Richesse distribuée à tous - Liberté personnelle respectée
L’homme est un être doué de raison. Et parce qu’il a une raison, lorsqu’il entreprend quelque chose, il doit savoir dans quel but. Si vous voyez un homme labourer son champ avec une charrue attelée à deux chevaux, vous pouvez dire: «Cet homme sait pourquoi il fait ce travail.» mais les deux chevaux ne le savent pas du tout.
Que d’hommes, aujourd’hui, dans leurs activités économiques ressemblent plus aux chevaux qu’au laboureur! Des centaines, des milliers qui entrent chaque jour dans les grandes usines de l’industrie moderne, combien ne savent ni pourquoi, ni pour qui ils vont répéter les mêmes gestes entre leur entrée à l’usine et l’heure de la sortie ? Leur fin immédiate, la fin pour laquelle ils sont là, c’est pour un salaire s’ils sont des employés et pour un profit s’ils sont entrepreneurs. Quant à qui ou à quoi servira le produit de l’entreprise, c’est très sommaire, très secondaire ou même nul.
C’est d’ailleurs tout le présent système économique moderne qui est marqué par l’ignorance ou par la perversion de sa fin propre. Il est déboussolé. Il court à des objectifs divers sans les placer dans l’ordre de leur urgence. Il mettra toute une métropole en dettes pour le prestige d’une Expo Universelle, alors qu’à moins de deux milles du centre de l’Expo, des familles sont logées dans des taudis. Il emploiera 400 000 hommes de multiples industries pour préparer l’envoi de deux hommes sur la lune alors que des besoins normaux, non servis ou mal servis, offrent des milieux favorables à la promotion de la haine, de la révolte, de l’émeute, de la destruction.
Le même système met beaucoup d’empressement et de compétence à répondre à des besoins de guerre mais il met des entraves à la satisfaction des besoins de vie. Système mieux pourvu que jamais en potentiel producteur, mais plus oublieux que jamais de sa fonction propre.
Et pourtant, des voix autorisées, celles de nos Papes surtout, n’ont pas manqué de rappeler publiquement la fin de tout système économique sain.
Récemment Paul VI disait: «Pour être authentique, le développement économique doit être intégral, c’est-à dire promouvoir tout homme et tout l’homme.» Ses prédécesseurs parlèrent dans le même sens, à mesure que des moyens de production de plus en plus efficaces laissaient des besoins personnels et familiaux en souffrance. Les Papes insistaient toujours sur la fin première du système économique qui est le service des besoins humains, non pas d’une collectivité abstraite mais de chaque personne.
Que de fois notre journal Vers Demain a repris la parole de Pie XI dans Quadragesimo Anno:
«L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin alors seulement qu’il procurera à tous et chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie ainsi que l’organisation sociale de la vie économique ont le moyen de leur procurer.»
Et, Pie XII dans son radio-message du 1er juin 1941 disait très clairement :
«Tout homme, en tant qu’être doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental à user des biens matériels de la terre... L’économie nationale ne tend pas à autre chose qu’à assurer sans interruption les conditions matérielles dans lesquelles pourra se développer pleinement la vie individuelle des citoyens.»
«Tous et chacun. Tout homme. Droit fondamental de tout homme. Vie individuelle des citoyens.» Ces expressions marquent bien qu’il s’agit de la personne, de chaque personne et non pas d’une simple satisfaction collective.
C’est de la satisfaction des besoins de chaque individu qu’il est question, mais d’une satisfaction soutenue socialement, garantie socialement dans la mesure et au degré où le permet la capacité productive du pays. C’est pourquoi, dans son radio-message, Pie XII ajoutait :
«C’est laissé à la volonté humaine et aux formes juridiques des peuples de régler plus en détail la réalisation pratique de ce droit.»
Les «formes juridiques des peuples», donc, les législations des pays respectifs.
Pie XI avait déjà souligné la même chose quand il disait qu’il fallait l’organisation vraiment sociale de la vie économique. Le social pour servir les personnes.
Dans quelle mesure l’organisme économique et social doit-il faciliter à tous l’accès à des biens matériels ? Quel volume, quelle quantité de biens ? Pie XI dit:
«Tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie ont le moyen de leur procurer.»
Non pas que cela doive signifier le même niveau de vie pour tous. Mais pour tous, au moins, dit Pie XI:
«Ces biens doivent être au moins assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance.»
Dans nos pays industrialisés, on aime à évaluer la richesse économique d’un peuple d’après l’abondance de sa production globale. Mais le Pape Pie XII corrige cette vue. Il rectifie en disant:
«La richesse économique d’un peuple consiste bien plutôt dans ce qu’une telle abondance représente et fournit réellement et efficacement comme base matérielle pour le développement personnel convenable de ses membres.»
Pour tout homme donc, on vient de le dire, mais aussi, ajoute Paul VI, «pour tout l’homme.» Pour l’homme tout entier. Ce qui doit bien vouloir dire pour un être qui possède plus que la vie végétative, plus que la vie animale. Pour un être doué de raison. Pour un être créé libre et responsable. Pour un être qui normalement aspire au développement, à l’épanouissement de sa personne.
Il y a plus encore. Cet être, dont la vie naturelle est déjà marquée d’une haute dignité, est appelé à une vie incomparablement plus élevée, dépassant infiniment sa vie naturelle d’être raisonnable, libre et responsable. Il est appelé à une vie surnaturelle, participation par la grâce, de la vie divine même, et cela pour toute l’éternité.
On sort là, il est vrai, de la compétence d’un organisme économique et social. Il faut ici des moyens surnaturels pour une fin surnaturelle. Et l’Église y pourvoit magnifiquement par les moyens que son Fondateur a mis à sa disposition.
Mais il reste, puisque nous parlons de vie économique et sociale, il reste que l’organisme économique et social doit traiter l’homme avec tout le respect que méritent sa dignité naturelle et sa vocation surnaturelle. Donc, que les systèmes, méthodes et moyens établis pour procurer à tous une part suffisante de biens terrestres n’abaissent personne, n’avilissent personne, n’inculquent à aucun membre de la société une mentalité de mendiant vivant aux crochets et aux dépens des autres, alors que chaque membre de la société est un ayant droit.
Autrement dit, l’organisme économique, son mode et son style de distribution des biens correspondants aux besoins humains, doit poursuivre la sécurité économique de tous et de chacun, sans humilier personne, sans y mettre des conditions qui assassinent la liberté.
Si c’est le bonheur terrestre de l’homme qui est la fin immédiate de la vie économique, toute institution s’y rattachant doit quand même, non seulement ne pas susciter de difficultés sur la voie de l’homme vers sa destinée éternelle, mais au contraire, la lui faciliter en le libérant le plus possible de soucis matériels accablants.
«Tout l’homme» comprend cela: l’homme du temps et l’homme de l’éternité. Le souci de l’un ne doit pas être au détriment de l’autre puisque les deux concernent le même être. La pire catastrophe serait bien certainement d’organiser une vie temporelle qui contribuerait à manquer la vie éternelle infiniment heureuse, à la remplacer par une vie éternelle si épouvantablement malheureuse qu’on l’appelle la mort éternelle.
Si Sa Sainteté Paul VI veut un ordre économique et social qui tienne compte de tout l’homme, il nous semble que ce souci de «tout l’homme », même dans les organismes temporels, était aussi à la pensée de son prédécesseur Jean XXIII, lorsqu’il écrivait dans son encyclique Mater et Magistra (alinéa 223) :
«Les êtres humains doivent être fondement, but et sujet de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale.» Quant à l’organisme économique et social, le Pape continuait: «Dans chacune de ces institutions l’homme étant ce qu’il est, doit être considéré à la fois selon sa nature intrinsèquement sociale et sur le plan providentiel de son élévation à l’ordre surnaturel».
Nous avons cité des principes rappelés par les Papes, mais les modes d’application sont à choisir et à appliquer par les peuples eux-mêmes. C’est loin d’être réalisé; même si ces principes ne sont pas rejetés, même si on leur rend hommage, un hommage verbal à l’occasion.
Des chefs politiques ont forgé des formules qu’ils ont voulu signifier de grands desseins, mais c’en est resté là. «Ordre nouveau» (New Deal) disait Roosevelt; «Nouvelle Frontière» disait Kennedy; «Grande Société» disait son successeur Johnson; «Société Juste» dit Trudeau... Leurs ombres passent et ne laissent dans leur sillage que des taxes plus élevées et des dettes accrues. Mais, tout de même, parler de remèdes, cela signifie qu’il y a une maladie, c’est déjà quelque chose de reconnu.
Depuis une couple d’années, sans avoir renié complètement le slogan «plein emploi» d’après la deuxième grande guerre mondiale, certains se prennent à considérer l’idée de revenus à tous, même sans la condition de l’emploi. Des syndicats ont commencé par dire : «salaire annuel garanti», signifiant que même si l’employé est mis en chômage pendant une ou plusieurs périodes, il est payé comme s’il avait travaillé les douze mois de l’année. C’est un progrès: on ne condamnait plus comme immoral de l’argent «non gagné» par le travail.
Un pas de plus a suivi. Vu que tout le monde n’est pas salarié, le salaire même garanti ne donnerait pas de quoi vivre à tout le monde. On entend donc maintenant dire : «revenu annuel garanti». Le revenu, c’est de l’argent. L’argent, c’est l’accès aux produits. Un revenu annuel garanti à tous, ce serait donc l’accès aux produits garanti à tous. Ce serait un droit aux produits attaché à la personne, et non plus uniquement à la condition d’emploi dans la production.
Les promoteurs, encore rares, de la formule, d’ailleurs imprécise, du «revenu annuel garanti», sont cinquante années en retard sur les propositions bien précises et scientifiquement basées du Crédit Social.