Le premier numéro de Relations nous fournit ces lignes :
"La démocratie, par essence, est le régime de la pensée libre ; le totalitarisme, celui où les esprits, ne pouvant plus librement s'exprimer, en arrivent même à ne plus penser librement.
"Que faites-vous contre notre totalitarisme de l'intérieur ?
"Que faites-vous pour que la presse, libérée des sollicitations des puissances d'argent, des injonctions de l'esprit de parti, des influences indues, exprime sans concession une pensée compétente, loyale vis-à-vis d'elle-même et sincère en face des faits ?"
Le totalitarisme de l'intérieur, le musellement de la presse — existerait-il telle chose au Canada ?
Oui certes. Et ici, il n'est nullement question de la censure de guerre. Dieu merci, nos censeurs de la presse n'ont pas perdu le sens démocratique. Sans doute qu'il existe des règlements pour la sécurité du pays. Mais ces règlements n'empêchent pas de s'attaquer à des puissances qui, elles, ont l'esprit totalitaire.
Il y a bien, pour les journalistes, une difficulté circonstancielle à débrouiller ce qui est vrai, ce qui est faux, ce qui est important, ce qui est démesuré, dans le flot de propagande nécessairement unilatérale qui inonde tout pays en état de guerre.
Mais c'est quelque chose de plus constant, de plus "naturalisé", donc de plus pernicieux, que souligne la citation ci-dessus : les sollicitations des puissances d'argent et les injonctions de l'esprit de parti. Les dernières ne sont pas sans relation avec les premières. Relations de dépendance, relations de promiscuité, de concubinage même, dont naissent des rejetons monstrueux, pour le malheur de la province et du Canada.
Comptez les journaux dissociés de tout parti politique. Ils sont rares.
Comptez ceux qui sont parfaitement indépendants des puissances d'argent. Plus rares encore.
Nous ne voulons pas dire que les journaux soient payés pour tromper, même si le cas n'est pas inconnu. Pas non plus qu'ils soient payés pour se taire — mais plutôt qu'ils sont incapables de vivre s'ils ne savent pratiquer un certain degré de silence obligeant.
Parcourez les pages d'un quotidien, quelle place y occupent les grandes annonces ? C'est cela qui fait vivre le journal. Et qui est-ce qui fournit les grandes annonces sinon de grosses compagnies ? Et où sont les grosses compagnies, qui ne sont pas ou liées aux institutions de crédit ou dépendantes d'elles ?
Les journaux n'ont pas besoin d'ordres formels ; il y a une consigne non écrite : celle qui découle de la hiérarchie actuelle de l'entreprise vis-à-vis de sa finance. Ce n'est pas un Pape ignorant qui écrivait : "Ceux qui contrôlent l'argent et le crédit sont devenus les maîtres de nos vies."
Qu'il s'agisse de la finance d'un journal ou de la finance d'un parti, la place de commande est à la finance.
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C'est un désordre. C'est placer la matière avant l'esprit. Le but de l'entreprise devrait en être l'âme. Mais l'argent a usurpé la place de l'âme, là comme ailleurs.
Ce désordre du capitalisme actuel ne sera pas redressé par des hommes qui acceptent le désordre. C'est sur les murs de toutes les salles où l'on s'assemble pour parler de réforme, qu'il faudrait graver cette parole :
"Le capitalisme sera réformé par des hommes d'ordre, ou il sera détruit par les autres."
Aussi peut-on trembler pour l'avenir de la Province, lorsqu'on voit avec quel acharnement on y écarte les hommes d'ordre pour confier ses destinées à des hommes-liges, à des incompétents, à des égoïstes, à des cabaleurs, pour dire le moins.
On se rappelle comment un renard de la politique, tartufé en prophète d'assainissement, armé d'un programme de délivrance, porté au pouvoir en 1936, avec l'appui d'hommes dignes et sincères, sut mettre de côté, persécuter et vilipender les meilleurs éléments de la députation. À tel point qu'écœurés par les procédés qui empestaient l'atmosphère du Parlement de leur Province, des hommes, comme le docteur Philippe Hamel et d'autres, préférèrent se retirer dans la vie privée et laisser le champ libre à ceux que ce jeu n'a pas encore dégoûtés.
Et pourtant,
"Le capitalisme sera réformé par des hommes d'ordre, ou il sera détruit par les autres."
Aussi la dictature économique continue-t-elle de plus belle, appauvrissant les masses, multipliant les esclaves, obnubilant les volontés, bâillonnant les sources de renseignements.
Et comme le remarquait Vers Demain dans son numéro du 15 décembre, pendant que la fleur des démocraties verse son sang pour la défense de la liberté contre des dictateurs militaires, qui donc ose inquiéter Mammon — "le monstre silencieux qui pèse sur les peuples, broie des millions de familles, diminue les vies humaines, sème partout des ruines physiques, morales et spirituelles ?"
Comme si le fait d'écraser Hitler et Mussolini suffisait pour établir la paix dans un monde livré aux mains de ceux qui contrôlent le sang de la vie économique. Sur cet autre front aussi, il faudra faire la guerre si l'on veut une humanité prospère dans la paix. C'est ce que déclarait sans périphrase l'évêque de Sherbrooke, Mgr Desranleau, dans son sermon du Jour de l'An :
"Il n'y aura pas de paix possible tant que quelques hommes, peut-être deux ou trois mille, posséderont pour eux-mêmes plus que les deux milliards d'hommes qui restent dans le monde. Ce régime est injuste, inhumain, antisocial ; il ne vient pas de la nature, ni de Dieu, mais de l'esprit du mal."
"Il n'y aura pas de paix possible tant que..." Voilà qui place les causes de guerre un peu plus en arrière que les faits qui déclanchent les hostilités. Voilà qui laisse entendre que, si l'on veut voir dans l'hitlérisme la cause immédiate du conflit actuel, l'hitlérisme lui-même est un effet.
Ce que suggère l'article déjà cité de Vers Demain lorsqu'il pose la question :
"Hitler et Staline existeraient-ils si Mammon n'était pas là ? "
Pour corroborer cette relation de cause à effet, l'auteur transporte brièvement l'esprit du lecteur sur une Russie tsariste misérable, sur une Allemagne républicaine en chômage, sur une Italie remuante en désarroi, sur une Espagne de masses affamées, sous les yeux d'une aristocratie insouciante.
Mammon, remarque-t-il, sait d'ailleurs financer les aspirants-dictateurs s'il pense y trouver le moyen d'affermir son emprise.
M. Maurice Tremblay, parlant devant la société Saint-Jean-Baptiste à Québec, le 15 janvier, exprimait-il une idée différente lorsqu'il disait : "Le régime (le capitalisme vicié) est puissamment établi dans le monde. Il mène le bal partout. Il fut, dans une certaine mesure, l'âme de la guerre actuelle. Il serait puéril de croire que le présent conflit est dû uniquement à la monstruosité de quelques hommes pervers. Au contraire, le capital anonyme, international, en demeure la cause profonde. C'est lui le grand coupable, c'est contre lui qu'il faut crier haro."
D'ailleurs, comme le remarque l'évêque de Sherbrooke, "ces vérités deviennent indiscutables pour tout esprit droit, et elles s'appuient sur l'autorité de l'Église, des papes Pie XI, Pie XII." Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas rencontrer avec des canons et des mitrailleuses ceux qui veulent s'imposer avec des canons et des mitrailleuses. Mais on doit convenir qu'il y a plus d'une sorte d'abus de force, et c'est affaiblir sa propre cause que se faire le champion du droit en tolérant une dictature intérieure dont les effets s'étalent aux yeux de tout l'univers. Dans le même sermon, Mgr Desranleau disait : "Le droit ne dépend pas de la force — ni de la force physique ; ni de la force militaire ; ni de la force financière."
Dictature du poing. Dictature des armes. Dictature de l'argent. Des croisés de la liberté peuvent-ils condamner les deux premières en courtisant la troisième ?
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Après avoir rappelé que "les papes n'ont pas attendu la guerre pour dire que l'injuste distribution des richesses doit disparaître." l'évêque de Sherbrooke ajoute : "On commence à l'admettre et à le dire dans les milieux officiels gouvernementaux."
Cela nous fait immédiatement penser à cette parole de l'Honorable Churchill, rapportée dans les journaux du 20 décembre :
"Lorsque la guerre sera gagnée, comme elle le sera sûrement, notre but devra être d'établir un ordre social où les avantages et les privilèges dont jouissait jusqu'ici une minorité seulement soient répandus beaucoup plus équitablement parmi les hommes et la jeunesse de la nation tout entière."
Les Anglais dont le ciel pleut des bombes peuvent trouver une note encourageante dans cette déclaration.
C'est cette note encourageante, l'exploitation de cette veine, que réclame monsieur Louis Even, dans son article de la page 2 de Vers Demain du 15 décembre, Pour la Victoire.
Qu'on promette à chaque citoyen des démocraties la sécurité économique possible avec les immenses richesses de la production moderne, dit-il, en somme, et l'on verra s'enthousiasmer les combattants de la liberté et tomber les armes des mains des totalitaires. Tout le monde, même dans le camp opposé, voudra le triomphe d'une cause qui permettra enfin à chacun de jouir d'une part équitable des richesses de la terre.
Pourquoi le gouvernement canadien, dans un pays riche à profusion, n'a-t-il rien de la sorte à offrir comme but de guerre ? Pourquoi, après dix années de privations devant l'abondance perdue, ne trouve-t-il rien de plus stimulateur que des appels au sacrifice ?
Qu'on ne nous dise pas qu'il suffit de chercher la victoire militaire et que le reste nous sera donné par surcroît. La chute d'un dictateur militaire n'entraîne pas nécessairement la chute du dictateur Mammon. On eut la victoire en 1918, et, après elle, un cortège de dettes, de monopoles, et une crise sans précédent. Il faut éviter cette répétition-là. Pour l'éviter, il faut en prendre les moyens.
Est-ce en prendre les moyens que continuer un régime où dit Vers Demain, "on peut combattre les dictateurs militaires sans s'endetter envers Mammon" ? Il n'est guère réconfortant, après avoir fourni labeurs, sueurs, privations et sang pour vaincre, de payer tribut à un Mammon enrichi et fortifié par la guerre.
La guerre contre Hitler ne se gagnera pas sans combat. La guerre contre Mammon non plus.
Des évêques anglais, tant catholiques que protestants, et parmi eux le cardinal Hinsley, archevêque catholique de Westminster, n'attendent pas la fin des hostilités pour formuler les points fondamentaux sur lesquels, selon eux, devra reposer une paix acceptable à l'humanité. Entre autres :
"Abolition de l'extrême inégalité des richesses et des possessions ;
Ressources de la terre employées comme des dons de Dieu à la race humaine tout entière."
Ils reconnaissent donc qu'on n'a pas ça aujourd'hui même dans nos démocraties. Ils expriment le vœu que "gouvernants et hommes d'État de tout le Commonwealth des nations britanniques accepteront ces principes." Ça comprend bien le Canada.
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Toutes ces réclamations contre Mammon n'empêchent pas leurs auteurs de vouloir gagner la guerre.
Churchill veut sûrement la victoire.
L'évêque de Sherbrooke veut la liberté de la personne humaine, actuellement foulée aux pieds par les dictateurs de toute espèce.
Les évêques anglais demandent à Dieu le triomphe des armes de leur pays.
M. Even et son journal apprécient assez la liberté de parole et d'écriture pour abhorrer tout régime à la Gestapo.
Les uns et les autres ne cherchent qu'à rendre la cause des alliés plus sacrée en voulant faire comprendre dans leurs buts de guerre la délivrance de l'humanité affamée par Mammon.
Nous souhaitons qu'ils se lèvent nombreux, ceux qui auront l'audace de se déclarer contre le totalitarisme intérieur, contre "les sollicitations des puissances d'argent, contre les injonctions de l'esprit de parti, contre les influences indues."
Par leurs paroles et par leurs écrits, ils contribuent à combler le vide que laissent des gouvernants paralysés par les contrôleurs du crédit. Ils aident à démentir la propagande hitlérienne qui veut lier la cause des démocraties à celle de l'or et de ses maîtres, à la protection d'un régime économique condamné par l'Église comme par le simple humanisme.
Aux lecteurs de Vers Demain en particulier : Puisque vous avez un journal absolument libre et des puissances d'argent et des injonctions de l'esprit de parti, soutenez-le, fortifiez-le, faites-vous un devoir de doubler sa circulation en lui apportant immédiatement chacun au moins un abonnement nouveau.
J. E. GRÉGOIRE
"L'avenir définitif appartient à la vérité, au droit et au devoir, et les éphémères succès de la politique de ruse ou de force auront fatalement leur lendemain de honte et de châtiment."
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"Le grand mal réside, non dans la défaite, mais dans la lâcheté qui refuse le combat.