La politique – Aux députés de la province

Louis Even le dimanche, 01 juin 1941. Dans Politique

Messieurs nos députés de Québec,

Les journaux, qui disent la vérité lorsqu'il s'agit de choses peu importantes, nous apprennent que vous avez fini de parler ou de dormir au parlement de notre province, et que vous êtes partis en vacances.

Avant de vous disperser, toutefois, vous avez eu le bon sens de vous voter une indemnité supplémentaire de $500. Au moins vous avez fini par quelque chose de constructif.

Nous constatons avec plaisir que vous savez apprécier une augmentation de revenu : si vous trouvez que $500 de plus, ça vous fait du bien et que ça vous fait oublier une foule de désagréments, vous saurez, sans doute, par un simple raisonnement de généralisation, en déduire que ça ferait autant de bien aux autres.

Les mêmes journaux, soulignent qu'avant de vous disperser, vous vous êtes tous serré la main, même entre adversaires (adversaires pour la forme), et que la joie était reine du jour.

Nous n'avons pas de peine à le croire. Finies les dures veillées de méditation et de fatigue des méninges sur les problèmes insolubles de la province. Finis les coups à donner et les coups à recevoir. Donc, joie du repos et joie de la paix. Ajoutez à cela la joie du revenu, joie du salaire au bon ouvrier qui use ses forces au service de son pays.

Tout le monde aimerait bien se réjouir avec vous, messieurs nos députés, et se réjouir comme vous, surtout, pour la même raison que vous. Quel est donc le mauvais génie qui vous a arrêtés dans une si bonne voie ? Pourquoi, avant de partir, n'avez-vous pas, dans le même bel élan d'unanimité, voté un dividende à tous les habitants de votre province ? Oh ! pas $500. Rien qu'un petit commencement, un modeste $5.00 mensuel à chacun de ceux que vous représentez si brillamment. Sans pour cela entrer en vacances, sans pour cela connaître encore les douceurs de la paix, les hommes et les femmes de votre province auraient tout de même, comme vous, manifesté leur joie.

Et ça ferait tant de bien, la joie, dans tant de foyers où régnent tant de privations et tant de soucis !

* * *

Il est vrai que le dividende à tout le monde pose un autre problème que le salaire à quelques-uns. Et pour des têtes habituées à laisser le parti penser pour elles, il peut paraître impossible.

Le salaire au député, ça se comprend : 3,000,000 paient, 86 reçoivent. Ce n'est pas difficile. Mais le dividende à tout le monde : si 3,000,000 reçoivent, qui va les payer ?

La réponse n'est ni dans le fond d'une bouteille de scotch, ni sur le dos des chèques d'élections. Alors !...

Puis à quoi que ça ressemble, un dividende à tout le monde ? C'est de la même antiquité que le soleil à tout le monde, l'air à tout le monde, la pluie bienfaisante à tout le monde. C'est bon pour les pays arriérés, pour les pays où l'on cherche encore à copier le bon Dieu.

Nous, modernes, nous avons beaucoup mieux que ça : le scellé sur les ressources naturelles du pays, puis tout le monde paie et quelques trustards reçoivent. Voilà qui est savant, voilà qui est respectable, et c'est pour cela que, quand 3,000,000 paient et 86 reçoivent, c'est très savant et très respectable. Après tout, les députés ne sont-ils pas les gardiens de l'ordre établi par les trustards pour les trustards ?

* * *

Et vous voilà donc en vacances, pour votre satisfaction personnelle et pour le plus grand bien de la province qui craignait une fabrication de restrictions nouvelles, une imposition de nouvelles taxes.

En vacances — c'est une manière de parler. Car après tout, vous avez vos occupations personnelles, et être en vacances signifie simplement la possibilité pour vous de vaquer à vos occupations ordinaires. Les vacances parlementaires, c'est pour le député le retour à la vie normale, la reprise de contact avec le monde réel qu'il s'est vertueusement efforcé d'oublier pendant les durs mois de pénitence sur la colline.

Les hommes de cœur que vous êtes ont sans doute mis de côté une partie de leurs honoraires pour aller faire un petit tour chez les 3,000,000 qui les leur versent.

Vous allez voir le monde, votre monde. Vous allez parcourir les paroisses de votre comté. Non plus pour faire des discours et briguer des votes : c'est réglé, et vous êtes bien en place pour au moins une autre année. Non, vous allez entrer dans les maisons. Pas chez les organisateurs du parti, ce n'est pas le temps. Dans les maisons, dans les maisons des villes et des campagnes, où vos bons offices de législateurs ont amélioré le niveau de vie.

Il n'est rien d'agréable au bon travailleur comme de contempler le fruit de son travail. Le laboureur se repose en voyant pousser ses moissons. Le jardinier suit d'un œil satisfait la croissance de ses fleurs et de ses légumes. Et vous, législateurs de la nation, vous prenez évidemment plaisir à constater la prospérité commune, l'épanouissement de vie généralisé dans tous les foyers. C'est votre œuvre, vous pouvez en être légitimement fiers.

* * *

Vous entrez chez Madame Alphonsine Latourelle. Vous trouvez une femme fatiguée, les traits ridés par les soucis, ahurie par l'ouvrage de préparer une nourriture insuffisante, de raccommoder des guenilles, de laver, de repasser, de soigner des rhumes, de monter et démonter chaque jour la literie dans une maison trop étroite ; et par dessus tout cela, comme récompense, des dettes, des factures, des menaces. Cette éleveuse de capital humain n'a qu'un salaire, abondant celui-là, augmentable à souhait : exhortations à la patience.

Vous lui parlez, elle vous répond trois fois plus vite que vous la questionnez. C'est qu'elle n'a pas eu le loisir de faire ses quarante minutes de discours sur le budget. Ses problèmes, sa tête en est pleine à craquer. Vous le sentez, vous comprenez, vous sortez de la cabane, vous aspirez une bonne bouffée d'air pur et, satisfait, vous commentez :

"Je suis le digne représentant de cette femme, de cette famille. C'est parce que je la représente très bien au parlement de ma province que la vie est si douce chez Madame Alphonsine Latourelle. J'ai la conscience en paix, la satisfaction du devoir accompli. »

* * *

Et vous voilà rendu chez M. Léonidas Poitevin. Un coup d'œil sur l'extérieur de la maison avant d'entrer, vous a rappelé la phrase consacrée des marchands de peinture : "Save the surface and you save all." Hélas ! la surface n'a pas été protégée, le soleil et la pluie ont fait leur œuvre, les planches se disjoignent, ça sent la décrépitude. Mais l'intérieur n'est pas plus gai.

C'est monsieur qui vous reçoit. Il vous regarde d'un air de bête presque furieuse. Qu'a-t-il donc, ce brave électeur ? Il ne tient pas de comptabilité, mais il peut vous dire par cœur combien de jours il a travaillé, pour quelle pitance ; combien de jours il n'a pas eu d'ouvrage, combien de grands garçons ne travaillent pas dans sa famille. Ce qu'il ne peut vous dire, c'est combien d'insultes, il a reçues, combien de fois il s'est fait dire que les chômeurs sont des paresseux.

Et les garçons de M. Poitevin, quels types de Canadiens sont-ils ? Avec quelles vitamines sont-ils bâtis ? Combien leur moral a-t-il monté depuis qu'ils sont partis de l'école ?

Vous ne restez pas longtemps là, cher député, parce que vous craignez pour votre sécurité personnelle. Mais en vous éloignant, votre âme baigne dans la quiétude :

"Je suis le digne représentant de M. Poitevin, et de sa famille. C'est parce que je les représente bien au parlement de ma province que cette fabrique de citoyens fournit de si bons produits."

* * *

Où allez-vous continuer votre pèlerinage de délectation, monsieur le député ? Chez les colons, chez les bûcherons, chez les hypothéqués du prêt agricole, chez ceux qui chôment ou chez ceux qui travaillent comme des esclaves pour faire vivre les autres ?

Partout la même prospérité qui s'étale, partout la même source de satisfaction pour vous. Vous avez bien travaillé à Québec. La patrie vous en est reconnaissante.

Vous avez passé nombre de lois, on ne les compte plus. Vous n'en avez oublié qu'une, mais elle n'est pas dans votre programme : de l'argent pour tout le monde.

De l'argent pour le député, vous n'oubliez pas cela. Mais de l'argent pour tout le monde, ça ne vous est pas venu à l'esprit.

L'argent, ce n'est pas nécessaire, d'après ceux qui en ont. L'argent, ça n'a pas d'importance, d'après ceux qui n'en manquent pas.

* * *

S'il nous était permis, messieurs nos députés, de vous donner une suggestion, nous qui n'avons pas comme vous la puissance d'imposer des lois, nous vous conseillerions une petite expérience. Elle vaudra toutes les visites, tous les discours, toutes les combines de vos clubs et de vos caucus.

Quelle expérience ? Simplement de vivre sans argent pendant quelques mois. Cédez tout votre revenu, toutes vos sources de revenu, et entrez tout entier dans la belle armée de ceux qui font face à la vie avec rien. Classez-vous avec ceux qui sont la chose des autres ; avec ceux qui, dans leur propre pays, se considèrent très chanceux lorsqu'ils peuvent vendre leurs forces aux trustards qui dépouillent leur pays.

La suggestion ne vous plaît pas, messieurs nos députés ? Continuez tout de même de jouir de vos vacances. Fermez les yeux sur ceux qui ne prennent pas de vacances.

Les créditistes de la province de Québec sont de ceux-là qui ne prennent pas de vacances et qui travaillent fermement pour vous mériter, à vous, des vacances parlementaires perpétuelles.

C'est par charité pour les autres qu'on désire vous voir rester chez vous. Par charité pour vous-mêmes aussi. La retraite définitive semble être le seul moyen de vous faire réfléchir. Et vous en avez besoin.

La vie est courte, voyez-vous. Après la vie, il y a un jugement. Et le juge récompense ou punit selon qu'on a donné ou qu'on n'a pas donné à manger à ceux qui ont faim, selon qu'on a vêtu ou qu'on n'a pas vêtu ceux qui sont nus. Vous connaissez cela. Mais vous ne semblez pas de taille à vous le rappeler dans le milieu politique où vous évoluez. Ce milieu ne paraît pas vous convenir.

* * *

Nos prêtres nous ont rappelé ces jours-ci les textes des encycliques. On nous a répété qu'un système économique et social est sain et bien constitué seulement lorsqu'il procure à tous et à chacun une part des biens de la terre suffisante pour s'assurer une honnête subsistance. Il paraît que ce fut écrit par Pie XI en 1931. Et en 1941, on est encore au même point qu'en 1931, sauf la guerre qui permet à quelques-uns de vivre grâce à la destruction en gros.

Messieurs nos députés, qu'avez-vous donc fait depuis dix ans ?

Le Pape, dans ce temps-là, trouvait que les conditions économiques actuelles rendent le salut bien difficile pour un nombre considérable d'hommes. Députés catholiques d'une province catholique, qu'avez-vous fait pour améliorer ces conditions économiques ?

Le Pape, dans ce temps-là, jugeait que les détenteurs de l'argent et du crédit dispensent le crédit selon leur bon plaisir ; qu'ils distribuent ainsi ou retirent à leur gré le sang du corps économique, si bien que, sans leur permission, nul ne peut plus respirer.

Messieurs nos 86, quelle loi avez-vous passée pour enlever ce contrôle sur nos vies aux dispensateurs du crédit ?

Vous allez peut-être trouver que nous vous manquons de respect, à vous, les investis de l'autorité dans la province de Québec. Mais au moins un Pape a dénoncé, avant nous, la déchéance du pouvoir : "lui qui devrait gouverner de haut est tombé au rang d'esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l'intérêt."

Nous vous laissons avec ce bouquet spirituel : c'est à peu près celui que vous avez le mieux mérité pour parfumer vos vacances parlementaires.

Louis Even

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