue le premier rôle.
La justice sociale est une préoccupation de troisième ordre, sous un régime économique libéral comme celui qui est le nôtre et qui fascine, c'est évident, notre ministre des Finances. Dans un domaine où le profit est la seule loi, on sacrifie nécessairement les salariés et les consommateurs. C'est la poursuite effrénée du profit qui nous vaut des scandales comme ceux des filatures et des trusts en général, véritable honte de notre époque.
M. le Ministre fait preuve de sens financier bien plus que social, quand il prononce des paroles comme celles-ci:Le chiffre des dividendes distribués par les compagnies est un signe infaillible de l'état général de notre santé économique. Il est donc agréable de pouvoir annoncer que le chiffre des bénéfices de l'année écoulée, d'après des calculs auxquels il faut ajouter foi, a été le plus élevé qui ait été enregistré depuis 1930... avec le système qui existe actuellement, les bénéfices constituent le principal rouage de l'activité économique. Une augmentation des bénéfices est, en conséquence, le meilleur augure pour une augmentation de l'emploi, la meilleure indication que l'industrie privée, va bientôt pouvoir soulager les gouvernements de l'énorme fardeau qu'ils ont à supporter depuis quelques années.
Malheureusement, l'expérience dément M. le Ministre. Ce sont généralement les compagnies les plus fécondes en dividendes qui raréfient davantage le pouvoir d'achat des masses et qui, par conséquent, provoquent et aggravent les crises économiques. Au moment où M. Dunning se réjouit de la hausse des dividendes, les ménagères du Canada se plaignent de voir monter les prix de la lingerie et de l'épicerie, bien que le revenu du chef de famille reste le même. Est-ce là la fin de la crise ?
Comme consolation à ceux qui subissent la crise, M. Dunning exprime son regret de constater que le chômage ne diminue pas en proportion de l'augmentation des affaires et des dividendes. Il eût mieux fait d'intervertir l'ordre de son discours, insistant d'abord sur la nécessité de diminuer le chômage, puis cultiver modérément l'optimisme en disant que les choses vont un peu moins mal que l'année précédente, dans une certaine sphère.
M. Dunning devrait plutôt s'affliger, se scandaliser même, de voir monter le chiffre des dividendes, lorsque le chômage continue de sévir.
Malgré la valeur qu'ils peuvent offrir par ailleurs, les politiciens financiers comme M. Dunning sont inaptes, à raison de leur pauvreté en sens social, à supprimer le chômage. Sous de tels ministres, l'épreuve des secours directs et celle des travaux de chômage — à peine moins avilissante — feront longtemps tache d'huile.
Eugène L'Heureux
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Mais revenons à notre surhomme de la Dominion Textile.
Un appendice au rapport de Sir Gordon a soin de souligner que les ouvriers ont vu s'améliorer leur sort. Comparant avec 1914, il y a un quart de siècle, les salaires réels des ouvriers, c'est-à-dire la valeur d'achat de ces salaires par rapport au prix général des produits, ont augmenté, paraît-il, de 32½ pour cent. Nous laissons aux employés des Textiles le soin de juger, s'ils peuvent acheter aujourd'hui 32½ pour cent plus de marchandises qu'en 1914. Peut-être la clique financière qui s'efforce de nous prouver qu'elle améliore constamment nos conditions, oublie-t-elle de remarquer qu'elle augmente sans cesse nos dettes et que 35% des gains du travail sont réquisitionnés d'avance pour le maintien du système absurde de finance-dette qu'elle nous impose. En d'autres termes, si vous avez le privilège de travailler six jours par semaine, vous travaillez un peu plus de deux jours pour vos maîtres de la bancocratie ; un peu moins de quatre jours pour vous, votre famille et ceux qui ne travaillent pas.
Admettons que les actionnaires de la Dominion soient gens pauvres, ayant souffert de dividendes réduits pendant la crise et qu'ils vont se hâter de dépenser leur $5.08 de dividende par action pour améliorer le sort de leurs familles. S'il en est ainsi, nous nous réjouissons avec eux, avec les marchands qui vont les servir, avec les producteurs qui approvisionnent ces marchands.
Mais nous ne voyons pas aussi bien l'activité économique qui va résulter de l'appropriation de $1,221,629.19 à la dépréciation, ni des $150,000.00 à la réserve contingente. Ces sommes entrent certainement dans le prix de vente des produits de la compagnie, mais ne seront pas de sitôt distribuées du côté acheteur. Nous ne condamnons pas ces appropriations, commandées par la sagesse de toute compagnie qui veut poursuivre ses opérations, mais nous disons qu'elles contribuent à créer l'écart entre le prix de vente du produit et le pouvoir d'achat du consommateur et que le système actuel n'a rien pour combler cet écart.
Mais le consommateur, l'homme qui compte pour nous, créditistes, entre-t-il, dans le calcul du financier, comme fin à satisfaire ou uniquement comme moyen de réaliser un profit ?
Sir Charles Gordon a un bon mot, en passant, sur l'interdépendance du bien-être de l'agriculture et du bien-être de l'industrie. Il oublie de signaler la dépendance dans laquelle l'une et l'autre sont tenues par les méthodes du financier.
La fin de la vie économique est "l'adaptation des biens matériels aux besoins humains." L'industrie textile a pour but de vêtir les hommes, non de garnir des portefeuilles déjà gonflés. Tant que le consommateur manque de monnaie pour s'acheter des vêtements convenables, tant que vous continuez de rencontrer des adultes et des enfants en guenille, parce qu'il n'y a pas d'argent à la maison, ni l'industrie du Textile, ni le mécanisme monétaire n'a atteint sa fin, et le surhomme Gordon, étoile du monde textile comme du monde monétaire, perd à nos yeux tout son halo ; son œuvre est un fiasco, sa prospérité celle d'un parasite.
NOTE : (dernière minute) — Les grèves qui viennent d'éclater dans les établissements de la Dominion Textile par toute la province prouvent à l'évidence que Gordon est ou un trompeur ou un fieffé aveugle quand il nous fait dire que sa compagnie est attentive au bien-être de ses ouvriers.