Le 27 juin 2014, le gouvernement canadien dévoilait la maquette du nouveau pont devant remplacer en 2018 le pont Champlain, qui relie la ville de Montréal à la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Ce pont est très attendu, car le pont Champlain actuel, construit en 1962, est arrivé à toute fin pratique à la fin de sa vie utile, on doit même dépenser plusieurs millions de dollars à chaque année simplement pour l’empêcher de s’écrouler. Tout le monde s’accorde sur l’urgence de construire un nouveau pont, mais ce qui cause problème, bien sûr, c’est la façon de le financer...
Avec les routes menant au nouveau pont, on prévoit que le nouveau projet devrait coûter plus de 5 milliards de dollars. Alors on débat pour savoir qui devra payer le pont, et dans quelle proportion : le gouvernement canadien, le gouvernement québécois, la ville de Montréal, les villes de la rive sud du fleuve... ou les automobilistes traversant le pont ? Le gouvernement canadien veut installer un péage sur le nouveau pont, mais plusieurs répliquent que cela ne fera qu’augmenter le trafic sur les autres ponts de Montréal qui n’ont pas de péage. (Pour combattre cet effet, certains suggèrent même d’installer des postes de péage sur tous les ponts !)
Ce débat nous permet d’expliquer comment se ferait la finance des travaux publics sous un système de crédit social, et comment, par exemple, ce nouveau pont pourrait être financé.
Personne n’aime à payer des taxes, mais la plupart des gens s’imaginent qu’elles sont malgré tout nécessaires. Pourtant, si le système financier était conforme au réel, la plupart des taxes et impôts n’auraient aucune raison d’exister. Clifford Hugh Douglas, qui a conçu les propositions financières du Crédit Social, écrivait dans son livre Warning Democracy :
« Il est bien entendu que la taxation, dans sa forme actuelle, est un moyen non nécessaire, inefficace et vexatoire d’atteindre le but ostensiblement proclamé. Mais, bien qu’il en soit ainsi, une certaine forme de taxation est inévitable tant que doivent exister côte à côte les services publics et la production pour les besoins privés. Les services publics exigent une certaine quantité de biens et de travail ; le mécanisme par lequel ces biens et ce travail sont transférés du secteur privé au secteur public constitue, dans son essence, une forme de taxation. »
Dans la brochure Une finance saine et efficace, Louis Even éclaircit ce point-là :
« Lorsque le gouvernement fait construire, disons, une route, ou un bout de route, est-ce que cela entrave ou diminue le moins du monde la production de lait, de beurre, de légumes, de vêtements, de chaussures ou d’autres biens de consommation ? Est-ce que, au contraire, cette production n’est pas activée du fait que les salaires distribués aux travailleurs de la route stimulent la vente de ces biens de consommation ?
« Or, dans le système actuel, le gouvernement taxe les contribuables pour payer les travailleurs de la route. Il ôte de l’argent qui achèterait les biens de consommation, pour payer la construction de la route.
« Ce système n’est pas en rapport avec le réel. Si le pays est capable de produire à la fois les biens du secteur privé et les biens du secteur public, le système financier doit fournir l’argent pour payer les deux. Il n’y a aucune raison de diminuer le niveau de vie privé pour le niveau de vie public, quand la production du pays peut alimenter les deux.
« Sous un système financier créditiste, l’argent viendrait automatiquement pour financer toute production physiquement possible et réclamée par la population, qu’il s’agisse de production privée ou de production publique. »
Puisque l’argent nouveau, appartient à la société, la simple justice demande qu’il soit émis aussi par la société, et non par les banques. C’est exactement ce que propose le système dit du « Crédit Social », un ensemble de propositions financières énoncées pour la première fois en 1918 par l’ingénieur écossais Clifford Hugh Douglas : au lieu d’avoir un argent créé par les banques, un crédit bancaire, on aurait un argent créé par la société, un crédit social.
Il est bon de rappeler ici, surtout pour les nouveaux lecteurs de Vers Demain, que toutes les fois où il est fait mention dans ce journal de « Crédit Social », on ne parle pas de partis politiques pouvant porter ce nom, mais des propositions financières de C.H. Douglas, propositions qui pourraient être appliquées par n’importe quel parti politique au pouvoir.
De quelle manière serait émis cet « argent social » ? Le gouvernement nommerait une commission de comptables, un organisme indépendant appelé « Office National de Crédit », qui serait chargé d’établir une comptabilité exacte, où l’argent ne serait que le reflet exact des réalités économiques : l’argent serait émis au rythme de la production, et retiré de la circulation au rythme de la consommation. On aurait ainsi un équilibre constant entre la capacité de produire et la capacité de payer, entre les prix et le pouvoir d’achat.
Cette manière d’émettre l’argent n’implique donc aucun contrôle du gouvernement : l’argent ne serait pas émis selon les caprices des comptables ou des hommes au pouvoir, mais selon les statistiques de la production et de la consommation, selon ce que les Canadiens produisent et consomment.
De plus, parce que les salaires ne sont pas suffisants pour acheter toute la production existante, l’Office National de Crédit distribuerait à chaque citoyen un dividende mensuel, une somme d’argent pour combler le pouvoir d’achat, et pour assurer à chacun une part des biens du pays. Ce dividende serait basé sur les deux plus grands facteurs de la production moderne : l’héritage des richesses naturelles et des inventions des générations passées, tous deux dons gratuits de Dieu, qui appartiennent donc à tous. Ceux qui seraient employés dans la production recevraient encore leur salaire, mais tous, salariés comme non-salariés, recevraient un dividende. Au Canada, ce dividende pourrait être de 1000 $ par mois à chaque citoyen.
Et comment se ferait le financement des services et travaux publics avec un tel système d’argent social ? Chaque fois que la population désirerait un nouveau projet public, le gouvernement ne se demanderait pas : « A-t-on l’argent ? », mais : « A-t-on les matériaux, les travailleurs pour le réaliser ? » Si oui, l’Office National de Crédit créerait automatiquement l’argent nécessaire pour financer cette production nouvelle.
Supposons que la population désire un nouveau pont — prenons dans ce cas-ci l’exemple du nouveau pont Champlain — dont la construction devrait coûter 5 milliards de dollars. L’Office National de Crédit crée donc 5 milliards $ pour financer la construction de ce pont. Et puisque tout argent nouveau doit être retiré de la circulation lors de la consommation, ainsi l’argent créé pour la construction du pont devra être retiré de la circulation lors de la consommation de ce pont.
De quelle manière un pont peut-il être « consommé » ? Par usure ou dépréciation. Une des exigences du gouvernement canadien est que le nouveau pont de Montréal dure au moins 125 ans. Ce pont perdra donc un cent-vingt-cinquième de sa valeur à chaque année, par usure ou dépréciation. Pour que le remboursement de la construction corresponde à la réalité, on paiera donc à chaque année un cent-vingt-cinquième de la valeur du pont. Puisque le pont aura coûté 5 milliards $ à construire, il subira donc une dépréciation de 40 millions $ par année. C’est donc 40 millions $ qui devront être retirés de la circulation à chaque année, pendant 125 ans. (Il se peut fort bien que le pont en question dure plus que 125 ans, mais on n’aura plus à le payer au-delà de ces 125 ans.)
Est-ce que ce retrait de 40 millions de dollars se fera par les taxes ? Non, cela n’est nullement nécessaire, dit Douglas, il existe une autre méthode bien plus simple pour retirer cet argent de la circulation, celle de l’ajustement des prix (appelée aussi escompte compensé). Douglas disait à Londres, le 19 janvier 1938 :
« Le système de taxation, avec sa complexité, son caractère irritant, avec les centaines de personnes qu’il emploie, est un gaspillage complet de temps. Tous les résultats qu’il est supposé fournir pourraient être accomplis sans aucune comptabilité, par le simple mécanisme d’ajustement des prix. »
De quelle manière cet ajustement des prix fonctionnerait-il ? L’Office National de Crédit serait chargé de tenir une comptabilité exacte de l’actif et du passif de la nation. Cela ne nécessite que deux colonnes : d’un côté, on inscrirait donc tout ce qui est produit dans le pays durant la période en question (l’actif), et de l’autre, tout ce qui est consommé (le passif). Le 40 millions $ de dépréciation annuelle du pont, de l’exemple mentionné précédemment, sera donc inscrit dans la colonne “consommation” et ajouté à toutes les autres sortes de consommation ou disparition de richesses au pays durant l’année.
Un pays s’enrichit de biens lorsqu’il développe ses moyens de production : ses machines, ses usines, ses voies de transport, etc. Ce qu’on appelle biens de capital.
Un pays s’enrichit de biens, aussi, lorsqu’il produit des choses pour la consommation : blé, viande, meubles, habits, etc. Ce qu’on appelle biens de consommation.
Un pays s’enrichit de biens encore, lorsqu’il reçoit de la richesse de l’extérieur. Ainsi, le Canada s’enrichit de fruits lorsqu’il reçoit des bananes, des oranges, des ananas. Ce qu’on appelle importations.
D’autre part, les biens d’un pays diminuent lorsqu’il y a destruction ou usure de moyens de production : usines brûlées, machines usées, etc. C’est ce qu’on appelle dépréciation.
Les biens d’un pays diminuent aussi, lorsqu’ils sont consommés. Les aliments mangés, les habits usés, etc., ne sont plus disponibles. C’est la destruction par consommation.
Les biens d’un pays diminuent encore, lorsqu’ils sortent de ce pays : les pommes, le beurre, le bacon, envoyés en Angleterre, ne sont plus au Canada. C’est ce qu’on appelle exportations.
Supposons maintenant que les relevés d’une année donnent :
Actif |
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---|---|
Production de biens de capital | 3 milliards |
Production de biens consommables | 7 milliards |
Importations | 2 milliards |
Acquisitions totales (actif) | 12 milliards |
D’autre part :
Passif |
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Dépréciation de biens de capital | 1,8 milliards |
Consommation | 5,2 milliards |
Exportations | 2 milliards |
Diminution totale (passif) | 9 milliards |
On va conclure :
Pendant que le pays s’enrichissait de 12 milliards, il usait, ou consommait, ou devait céder 9 milliards.
Le coût réel de la production des 12 milliards, c’est 9 milliards. S’il en a réellement coûté au pays 9 milliards pour produire 12 milliards, le pays doit pouvoir jouir de ses 12 milliards tout en ne dépensant que 9 milliards. Les comptes nationaux montrent que le pays a produit pour une valeur totale de 12 milliards.
Douglas fait remarquer que le vrai coût de la production, c’est la consommation. Dans l’exemple du pont, le prix comptable était de 5 milliards $. Mais le prix réel du pont, c’est tout ce qu’il a fallu consommer pour le produire. Et s’il est impossible de déterminer pour un seul produit quel a été son prix réel, on peut, par contre, facilement savoir quel a été, durant une année, le prix réel de toute la production du pays : c’est tout ce qui a été consommé dans le pays durant la même période.
Ainsi, si les comptes nationaux du Canada montrent que, dans une année, la production totale du pays, privée et publique, a été de 400 milliards $, et que, pendant la même année, la consommation totale a été de 300 milliards $, cela veut dire que le Canada a été capable de produire pour une valeur de 400 milliards $ de biens et services, tout en ne dépensant, ou consommant, que pour une valeur de 300 milliards $. Autrement dit, qu’il en a coûté réellement 300 milliards $ pour produire ce que la comptabilité des prix établit à 400 milliards $.
Comment faire pour que les Canadiens puissent obtenir pour 400 milliards $ de produits et services tout en ne payant que 300 milliards $ ? C’est très simple, il suffit de baisser le prix de vente de tous les produits et services de 1/4, soit un escompte de 25% : l’Office National de Crédit décrète donc un escompte de 25% sur tous les prix de vente pendant le terme suivant. Par exemple, si un article est marqué 400 $, je ne le paierai que 300 $.
Mais s’il ne veut pas faire faillite, le vendeur doit quand même récupérer 400 $ pour la vente de ce produit, car ce prix de 400 $ inclut tous ses frais, y compris son profit. C’est pourquoi on parle d’un escompte « compensé » : dans ce cas-ci, le vendeur sera compensé par l’Office National de Crédit, qui lui enverra les 100 dollars qui manquent.
Pour chacune de ses ventes, le marchand n’aura qu’à présenter ses bordereaux de vente à l’Office National de Crédit, qui lui remboursera l’escompte accordé au client. Ainsi, personne n’est pénalisé : les consommateurs obtiennent les produits qui, sans cela, resteraient invendus, et les marchands récupèrent tous leurs frais.
Grâce à ce mécanisme de l’escompte sur les prix, toute inflation serait impossible : en effet, l’escompte fait baisser les prix. Et l’inflation, ce sont les prix qui montent. La meilleure manière d’empêcher les prix de monter, c’est de les faire baisser ! De plus, l’escompte sur les prix est exactement le contraire de la taxe de vente : au lieu de payer les produits plus cher par des taxes, les consommateurs les paieraient moins cher grâce à cet escompte. Qui pourrait s’en plaindre ?
Ainsi donc, avec un système de « crédit social » (ou « argent social ») tel que proposé par C.H. Douglas, le gouvernement pourrait financer les travaux publics et fournir des services à la population sans que les citoyens soient embêtés par aucune taxe ou rapport d’impôt. Tous ceux qui n’aiment pas les taxes devraient donc se hâter d’étudier et de faire connaître un tel système de « crédit social ».