(Article de Louis Even, paru dans Vers Demain du 15 avril 1945.)
On appelle monnayage la fabrication de monnaie. Monnayer de l'or, de l'argent, c'est prendre du métal d'or, du métal d'argent, et en frapper des pièces de monnaie, acceptées dans les pays qui reconnaissent les pièces d'or et d'argent.
Dans le commerce moderne, la monnaie qui déplace le plus de marchandises n'est pas la monnaie d'or et d'argent, mais la simple monnaie scripturale des banques, le crédit monnayé, qui change d'un compte à un autre et sert aux transactions sans déplacer l'argent de métal ou de papier.
Le fait d'inscrire de ces crédits pour la première fois dans un compte, d'où ils vont passer dans la circulation, a donc tout l'effet d'un véritable monnayage. Et le fait de faire disparaître ce crédit, en le cancellant totalement, lors d'un remboursement à son monnayeur, est une véritable destruction de l'instrument d'échange.
Si nous appelons argent tout ce qui sert à payer, à acheter, à libérer des dettes ou des taxes, on doit certainement reconnaître que plus la production d'un pays augmente, plus il faut d'argent en circulation ; sinon, la production s'accumule et les producteurs arrêtent.
L'augmentation de production d'un pays est un progrès pour ce pays. Ce progrès peut être dû à une augmentation de la population capable de produire. Il est ordinairement dû bien davantage à des moyens nouveaux et plus efficaces pour exploiter le sol, le sous-sol, les forces motrices et toutes les autres ressources du pays.
Comment l'argent en circulation peut-il augmenter lorsque le progrès augmente la production ? D'une seule manière : par les émissions nouvelles d'argent ou de ce qui sert d'argent.
Or, aujourd'hui, toutes ces émissions nouvelles n'entrent en circulation que sous forme de prêts, par des banques, à des gouvernements ou à des entrepreneurs.
Il ne peut s'agir ici de simples prêts d'argent déjà existant : cela n'augmenterait nullement la circulation totale, ce serait un simple déplacement d'argent d'une personne a une autre, d'une institution a une autre.
Quand nous parlons d'augmentation d'argent pour faire face à une augmentation de production, il ne peut être question que de monnaie nouvelle ajoutée à l'ancienne, que de mise en circulation de monnaie qui n'était pas en circulation auparavant. Cette monnaie peut être en métal, ou en papier, ou en simples comptes créditeurs à la disposition des industriels ou des gouvernements, cela importe peu, pourvu qu'elle soit volontiers acceptée pour payer des produits ou des services.
Où et comment se fait l'augmentation ? L'industriel qui emprunte gage ses propriétés acquises, mais cela ne suffit pas. Il faut qu'il envisage un développement profitable avec l'argent qu'il emprunte. Il faut qu'il projette, à la satisfaction du banquier, une augmentation de production, dont la vente permettra de rembourser la banque prêteuse. Les garanties sont entre les mains du banquier, c'est vrai : mais la banque ne tient point du tout à saisir les propriétés gagées, cela ne l'intéresse pas, c'est un pis-aller en cas d'insuccès de l'entrepreneur. Ce que la banque veut, c'est de l'argent, car son commerce est un commerce d'argent.
C'est donc bien le progrès, envisagé comme très réalisable, qui est le véritable déterminant du prêt.
Pour effectuer ce prêt, la banque place le montant au crédit de l'industriel qui emprunte. Les chèques sur ce crédit paieront la main-d'œuvre et les autres déboursés de l'industriel pour établir de nouveaux moyens de production dans le pays.
L'augmentation des moyens de paiement, faite par cette inscription de crédit au compte de l'emprunteur, est donc purement et simplement un monnayage du progrès. Sans progrès dans la production, cette expansion monétaire ne serait pas possible ; ou bien elle ne serait que de l'inflation, et l'inflation, au lieu d'augmenter le pouvoir d'achat réel, diminue le pouvoir d'achat de tout le monde.
Avant d'aller plus loin, voyons à qui est attribuable ce progrès que le banquier monnaye pour prêter à l'entrepreneur.
Le progrès est la résultante de bien des choses : pas seulement de l'initiative de l'industriel ni du travail de ses collaborateurs, mais aussi et peut-être surtout de l'application d'inventions, de procédés scientifiques, qui constituent un véritable héritage culturel commun. Personne ne peut se proclamer propriétaire unique des améliorations nouvelles : elles sont un nouvel anneau dans la chaîne du progrès, mais un nouvel anneau qui serait impossible sans les précédents.
L'initiative de l'entrepreneur et les activités qu'il va enrôler apportent certainement une part au progrès : cette part est privée et doit donner une récompense à ses auteurs, sous forme de profits ou de salaires. Mais la part qu'y apporte la société elle-même est de plus en plus considérable.
Et quelle part y apporte le banquier ? Le banquier ne fait que ratifier l'évaluation du progrès. Il accepte ou refuse de monnayer le progrès que l'emprunteur projette de concrétiser.
Quel est maintenant le résultat du monnayage pour les divers intéressés : l'emprunteur, le public, le banquier — sous le régime actuel ?
Commençons par le banquier. C'est bien lui le premier bénéficiaire d'un progrès auquel il ne contribue pas personnellement, et sur lequel il n'a pas plus de droit que les autres membres de la communauté.
Remarquons bien, en effet, que le banquier accomplit une double fonction dans l'opération décrite. Il monnaye le progrès, puis il prête le fruit du monnayage.
Lorsqu'il monnaye le progrès, il accomplit un acte de souverain. Il le fait en vertu d'une charte que le gouvernement fédéral lui a octroyée. Il fait acte de souverain, par une simple délégation de pouvoir, d'un pouvoir qui de droit réside dans le gouvernement souverain. Le fruit de cet acte doit donc être un fruit social, un bien communal.
Mais il n'en est rien. A peine Monsieur Jones, souverain, a-t-il monnayé le progrès, il fait cette monnaie propriété de Monsieur Jones, banquier. Et notre artiste, redevenu simple banquier, préte bel et bien, au profit de la banque, l'argent qu'il vient de monnayer lorsqu'il exerçait le rôle de souverain par délégation d'un pouvoir existant pour le bien commun.
Cette même personne, souverain pour monnayer et banquier pour prêter, profite donc du premier rôle, du rôle de souverain, pour passer au banquier prêteur ce qui devrait de droit appartenir au peuple.
C'est une spoliation, issue d'une prévarication. Et non seulement le banquier est-il le premier et principal bénéficiaire du monnayage et du progrès ; mais il en est aussi le bénéficiaire le mieux protégé. Il ne peut pas perdre, même si l'emprunteur fait un échec de son entreprise, puis qu'il a en main des gages sur des acquisitions passées de l'emprunteur, et ces acquisitions dépassent toujours en valeur ce que le banquier a prêté.
Quelle est la part de l'emprunteur ? Lui aussi pourra tirer profit du monnayage du progrès, pourvu : premièrement, qu'il réussisse à établir le moyen de production projeté ; deuxièmement, qu'il soit assez habile ou assez violent pour extraire du public plus d'argent qu'il y met en circulation.
Le bénéfice de l'emprunteur est moins assuré que celui du banquier. S'il échoue dans son entreprise, il en sort plus pauvre, puisque le banquier saisit les biens que l'emprunteur a gagés.
Et le public ? Les membres de la société, dont l'héritage culturel commun forme peut-être la partie la plus considérable du progrès, n'ont comme tels aucune part au monnayage de ce progrès. Ils n'en ont pas, parce que le souverain qui a fait le monnayage a oublié le peuple et n'a pensé qu'au banquier.
Ceux qui travaillent reçoivent un salaire, salaire payé grâce au monnayage, oui ; mais ils doivent collectivement, comme consommateurs, payer pour le produit de leur travail plus qu'ils reçoivent en salaires, puisque l'entrepreneur doit retirer tout l'argent qu'il laisse aller, plus son profit personnel fort légitime, plus le remboursement au banquier qui s'est approprié dès l'origine le fruit du monnayage.
Comme ce remboursement, pour être intégral, doit être supérieur à l'emprunt, et comme il est collectivement impossible de rentrer plus d'argent qu'il en sort, il y aura nécessairement quelque part banqueroutes, ou ruines, ou accumulation de dettes privées ou publiques.
Toutes ces choses pèsent sur la communauté. La ruine de quelques-uns est une charge pour l'ensemble. Les dettes privées ne se paient qu'en surchargeant les prix pour l'acheteur. Les dettes publiques ou les intérêts sur les dettes publiques croissantes ne se paient qu'en surtaxant les contribuables.
Au lieu d'un public qui bénéficie du progrès, on a donc un public écrasé sous un fardeau croissant à mesure que le progrès se traduit par un argent-dette. Si la mise en circulation du monnayage du progrès cause un bien-être temporaire, ce temporaire est de courte durée ; les conditions mêmes de la mise en circulation imposent des saignées désagréables et épuisantes.
Ajoutons que les banquiers ont de plus en plus autour d'eux une clientèle d'emprunteurs bienvenus, parce que ces emprunteurs se sont montrés efficaces pour piller le public. Ce sont les sans-scrupules dont parle le Pape. Peu agréables à Dieu et à ses anges, ils sont pour les banquiers la crème de l'humanité. Et c'est ainsi que, autour du banquier souverain et prêteur, se greffent les monopoles puissants qui étouffent toute concurrence et empestent l'atmosphère économique.
Le monnayage du progrès, tel que nous l'avons, est donc une injustice, un vol, un illogisme, une concentration de la richesse et une manufacture de chaînes.
C'est le gouvernement qui, au nom de la société, devrait monnayer le progrès. A mesure que la production du pays augmente, c'est lui-même qui devrait augmenter l'argent, ou le crédit-argent, et le faire pour le bien de tous les membres de la communauté.
Pour le bien de tous et de chacun, en distribuant gratuitement à tous et à chacun, sous forme de dividende social, les droits au progrès du pays.
Les entrepreneure et les travailleurs auraient leur récompense, par la vente ainsi facilitée de leurs produits ou de leur travail. La finance viendrait, libre de dette, par les consommateurs, à qui le monnayage aurait profité directement, au lieu de venir sous forme de dette par le banquier qui saisit le fruit du monnayage.
Et si le gouvernement fédéral ne veut pas ainsi libérer le peuple du joug du banquier-souverain, le gouvernement provincial peut le faire plus graduellement, mais efficacement quand même, par un mécanisme financier provincial dont les citoyens se serviraient librement, au lieu de rester accrochés au système spoliateur des banques.