Vous est-il arrivé, lorsque vous réclamiez un système plus humain, de vous entendre répondre :
"Voyez donc, un tel a bien réussi ! Donc tous peuvent réussir s'ils veulent seulement s'en donner la peine.
"Herbert Holt a commencé avec quelques sous et est mort millionnaires. Donc, ceux qui vivent pauvres, c'est de leur faute !
"Benoît Labre était un mendiant et il a fait un saint. Donc le Pape a tort de dire que les conditions économiques actuelles nuisent au salut d'un grand nombre !
"Lincoln s'est instruit tout seul. Donc ce ne sont pas de bonnes écoles qu'il faut chercher, mais prêcher à nos enfants l'héroïsme à jet continu !"
On ne parle pas toujours aussi crûment, mais le raisonnement revient à cela. C'est un gros marchand, un propriétaire de quarante maisons, un entrepreneur retiré, qu'on vous montre du doigt comme modèles et pour vous accuser d'être vous-même la cause de votre insuccès.
N'est-ce pas vingt fois par an, au moins, que certains s'entendent dire que le système est bon, que tout est bon, mais qu'eux sont mauvais, qu'eux sont des lâches, des paresseux, des sans-initiative, et autres choses de la sorte ? Les banquiers, les exploiteurs n'ont pas de meilleurs protecteurs que ces moralistes ordinairement assurés de leur aujourd'hui et de leur lendemain.
Dans La Terre de Chez Nous du 17 décembre, M. Laurent Barré écrivait une page dans laquelle il parle justement des as humains et de l'effet trop souvent hypnotiseur causé par leur éblouissement. Nous en extrayons les passages suivants :
Il y a cinquante ans, dans Québec, nous étions cent-quarante-neuf mille cultivateurs ; depuis, nos mamans canadiennes nous ont donné des centaines de mille fils, et nous sommes toujours cent quarante-neuf mille. Avons-nous bâti ? Ou bien avons-nous débâti ce que nos mamans bâtissaient ?
Il y a cinquante ans, dans notre pays, nous, les Canadiens, nous étions en majorité sur tous les autres groupes. Là encore, nos mamans nous ont bâti un peuple, et aujourd'hui nous sommes une minorité dans le Canada qui ne nous appartient plus. Avons-nous bâti ? Avons-nous débâti à mesure que nos mamans bâtissaient ?
Il y a cinquante ans, nous, Canadiens, avions le droit et la liberté d'aimer notre pays sans réserves et à l'exclusion de tout autre pays. Aujourd'hui, il nous est à peine permis de dire que nous préférons le Canada à tout autre pays. Avons-nous avancé ? Avons-nous reculé ?
Et encore une fois, ce ne sont pas les fils qui nous ont manqué. Dieu merci, nos femmes chrétiennes ne sont pas en faute. Des fils, nous en avons eu et nous en avons encore. Paraît que leur devoir est de sauver la civilisation européenne, la civilisation chinoise, la civilisation russe, etc. Et nous en avons assez pour sauver notre pays par-dessus le marché si on leur en donne la chance.
Dans le monde, il y a des as d'hommes, c'est-à-dire des hommes supérieurs qui réussissent n'importe où. Et dans la considération des problèmes humains, il ne faut pas se laisser hynoptiser par le succès d'un as humain.
Au temps de la domination française, il y avait des as d'hommes, des as en colonisation qui venaient en Nouvelle-France malgré l'incurie de Versailles. Et les viveurs de la cour en étaient tout fiers. Le résultat de s'endormir sur la gloriole de ces as, ce fut l'infériorité vis-à-vis des colonies anglaises que l'Angleterre soutenait et aidait efficacement.
Puis, ce fut la Guerre de Sept Ans. Alors comme aujourd'hui il y avait des as d'hommes parmi les soldats qui gagnaient des escarmouches et même des batailles, malgré les bassesses de Bigot et de certains autres chefs. On s'endormait sur la gloriole de ces héros. Le résultat fut la perte du Canada pour la France.
Au temps de l'exode vers les États, il y avait comme aujourd'hui des as de cultivateurs et de colons qui réussissaient à force de valeur et les dirigeants s'endormaient dans l'admiration de ces succès, jusqu'au point de dire que, si tous ne réussissaient pas comme les as, c'était de leur faute. On a même été jusqu'à dire que ceux qui partaient étaient des paresseux et que leur départ était un débarras. Résultat pour nous, Canadiens : la perte de notre majorité en Canada.
En 1924-26, les fondateurs et premiers dirigeants de l'U.C.C. ont vu et ressenti le mal de notre agriculture. Ils ont voulu le dénoncer, ils ont voulu indiquer les remèdes curatifs et préventifs du mal qu'ils constataient et de la crise qu'ils pressentaient sans pouvoir dire quand elle éclaterait. Mais alors comme aujourd'hui, il y avait des as de cultivateurs et de colons qui réussissaient malgré tout à vivre et même prospérer un peu. C'est si rare qu'un as d'atout se fasse manger !
Le succès de ces quelques hommes supérieurs, encore une fois des as !, a servi à faire du bruit pour étouffer la voix de ceux qui voulaient guérir le mal déjà fait et prévenir le mal qu'ils pressentaient.
Laurent BARRE