Le Père Drouët, Missionnaire Oblat de Marie Immaculée, a été un simple religieux d'abord, puis longtemps curé et supérieur à la rue de la Visitation, à Montréal. Il a beaucoup prêché la dévotion au Rosaire. Cet ardent apôtre de l'Immaculée a réussi à convertir un pécheur endurci par un seul Ave Maria. Ce texte est tiré du livre "Les Nouvelles Bontés de Marie" du Père H. Couture, Dominicain :
C'était en 1871, et partant, dans la première année — ou peu s'en faut - de la longue vie de missionnaire du Père Drouët.
Avec le célèbre Père Reboul, un de ceux que l'on a fort justement appelés les héros des missions des chantiers, le Père Drouët parcourait pour la première fois — et qui devait être également la dernière — les forêts de la Mattawan, à 250 milles de Hull.
Un après-midi de février, ils venaient d'arriver à l'un des principaux chantiers de la Rivière Coulange. En mangeant l'indispensable et appétissante assiettée de fèves au lard, copieusement arrosée de thé fort, le vieux missionnaire apprit par la gazette officielle : c'est-à-dire le cuisinier qui les sert, une mauvaise nouvelle : de tous les hommes du camp un seul, Rodolphe Brazeau, ne se confessera pas.
Qui était ce Rodolphe impie ? Un malheureux orphelin, scandalisé dès l'enfance par des jeunes gens de la ville, et qui depuis des années, ne se contentait pas de faire acte d'irréligion, mais ne perdait pas une occasion de s'attaquer à son ancienne foi et de vouer les prêtres à tous les diables.
Le Père Reboul qui ne craignait pas la bataille, crut rencontrer un renard ordinaire, un de ces attardés, négligents sans savoir trop pourquoi et qu'un prêtre à tôt fait d'apprivoiser... Il se trompait, et quand il ajouta avec un peu trop d'assurance : "C'est un renard que je prendrai, puisque je suis dans sa tanière"... Il ne se doutait pas de l'échec qui lui était réservé.
Le soir venu, les gars du chantier rentrent ; puis le souper fini, le Père Reboul jetant dans la cabane un regard circulaire : "On m'avait dit que vous étiez vingt, je n'en compte que dix-neuf... »
— Le vingtième est au large, répond une voix. Rodolphe, dès qu'il vous a aperçu, a pris le bois en disant : "On couche à la belle étoile ce soir."
Le Père Reboul était un impulsif. D'un bond il est dehors ; d'un autre bond, à côté de Brazeau qui le reçoit à coups d'injures et de sacres..., et d'un troisième il rentrait au chantier les yeux rouges et les traits bouleversés.
Sa douleur et son insuccès lui valurent une inspiration, et très humblement se tournant vers son jeune confrère :
— "Père Drouët, dit-il, je ne suis pas assez saint pour toucher ce coeur. Vous allez vous-même le convertir. »
Le jeune Père, on le prévoit, n'y comprend rien. Il veut protester : "Mais, mon père, ce serait tenter le ciel que de prétendre mieux faire, moi, là où vous avez échoué."
— "Père Drouët, je suis votre supérieur. Je vous ordonne d'aller sur-le-champ trouver cet égaré, et je vous défends d'entrer sans l'avoir rendu au bon Dieu... Nous, mes amis, nous allons nous mettre à genoux, et pendant que le Père y travaillera, nous dirons le chapelet.
Fermer les yeux, partir puisqu'ainsi l'ordonnait son supérieur, voilà tout ce que devait faire le Père Drouët ; et il le fit en grand religieux qui se sent capable de miracle par obéissance, et en bon Oblat, plein de foi dans la toute-puissance du Rosaire.
Voilà notre Père Drouët en route pour la tanière du fameux renard sauvage. Il le trouva près d'un bon feu et en train de dormir. Il entre sans s'annoncer, comme on peut bien le croire :
— "Bonsoir, mon ami... je viens passer la nuit avec vous."
C'en était trop à la vérité de deux curés en un quart d'heure... et dressé sur ses sapinages, les yeux en flamme, la lèvre frémissante, Rodolphe défiait le jeune missionnaire. Ce qui portait sa colère au paroxysme c'était de s'entendre appeler « mon ami ». Aussi lança-t-il comme une bordée de boulets rouges ces mots qu'il aurait voulu hurler :
— "Mon ami... jamais... jamais un prêtre n'aura le droit de m'appeler son ami... je suis l'ennemi des curés et de la religion, et il y a quarante ans que je garde cette haine. Sachez-le et laissez-moi !"
— "Eh Bien ! Monsieur... alors ! Monsieur... je vous déclare tout de suite, que je suis envoyé par mon supérieur pour vous ramener, ce soir au chantier... et converti..."
Et chaque mot de cette fin de phrase était scandé sur ce ton de décision ferme et douce que se rappellent fort bien ceux qui ont connu le Père Drouët : un ton d'agneau, sans doute, mais d'agneau convaincu de ses droits et d'une inévitable victoire.
Brazeau — c'est-à-dire le mauvais renard — ne l'entendait pas de cette oreille. Les poings crispés... de quel coeur il aurait cogné !... Pourquoi ne frappa-t-il pas ? et pourquoi s'assit-il tout simplement sur un tronc d'arbre voisin au lieu de faire des dégâts ? Tout simplement — ne l'oublions pas — parce que le chapelet se récitait au camp par le Père Reboul et ses braves bûcherons.
Le Père Drouët s'approchant du malheureux entêté lui rappelle la miséricorde non pas simplement paternelle, mais infinie de Dieu ; doucement il questionne. Pas de réponse. Mais le ciel... mais l'enfer ?... Mot.
Croyant par là trouver le chemin du cœur, il lui parle de sa femme, des enfants... Il le supplie d'avoir pitié d'eux et de lui-même, et comme il serait sot, après avoir tant trimé sur terre de se jeter à pic, avec elle, la bien-aimée, avec eux, les chéris,... dans l'enfer éternel.
Silence toujours.
Or, c'est un fait d'expérience, dans ces joutes de conversion : mieux vaut pour un prêtre avoir affaire à un forcené avec lequel, la crise de colère passée, on peut raisonner, qu'avec un sphinx silencieux.
Ô refuge des endurcis, votre ennemi qui s'agrippe à l'âme de Rodolphe aura-t-il raison contre les arguments de votre apôtre et contre les Ave des bûcherons ?
Non... évidemment, car le Père Drouët n'avait pas encore employé le grand moyen de conversion... Et lequel donc ?... Le nom de Marie... qui balaie à cent lieues à la ronde... les cent mille diables.
Il y arrive à la fin...
— "Tenez, monsieur, dit-il, je vois que je vous ennuie et vous m'ennuyez vous-même. Donc je pars." — Brazeau dut soupirer de soulagement. — "Mais, continua le missionnaire, si vous êtes poli, vous allez me montrer que vous me savez gré de m'être dérangé pour vous, en faisant avec moi ce que je vais vous proposer. Ce ne sera pas long."
L'homme défiant : "Pas de confession, par exemple !"
— "Loin de moi une telle pensée, monsieur : je veux simplement que vous répondiez — je vous aiderai s'il le faut — à un Ave Maria que je vais dire... Entendu ?".
— "Soit. Faites vite et laissez-moi dormir."
À genoux sur la neige, le Père, lentement, récite, mais de quel coeur : "Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous ; vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles est béni."
Silence toujours...
Pourtant Rodolphe n'avait-il pas promis de répondre ?
Le Père, cependant, croit entendre un soupir... Qu'est-ce à dire ? Ô doux Nom de Marie, une fois encore vous avez gagné la victoire ! Rodolphe pleure, il soupire à travers ses sanglots : "Mon père... pardonnez-moi... mais je ne puis plus tenir." Et le voilà entre les bras du missionnaire, pleurant à chaudes larmes... "Pendant que vous disiez cette belle prière "Je vous salue, Marie", je me suis souvenu de ma mère qui m'a dit en mourant : "Je te donne pour mère la Bonne Vierge." J'ai gardé aussi une médaille qu'elle m'a laissée... Souvent j'ai voulu m'en défaire... on eût dit qu'elle me brûlait... Ah ! je comprends à présent... C'est la Sainte Vierge qui m'attendait !"
Quelle joie ce fut au camp parmi les dix-neuf justes lorsque le doux agneau ramena le mauvais renard.
Le croirait-on ?... ou plutôt quand on a connu la bonne humilité du Père Drouët on le croit de prime abord : le Père Drouët ne raconta que trente-huit ans plus tard, et pour la première fois, et le dernier samedi de sa vie, cet exploit de ses débuts de missionnaire et cette admirable bonté de Marie : Qu'est devenu Rodolphe Brazeau ? Un bon chrétien, et plus tard un saint en paradis : c'est du moins l'opinion de l'intéressante et pieuse revue à laquelle nous avons emprunté le sujet de ce récit et par laquelle il nous plaît de terminer : "Quatre jours après, le matin, le 17 février 1909, grande fête patronale des Oblats de Marie Immaculée, après avoir renouvelé solennellement ses vœux de religion aux pieds de la Bonne Mère qu'il avait tant aimée, le saint missionnaire s'en allait au ciel, y rejoindre son converti."