À l'époque où les hommes troquaient simplement entre eux les produits de leur travail, c'est sur les produits mêmes qu'ils plaçaient de la valeur. Plus tard, ils introduisirent la monnaie. On eut la monnaie métallique, la monnaie d'or et d'argent. Pour un peu d'or on pouvait vendre beaucoup de marchandises, et avec ce peu d'or en acheter beaucoup d'autres. L'or, devenu monnaie, constituait un titre à la richesse, et le volume d'or étant très petit par rapport à la richesse qu'il représentait, l'esprit humain en est venu à prendre l'or lui-même pour une richesse et pour la richesse des richesses.
Cependant la production ayant marché à pas de géant, la monnaie or est devenue élastique, ce qui était facile, puisqu'au lieu de l'or en circulation, on s'est de longtemps habitué à la circulation de papier supposé couvert par l'or. Mais la couverture or a varié. Elle est tombée de 100 pour cent à 60, à 40, à 25 pour cent. Et la monnaie a quand même continué d'acheter des marchandises. Mieux que cela, on en est venu au régime des crédits bancaires. Avec des crédits bancaires, on bâtit des usines ; l'industrie et le commerce marchent au diapason des disponibilités de crédits bancaires.
Un banquier ouvre à un emprunteur un crédit de $100,000. Il n'y a pas une once d'or de plus dans le pays, mais l'emprunteur va quand même mettre ces $100,000 en circulation en tirant des chèques pour payer ses matériaux ou ses ouvriers. Sur quoi repose cette monnaie ? Qu'est-ce qui donne de la valeur à ces $100,000 créés d'un trait de plume ?
Ces $100,000 tirent leur valeur de la production escomptée de l'emprunteur, des biens et des services que feront naître les activités de l'emprunteur, des hommes et des machines qu'il mettra au travail. Ce n'est donc pas le banquier, mais l'emprunteur lui-même qui donne à la monnaie sa valeur. La monnaie n'a de valeur qu'en autant qu'elle est représentée par de la richesse. L'or n'a rien à faire là-dedans. Le papier et l'encre du banquier ne confèrent pas de valeur à la monnaie. La signature, le nom du banquier donnent du prestige à la monnaie, la font accepter, parce que l'on s'est habitué à ce régime ; mais supprimez la production, la monnaie n'a plus de valeur, d'où qu'elle vienne et quelle que soit sa couleur.
Les tenants du système monétaire actuel aiment à revendiquer le besoin d'une monnaie saine. Demandez-leur donc ce qu'ils entendent par une monnaie saine, et si le système actuel a une monnaie saine !
Une monnaie saine est une monnaie qui n'est pas malade, qui travaille, qui remplit son rôle, qui échange les produits. Ce n'est pas une monnaie qui a la fièvre un jour et souffre de faiblesse le lendemain. La monnaie est saine quand elle achète des marchandises. La monnaie saine est basée sur la production et son volume se règle sur celui de la production.
On soulève souvent devant les réformistes le spectre de l'inflation allemande. La presse à imprimer de la monnaie fonctionnait en Allemagne, leur dit-on, et voyez quelle catastrophe ! Des piles de marks ne pouvaient plus acheter un pain — Entendu ! La presse imprimait l'argent plus vite que l'industrie fournissait ses produits. Il n'y avait pas de production pour répondre de la monnaie ; ce n'était certainement pas une monnaie saine. Le mal n'était pas d'imprimer de la monnaie, mais d'en imprimer plus vite que les produits. La nature de la monnaie importe peu ; ce qui importe, c'est son rapport avec les produits. On a tour à tour supprimé, rétabli et resupprimé l'étalon-or dans beaucoup de pays. Vous n'y trouvez plus d'or en circulation. Vous ne pouvez plus aller à la banque réclamer de l'or en échange des billets. Mais ces billets continuent quand même d'acheter de la viande, des chaussures, du charbon. Et si votre monnaie n'est qu'un chiffre dans le livre du banquier, vous pouvez, avec un simple chèque passer un réfrigérateur de la General Electric dans votre maison. Mais supprimez du pays les glacières, le charbon, les chaussures, les aliments, quelle valeur aura votre monnaie ?
La monnaie, quoi qu'on en dise, est basée sur la production, et le Crédit Social ne changera pas cette base. Ce qu'il changera, c'est l'allure de création de la monnaie ; il la maintiendra au rythme de la production, celle-là soumise à celle-ci, non celle-ci à celle-là.
Si la monnaie naissait aussi vite que nécessaire et du côté où il faut pour écouler tous les fruits de la production, on aurait une monnaie saine, qu'elle soit d'or, de papier ou de simple chiffre, qu'elle émane d'une banque ou de l'État. La monnaie demeurant en équilibre constant avec la production, vous auriez la stabilité des valeurs et, selon l'expression de Roosevelt, le dollar 1980 achèterait la même chose que le dollar de 1940.
Mais une institution privée, qui, de par sa nature même, doit fonctionner pour le profit de ses actionnaires, ne peut maintenir cet équilibre. Quand bien même elle le voudrait, elle ne le peut, parce qu'elle n'opère pas sur un plan national. D'un autre côté, quand l'État lui-même prendrait en main la gestion de la monnaie, s'il ne base pas le volume total de la monnaie sur le volume total de la production, il n'aura pas une monnaie saine, il aura la monnaie malsaine d'aujourd'hui ; il pourra donner dans l'inflation catastrophique du cas allemand, ou dans l'insuffisance idiote dont nous souffrons au Canada. Si l'État se faisait lui-même créateur, prêteur d'argent, prêtant à la production pour tirer lui-même les profits que réalisent aujourd'hui les banquiers — en un mot, s'il étatisait les banques — il ferait aussi mal, et probablement plus mal que les banques privées. Nous aurions toujours la même disparité entre les prix et le pouvoir d'achat ; nous aurions la même pauvreté du grand nombre en face de la richesse indistribuée et de l'opulence scandaleuse de quelques privilégiés, excepté peut-être que ces privilégiés ne seraient pas exactement les mêmes personnes.
Ce n'est pas tant un changement de propriété qu'un changement de méthode qui s'impose. Le changement de contrôle est nécessaire, parce qu'une institution privée ne peut fonctionner comme organisme public. Mais si l'organisme public fonctionnait comme l'institution privée, le changement n'en vaudrait guère la peine. Aussi n'est-ce pas la socialisation de la banque que préconise le Crédit Social.
Certains nous ont écrit — d'autres ont dit — qu'au lieu de réclamer un dividende national et un escompte compensé, qui distribuent de "l'argent non gagné," nous ferions mieux de demander à l'état de créer de la monnaie et de la distribuer par des travaux publics. Nous ne favorisons pas cette méthode, parce qu'elle est pleine de dangers du côté favoritisme et coulage, et parce qu'elle ne comporte rien pour établir et maintenir l'équilibre entre le pouvoir d'achat et la production. Les travaux publics, financés par des créations de monnaie nationale, augmenteraient certainement le pouvoir d'achat, puisque le salaire des travaux publics n'achèterait pas ces travaux, mais achèterait les biens de consommation : provisions, vêtements, logement, voyages etc. Mais qu'est-ce qui règlerait cette injection de monnaie ? Le jugement du gouvernement du jour ? Il peut errer. Et voit-on où conduit ce système d'État-employeur et de population embauchée par l'État !
On a fait en quelques milieux le procès du Crédit Social, le trouvant dangereux justement à cause du "contrôle de la monnaie par l'État.” Rien de plus immérité. Le Crédit Social ne reconnaît pas au gouvernement du jour, plus qu'à un système bancaire privé, le droit de régler à son gré la quantité de monnaie du pays. La monnaie a pour but de permettre l'écoulement des produits, c'est un service pour la distribution de la richesse. Les conditions de son émission, son volume et le mode de sa mise en circulation ne doivent donc être déterminés qu'en vue de cette fin. Ce n'est ni le banquier, ni le politicien, mais seuls les faits physiques de la production et de la consommation qui doivent régler le volume de la monnaie en circulation. C'est pourquoi nous préférons nous servir de l'expression "contrôle du crédit par la société" que "contrôle du crédit par l'État."
Le gouvernement nomme les commissaires de l'organisme comptable, comme il nomme les juges, mais là s'arrête le rôle de l'État. Les commissaires eux-mêmes ne règlent pas le volume de la monnaie d'après leurs désirs, ni arbitrairement ; ils vont d'après les chiffres. Les chiffres sont dictés par les faits. Les commissaires n'auraient aucun intérêt à modifier les chiffres, puisque toute nouvelle monnaie va, non pas à eux, non pas au gouvernement, mais à l'universalité des consommateurs. Une émission de monnaie sans fondement ferait hausser les prix et dénoterait l'incompétence des comptables, c'est tout ; la solution qui s'imposerait serait leur renvoi et leur remplacement. De sorte que les honoraires des comptables sont liés à la juste interprétation par eux des statistiques de la production et de la consommation.
La monnaie devient ainsi réellement le reflet de la richesse du pays et le moyen de distribution de cette richesse, sans les inflations ou déflations qui sont le propre du régime actuel.
Quel moyen avez-vous aujourd'hui d'empêcher un développement exagéré des biens de production quand les biens de consommation s'accumulent, ou d'activer la reprise de production de biens de capital pour supplémenter un pouvoir d'achat insuffisant vis-à-vis des biens de consommation ? Vous passez d'une ornière à l'autre, vous y gémissez et vous n'en sortez que par des moyens douloureux. La convalescence n'est pas finie que le malade a une rechute. Inévitable ? Oui dans le système actuel.
Sous un régime de Crédit Social, s'il devient utile de développer la capacité de production parce que la demande de biens de consommation l'épuise, vous diminuez l'escompte compensé et vous augmentez le dividende tout en demeurant pour le tout dans les limites des disponibilités.
Si c'est vers l'achat des biens de consommation plutôt que vers le développement qu'il devient à propos de diriger le consommateur, vous diminuez le dividende et vous augmentez l'escompte compensé. C'est la valve régulatrice qui opère non pas au hasard, ni d'après les caprices de quelques manipulateurs profiteurs, ou de quelques politiciens maladroits ou intéressés, mais d'après les faits révélés par les chiffres de la production et de la consommation et l'indice des prix.