Mes bien chers amis,
Si l'on disait à une mère de famille très occupée par les travaux de sa maison :
— " Madame, les journaux nous annoncent de grandes innovations qui s'en viennent, qui ont déjà commencé dans certains endroits et qui vont s'étendre de plus en plus.
— " Quoi donc ? " va demander la dame.
— " C'est que bientôt votre travail de préparations des repas se fera tout seul; vous n'aurez plus qu'à décider ce que vous voulez servir et quelle quantité. De même votre lavage, votre repassage, votre raccommodage se feront tout seul, de même vos autres corvées quotidiennes. Cela Madame, ça s'appelle automation."
Croyez-vous mes chers amis que cette maman va lever les bras au ciel de désespoir, se lamenter parce que ces inventions menacent de lui donner congé ? Mais non, assurément. Elle va être contente de pouvoir enfin s'occuper davantage personnellement de l'éducation de ses enfants, de son propre perfectionnement aussi. De l'ornementation de sa maison, de donner plus de temps à des petites occupations de son choix qui font son agrément quand elle a du temps libre soit à l'intérieur soit dans son jardin.
Mais laissons Madame savourer, car elle sait le faire, la joie de ses propres plans advenant que la nouvelle soit vraiment fondée et tournons-nous vers l'industrie, vers la production industrielle car c'est là surtout que l'automation est déjà une réalité en croissance. Or, là, au lieu de faire des rêves de bonheur, on se torture les méninges pour chercher le moyen de se défendre contre les effets de l'automation comme s'il s'agissait de la menace d'un monstre.
Tout récemment, Monsieur Marchand, président de la Confédération des syndicats nationaux, déclarait que si l'automation continue au rythme actuel, d'ici vingt ans toute la conception du travail devra être changée. Mais oui Monsieur Marchand, il faudra bien en venir là, à reviser la conception actuellement déformée du travail, du travail salarié s'entend, puisque c'est le seul qui préoccupe vos syndicats.
L'industrie a pour but de fournir les produits réclamés par les besoins. Si ces produits viennent de plus en plus tout seul vous devez bien envisager une civilisation d'hommes libérés de l'emploi et non plus une civilisation d'hommes embauchés. N'attendez pas trop tard à faire ce noviciat car la situation commence déjà à être incompatible avec la politique qui vous obsède. Vous et bien d'autres avec vous et tous les gouvernements avec vous, vous vous acharnez à chercher les moyens d'empêcher cette libération de l'emploi. Vous ne croyez qu'à la politique du plein-emploi alors que l'automation dés-emploi de plus en plus.
Mais il n'y a pas que les chefs ouvriers et les hommes politiques seulement à ne croire qu'à l'embauchage quand le progrès remplace les embauchés par l'électronique, à ne croire qu'aux salaires quand le progrès remplace la production salariée par la production automatisée. Les économistes de profession sont eux aussi aux abois; c'est le cas par exemple du révérend Père Émile Bouvier, Jésuite, actuellement professeur d'économie politique à l'université de Sherbrooke. Outre ses cours aux étudiants d'université, le Père Bouvier en donne aussi au grand public dans ses séries de leçons à la télévision de Sherbrooke. Le quotidien français de cette ville, La Tribune, écrivait le 3 février dernier :
Le révérend Père Émile Bouvier de la Société de Jésus, docteur en économique, a déclaré samedi que les autorités gouvernementales, les syndicats ouvriers, les industriels devraient collaborer ensemble afin de trouver une solution au problème de l'automation. L'économiste a décrit l'automation comme l'un des problèmes les plus graves de l'économie moderne parce qu'elle a pour effet d'augmenter le chômage en même temps qu'elle hausse la production. Fin de la citation.
Vous avez bien compris ? L'automation hausse la production tout en donnant moins de travail aux hommes. Les produits augmentent avec moins d'employés à l'ouvrage. Et le Père Bouvier trouve que c'est le plus grave problème de l'économie moderne. L'économie moderne a donc le grand défaut de donner congé aux hommes, faisant exécuter l'ouvrage par des machines productrices elles même commandées et surveillées par des machines électroniques.
Mais est-ce que les hommes de tous les temps n'ont pas cherché à soulager leurs peines ? À obtenir le plus possible de biens avec le moins possible de labeur ? Depuis l'invention du levier, depuis l'invention de la roue, est-ce que les hommes n'ont pas toujours continuer à chercher de nouveaux auxiliaires, de nouveaux serviteurs dans la force musculaire des bêtes d'abord, puis dans la force des cours d'eau, dans celle du vent, puis progrès remarquable, dans l'énergie de la vapeur, dans celle du pétrole, dans celle de l'électricité et voici maintenant l'électronique : des machines marchent sans avoir besoin d'hommes pour les alimenter ni pour les surveiller.
Tout au long de ces progrès, y eut-il des gens Marchand, des Pères Bouvier pour lever les bras au ciel et crier au malheur ? Y eut-il des chefs de syndicats et des docteurs en économique pour appeler au secours, au secours gouvernement, au secours syndicats ouvriers, au secours industriels, le danger dans la place : voici que les produits se mettent à sortir tout seul de nos usines ? Quelle catastrophe …!
Le Père Bouvier est un économiste. Il sait analyser les chiffres et les courbes de la production et de l'emploi. Or, il prévoit que la production industrielle n'emploiera bientôt plus que 30 % des effectifs ouvriers disponibles. " Il faudra, conclut-il que les 70 autres pour cent se trouvent de l'emploi dans les professions libérales, dans les secteurs des services, sauf le nombre de plus en plus petit que l'agriculture pourra encore retenir. " Et si le 30 % diminue encore, si des successeurs du Père Bouvier le font tomber à 10, 5 %, vont-ils décider que c'est la fin de la civilisation ? Pourquoi ne pas conclure plus logiquement et plus humainement que les hommes devront se trouver des activités libres occupés à leurs goûts, les loisirs que leur apportent ainsi l'automation ?
Le Père Bouvier croit-il donc que l'homme a été créé et mis au monde pour être embauché ? Mais voilà, le Père se croit obligé de raisonner en dedans des limites d'un système qui ne marche pas du tout au pas de l'automation; il reste accroché, (le Père Bouvier) il reste accroché comme un dogme de foi au règlements financier qui veut que le droit aux produits, le pouvoir d'achat, ne vienne que par l'embauchage, que par l'emploi dans la production. L'automation elle ne se croit pas liée par des ciboulettes du passé. Elle affranchit de l'emploi mais notre docteur en économique lui se croit lié inexorablement par le mode de distribution du passé. Il ne peut pas s'affranchir d'une notion qui soumet obligatoirement le droit au travail à l'emploi dans la production, le droit aux produits, à l'emploi dans la production. Donc, conflit entre le progrès accéléré dans la production et les formules figées des manuels économiques.
Dans ce conflit ou dans cette course, mon Père, vous êtes battu d'avance; l'électronique va plus vite que votre enseignement. Ni vous ni les gouvernements ni les syndicats de toutes classes ni les industriels de toutes variétés collaborant ensembles tant que vous voudrez, ne pourront empêcher ce que vous constatez si bien : plus de production avec moins d'employés.
Vous savez d'ailleurs très bien que votre règlement de l'emploi pour avoir le droit de vivre ne tient déjà plus. La première des suggestions que vous présentez pour venir à bout du problème est en effet l'établissement du salaire annuel garanti dites-vous, combiné avec les allocations d'assurance-chômage. Le salaire annuel garanti cela veut dire payer le salarié pour 52 semaines même s'il n'est à l'ouvrage que 40, 35 ou 30 semaines. L'argent pour les semaines sans emploi ne serait sûrement pas lié à l'emploi. C'est comme l'allocation de chômage; elle n'est pas liée à l'emploi. Elle est au contraire liée au non emploi. Le règlement financier que vous voulez respecter, celui qui cause tout le trouble en face de l'automation est donc bien condamné à sauter. Et il faudra de plus en plus des sources de revenus extérieures à l'emploi. Prenez-en votre parti mon Père. Plus la production se passera d'emplois, plus l'argent pour obtenir les produits devra venir en dehors de l'emploi. Autrement, les produits s'accumuleront, le chômage s'étendra à cause de la bêtise que vous vénérez autant qu'à cause de l'automation elle-même. Et ce serait une situation trop explosive pour tenir longtemps même si vous quittiez votre chaire de professeur d'économique pour vous faire prédicateur de patience.
Vos autres suggestions pour régler ce que vous appelez un problème quand ce devrait être salué comme une bénédiction ne peuvent que faire rire de vous par les gens plus familiers avec le bons sens qu'avec le jargon des économistes. Prévoir, dites-vous la polyvalence de l'ouvrier en lui assurant une formation professionnelle d'un caractère plus général. Ce qui veut dire, n'est-ce pas, faire de chaque ouvrier un menuisier, plus un mécanicien, plus un électricien, plus un plombier, plus un soudeur, plus un tourneur, plus un tisserand, plus un boucher, plus, plus plus.
Votre troisième suggestion écourter la durée des conventions collectives. Vaut-elle mieux ? Des conventions collectives entre qui et qui ? Entre l'électronique et les chômeurs ? Puis, des conventions collectives qui sont déjà bien courtes il faudrait les raccourcir encore ? Promouvoir ainsi l'instabilité dans les contrats à mesure de l'instabilité dans l'emploi ? Être toujours en renégociations entre patrons et les ouvriers qui restent ? Belle suggestion, vraiment!
Et l'autre, votre dernière suggestion : assurer la sécurité des travailleurs par une politique de transfert inter-usines. Vous ne trouvez pas mon Père que les ouvriers courent déjà assez d'une place à l 'autre en quête d'emploi ? Il faudrait installer ça comme un système. Vous dites inter-usine. Entre quelles usines donc ? Croyez-vous que l'automation va visiter les usines seulement à tour de rôle ? Qu'elle va sortir d'une place quand elle entrera dans une autre et que les ouvriers devront se précipiter dans la place qu'elle a quittée ? Et si des ouvriers chassés d'une usine par l'automation s'en vont à une autre, ils ne pourront y entrer qu'à n'en faisant sortir d'autres. Quelle sera cette solution-là ?
Il y a une solution mon Père mais vous n'en voulez pas. C'est pourtant la solution commandée par le problème lui-même et une solution aussi à la taille du problème. Quelle est-elle ? Dissocier le pouvoir d'achat de l'emploi dans la mesure ou le progrès dissocie la production de l'emploi. Autrement dit, automatiser le pouvoir d'achat à mesure que s'automatise la production. Mettre l'automation dans le porte-monnaie à mesure qu'elle entre dans la production. Cela nécessite évidemment l'introduction d'un grain de philosophie nouvelle dans la politique financière. De l'argent dissociée de l'emploi, cela ne peut plus être un salaire; c'est dividende que ça s'appelle. Les capitalistes à piastres le savent et vous le savez aussi mon Père. Vous pouvez avoir le mot dividende en horreur mais ceux qui touchent périodiquement des dividendes s'en accommodent fort bien et vous ne leur faites sûrement pas un devoir d'aller s'en confesser.
Si les hommes de piastres peuvent ainsi recevoir de l'argent sans travailler pourquoi les autres n'auraient-ils pas le droit d'en recevoir autant quand c'est progrès qui les met sans emploi ? Ce progrès il me semble est un bien communautaire qui appartient à tout le monde et personne en particulier ne peut dire que c'est rien qu'à lui. Et ce progrès, capital réel, capital communautaire, contribue bien plus à la production que les bras dont elle se libère de plus en plus ou les piastres qui par elles-mêmes ne feraient pas grand chose.
Donc dividende social périodique pour automatiser le pouvoir d'achat. Il est temps que vous y veniez mon Père. Si ce terme là dividende ne vous plaît pas parce qu'il a été popularisé par des gens sans diplômes, vous pouvez fort bien désigner la chose sous un autre nom. C'est la chose et non pas le mot qui compte, voyez-vous. Mais de grâce, cessez de crier au loup devant un progrès qui devrait permettre aux hommes d'être moins accaparés par la seule production matérielle et de pouvoir se livrer à d'autres fonctions humaines qu'à la seule fonction économique.