Un religieux, qui est en même temps professeur d'un cours commercial, nous soumet le problème et les questions qui suivent.
Le problème :
Je suppose un État de 10,00 habitants. Dans ce pays, l'industrie, l'agriculture et les professions libérales sont normalement développées ; les magasins regorgent de tout ce qu'il faut pour le bien-être de la population. Il y manque cependant une chose : par impossible, ce pays n'a aucune monnaie.
Le gouvernement de ce pays fait appel à des capitalistes étrangers, des banquiers américains. Il ne peut être question que d'obtenir une monnaie saine, dans le sens le plus strictement orthodoxe du mot, soit de l'or et pas autre chose.
Les banquiers expédient au gouvernement du petit pays des lingots d'or pour une valeur de 100 millions de dollars. Philanthropes, ils ne chargent au gouvernement débiteur qu'un intérêt de 2 pour cent par année, laissant à sa discrétion le remboursement du capital.
Le gouvernement fait frapper des pièces d'or de différentes dénominations pour un montant total de 100 millions, puis, pénétré des sentiments les plus démocratiques, répartit cette somme entre tous les citoyens, donnant au début une part égale de $10,000 à chacun des habitants. Les citoyens ont toute liberté pour employer cet argent à leur guise. On peut être sûr pour une chose, que l'égalité de fortune-argent ne durera pas longtemps : par les achats et les ventes, les laborieux en auront vite plus que les paresseux, et c'est juste. Mais là n'est pas le point, je désire surveiller le niveau du volume de l'argent disponible plutôt que sa répartition.
Après dix ans, l'État doit ses 100 millions, les banquiers étrangers ont perçu 20 millions et le pouvoir d'achat du peuple est réduit à 80 millions.
Après dix autres années, l'État doit encore 100 millions, les banquiers ont soustrait 40 millions et le peuple garde 60 millions.
Après dix autres années, l'État doit toujours 100 millions, les banquiers ont soustrait 60 millions et le peuple n'a plus que 40 millions.
La situation devient intenable. On dénonce la crise. On change de gouvernement.
Les banques consentent un nouveau prêt. Disons qu'elles ne prêtent que l'argent perçu en intérêt, soit les 60 millions soustraits en trente ans. Elles consentent encore le prêt à 2 pour cent sans presser le remboursement du capital.
Du coup, le pouvoir d'achat du pays remonte à 100 millions, comme au début. Mais la dette bondit au niveau de 160 millions, commandant non plus vingt mais trente-deux millions d'intérêt en dix ans.
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Après dix années, l'État doit toute sa dette de 160 millions, les banquiers ont soustrait 32 millions et le pouvoir d'achat du peuple est abaissé à 78 millions.
Après dix autres années, l'État doit encore 160 millions, les banquiers ont perçu 64 millions et le peuple n'a plus que 36 millions.
Après dix autres années, l'État doit toujours 160 millions, les banquiers ont soustrait 64 millions et le peuple ne dispose que de 36 millions.
Nouvelle crise, plus aiguë que la première. Nouvelle élection. Nouveau gouvernement.
Les banquiers, très honnêtes et bienveillants, avancent un nouveau prêt, rien que l'argent sain perçu en intérêts, soit 64 millions.
Le pouvoir d'achat du peuple remonte au niveau d'origine, 100 millions ; mais la dette publique fait son ascension à 224 millions. Elle commande, à 2 pour cent, près de 45 millions d'intérêt en dix ans. Aussi la déplétion du pouvoir d'achat par l'intérêt soustrait ne prendra pas trente ans à produire une crise.
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Dès après la dixième année, alors que l'État garde toute sa dette de 224 millions, les banques ont soustrait 44 millions et 800 mille dollars, et le peuple souffre de n'avoir plus que 55 millions et 200 mille dollars.
Panique. Crise. Menaces de révolutions. Appel au peuple. Nouveau gouvernement.
Nouveau prêt. Nouvelle rénovation du pouvoir d'achat à 100 millions. Dette sans précédent de 268 millions et 800 mille dollars. Charges d'intérêt annuel sans précédent. Taxes écrasantes. Retour de la crise d'argent à brève échéance.
Les crises se font ainsi de plus en plus fréquentes. Les experts peuvent les prévoir avec une précision presque mathématique, mais vu qu'ils sortent d'universités orthodoxes, ils persistent à dire qu'elles sont inévitables.
a) Avec le système actuel, même en supposant la monnaie tout en or, la population stable, le rythme de production uniforme et l'absence de corruption politique, les crises de pouvoir d'achat tendent à se rapprocher de plus en plus, du seul fait de l'intérêt sur l'émission de l'argent.
b) Si l'on rehausse le pouvoir d'achat par des emprunts aux banques, les crises peuvent être temporairement soulagées ou quelque peu retardées. Mais elles gagnent en acuité, puisque les tranches d'intérêt sont plus fortes.
c) Le remède ne serait-il pas de substituer l'État au syndicat bancaire ? Plus de dette nationale. L'État cependant percevrait un certain intérêt qu'il distribuerait dans le peuple lorsque le pouvoir d'achat diminuerait.
Dites-moi si j'ai bien compris et si ce calcul est parallèle à la réalité.
La conclusion a) est exacte. Le tableau de l'exemple le prouve à l'évidence. La réalité est pire encore, parce qu'il y a développement de la population, augmentation des capacités de production, nécessitant une augmentation de monnaie, donc une augmentation de dette. Que l'argent soit en or, en papier ou en comptabilité, les résultats sont les mêmes, tant que le mode d'émission crée une dette et oblige à soustraire plus d'argent qu'il en a été émis.
La conclusion b) est exacte pour les mêmes raisons.
Il est oiseux de rétorquer que, si les banques sont dans le pays, elles remettent en circulation l'argent qu'elles soustraient en intérêt. De par le système même, elles grèvent le capital émis d'un intérêt perpétuel, le capital ne pouvant être remboursé sans tout paralyser. Les charges d'intérêt s'accumulent à un point où elles constituent une fraction trop considérable du capital de roulement. On ne peut augmenter celui-ci que par le même mécanisme. Il faut ou crever ou aggraver la situation.
Le seul fait que tout l'argent du pays est dû plusieurs fois prouve que l'argent soustrait n'est pas remis en circulation sous forme de pouvoir d'achat, mais sous forme de nouvelles dettes.
La solution c) n'est pas parfaite ; elle ne fait pas la distinction entre le contrôle du volume de l'argent et le titre de propriété de l'argent.
Il faut substituer l'État aux banques pour l'émission de l'argent, oui. Mais l'État ne doit pas, comme aujourd'hui les banques, se considérer propriétaire de l'argent et le prêter à intérêt.
L'État doit, comme dans l'exemple, d'ailleurs, distribuer gratuitement l'argent nouveau aux membres de la société et leur en abandonner l'usage. L'argent est propriété de la société, pas de son gérant ou de son comptable.
Les banques demeurent comme réservoirs d'épargne et offices de placement et de profit.
L'intérêt sur l'émission de l'argent n'a aucune justification. L'intérêt sur les placements d'argent en cours peut être justifié, mais la société, par son gérant, doit voir à l'émission d'argent pour augmenter la circulation, afin que les intérêts sur les placements n'épuisent pas le pouvoir d'achat. D'ailleurs les placements aboutissent généralement à une augmentation de production : il faut donc une augmentation parallèle des instruments d'échange.