Nous allons donner des faits et citer des textes, sans longs commentaires. Les lecteurs restent libres de juger, d'absoudre ou de condamner.
Un gouvernement d'union, conduit par un conservateur, imposa la conscription en 1917. On sait quel souvenir en a gardé la province de Québec et quel parti en ont tiré les Libéraux au cours de toutes les campagnes électorales tenues depuis lors.
Or, cette année, en 1940, après des promesses qui n'avaient pas encore eu le temps de pourrir dans l'entrepôt, un gouvernement libéral, exclusivement libéral, appuyé par un parlement plus majoritairement libéral que jamais, vient de voter la conscription totale au Canada.
Deux dissidents seulement, MM. Wilfrid Lacroix et Liguori Lacombe. Hésitations exprimées aussi par M. J. Sasseville Roy (conservateur, de Gaspé) ; demande de sursis pour consultation des électeurs par le Dr Gauthier (de Portneuf) ; demande de vingt-quatre heures pour considération, par M. Maxime Raymond (Valleyfield) ; remarques sur la mentalité des citoyens de la province de Québec vis-à-vis de la conscription, par M. Jean-François Pouliot (Témiscouata). Autrement, unanimité parfaite, moins de trois mois après les déclarations catégoriques et sacrées dont nos Libéraux ont régalé la province de Québec.
Par ordre chronologique :
En janvier 1938 — L'honorable P.-J.-A. Cardin dans St-Henri :
"Voilà dix fois que je le déclare : Le Canada ne va pas participer aux guerres extérieures... Voilà dix fois que M. Mackenzie King le dit au Parlement canadien. Il l'a dit à Genève à la face du monde entier et des représentants de l'Angleterre : Le Canada ne sera pour rien dans les guerres en dehors du territoire canadien. Que voulez-vous de plus ? Que voulez-vous de mieux ?... Je me suis engagé personnellement contre toute participation extérieure... Je suis pour la défense de mon pays 100 pour cent, 150 pour cent même, s'il y avait moyen. Mais quand il s'agit d'autres nations en guerre, je suis zéro pour cela. » (Le Canada, 17 janvier 1938.)
Le même M. Cardin fait partie du gouvernement qui a déclaré la guerre à l'Allemagne, parce que l'Angleterre l'avait déclarée, à cause de l'invasion de la Pologne. Est-ce dans le Canada ou en dehors du Canada ? Le fait de préciser que la présente loi de mobilisation ne peut contraindre les mobilisés à servir en dehors du Canada-mérite-t-il beaucoup plus de créance ?
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Le 13 décembre 1938 — L'honorable Ernest Lapointe :
Au lieu d'aller faire la guerre à l'étranger, nous resterons chez nous afin de défendre le Canada que nous aimons.
C'est ce que nous faisons depuis dix mois !
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Le 30 mars 1939—L'hon. Mackenzie King aux Communes :
"Le gouvernement actuel affirme sa conviction que la conscription des hommes en vue du service outremer ne constituerait une mesure ni efficace ni nécessaire. Laissez-moi vous dire que, aussi longtemps que le présent gouvernement restera au pouvoir, aucune mesure de ce genre ne sera adoptée." (Débats, 1939, édition fr., p. 246B.)
Concédons que M. King déterminait "en vue du service outremer" et qu'il n'en est pas encore là ; mais il eût été fort mal venu d'ajouter : nous créérons d'abord l'état de guerre à la suite de l'Angleterre, nous établirons ensuite la conscription obligatoire au Canada pour le défendre contre l'ennemi auquel nous aurons déclaré la guerre.
Le lendemain, 31 mars 1939, l'hon. Ernest Lapointe soulignait :
J'aborde maintenant un sujet délicat. Les Canadiens français ne conviendront jamais qu'un gouvernement, quel qu'il soit, ait le droit de leur imposer le service militaire outre-mer. (p. 2510).
Le 9 septembre 1939 — L'hon. Ernest Lapointe aux Communes :
Je suis autorisé par mes collègues de la Province de Québec dans le cabinet (il les nomme) à déclarer que nous ne consentirons jamais à la conscription, que nous ne serons jamais membres d'un gouvernement qui essaiera d'appliquer la conscription et que nous n'appuierons jamais un tel gouvernement. Est-ce assez clair ? (Débats, Deuxième session 1939, pp. 71-72.)
En mars 1940
La campagne électorale de février-mars dernier situa l'anticonscriptionnisme au premier plan, au moins dans la province de Québec. Et personne, parmi les électeurs, n'a compris autrement que : si les Libéraux restent au pouvoir, c'est la meilleure garantie contre la conscription. On n'a point fait alors de distinction entre conscription pour outre-mer et conscription pour le pays, pour prendre la place de ceux qui sont allés outre-mer.
M. Liguori Lacombe pouvait bien dire aux Communes le 18 juin :
Cette nouvelle politique est en contradiction flagrante avec le programme électoral du gouvernement réélu. Effort de guerre modéré, volontaire et libre ; tout est là, disait-on... La mobilisation des hommes et de la richesse, ce Parlement n'a pas le droit de la décréter, parce qu'il n'a pas de mandat pour le faire. Le peuple canadien, que les députés représentent au Parlement, n'a jamais ratifié telle mobilisation. Au contraire, il a voté le 26 mars dernier pour une politique de guerre modérée, volontaire et libre. (Débats, 1940, page 987).
Et plus explicitement encore le 19 juin :
J'affirme que le peuple canadien a été odieusement trompé lors de l'élection fédérale du 26 mars dernier. La question de la conscription même pour la défense du Canada ne lui a pas été posée. Elle n'a pas été mise non plus devant les députés si ce n'est il y a quelques heures à peine. Les députés comme la population ont été pris par surprise et à l'improviste. (Débats, 1940, page 1041).
De même aussi, M. Wilfrid Lacroix, aux Communes, le même jour :
Depuis cette date (depuis le 9 septembre), il y a eu une élection au pays, et le peuple du Canada a nettement exprimé son opinion en faveur d'une participation modérée et volontaire, et non pas d'une participation jusqu'au maximum de notre capacité. (Débats 1940, page 988.)
Mais, comme l'a exprimé M. Maxime Raymond :
Je regrette que le Gouvernement et le Parlement, en décrétant notre participation à la présente guerre, soient aujourd'hui dans l'obligation de songer à mobiliser toutes les forces humaines et matérielles du pays, pour pourvoir à sa défense. C'est une conséquence de notre participation.
Évidemment. L'acte d'importance, c'était la décision de participer. Quand on décide de participer, on endosse les conséquences. Aussi tous les discours de février et mars sur cette question étaient-ils de la concoction pour obtenir des votes. Ils ont atteint leur but, mais les événements marchent sans s'inquiéter des discours électoraux.
Aura-t-on encore à l'avenir le supplice de voir étouffer toutes les questions vitales, en temps d'élection, par le spectre de la conscription "inévitable si le parti libéral n'est pas maintenu au pouvoir avec une grosse majorité" ?
Le Dr Pierre Gauthier (Portneuf) pressent ce que l'acte du gouvernement King prépare pour les futurs candidats libéraux qui devront se trouver un autre cheval de bataille :
Monsieur l'Orateur, il y a autre chose qui me fait mal au cœur, comme libéral. Il y a dans cette Chambre et hors de cette Chambre des gens qui ont eu, épinglé sur la basque de leur parti, le mot CONSCRIPTION, depuis des années, et qui, avec un large sourire et une satisfaction évidente et compréhensible, pourront dire qu'ils ont épinglé aux basques du parti libéral le mot CONSCRIPTION ; ils ont déjà commencé à triompher. Cela me fait mal au cœur et, en le disant dans cette Chambre, je sais que je dis la vérité. (Débats, 1940 Edition fr., page 997.)
Le Docteur Gauthier, cependant, ne semble pas avoir été longtemps à trouver un remède à ce mal de cœur libéral. Le 18 juin, il demandait fort à propos un sursis pour consulter ses électeurs, parce que, disait-il, il avait été élu par 10,035 électeurs sur 14,200, justement à cause de son opposition à la conscription. Or, dès le lendemain 19 juin, il était en mesure de voter pour la loi telle que rédigée, parce qu'il en avait reçu l'autorisation de ses électeurs.
Comment diable ce phénomène médico-politique a-t-il pu, en si peu de temps, prendre l'avis d'une fraction appréciable de ces 10,035 qui lui confièrent un mandat ? Blitz-consultation ?
Louis EVEN