Lorsqu'on parle de cabinet d'union, il s'agit évidemment d'Ottawa. Cette simple expression de "cabinet d'union" fait dresser les oreilles à l'immense majorité des citoyens de la province de Québec. Elle rappelle trop de souvenirs. On eût un cabinet d'union dans des circonstances assez analogues à celles d'aujourd'hui, et il n'a pas laissé odeur de sainteté dans la province où l'on se souvient.
Les déclarations de l'Honorable Mackenzie King, à la session d'urgence de septembre, ont établi catégoriquement que son gouvernement poursuivrait la guerre avec énergie, mais sans recourir à la conscription (à Dieu plaise que l'un puisse aller sans l'autre). Le premier ministre ne songeait nullement, non plus, à la création d'un cabinet d'union. Cependant, comme d'habitude, il eût soin d'intercaler certaines expressions pour laisser entendre que des circonstances, imprévues mais toujours possibles, peuvent justifier des changements d'attitude.
On est en guerre et on veut la gagner. Il faut donc prendre les moyens de la gagner. Or déjà nombreux sont ceux qui critiquent le gouvernement parce que, trouvent-ils, il n'en fait pas assez, il ne va ni assez vite ni assez loin.
Les impérialistes à outrance voudraient la conscription totale de la richesse et des hommes. Le chef de l'opposition, le Docteur Manion, qui voua sa pleine coopération au gouvernement, se plaint que celui-ci ne le consulte jamais. Plusieurs journaux mènent sans relâche une campagne, tantôt en faveur de la conscription, tantôt pour un cabinet d'union : cette dernière mesure est généralement considérée comme préliminaire de la première.
Les libéraux - au moins ceux de notre province - nous répètent infailliblement que jamais le gouvernement actuel n'imposera la conscription. Soit, mais un gouvernement d'union ? Nos ministres canadiens-français, MM. Lapointe, Cardin, Powers, ont assuré et réassuré qu'ils ne seront jamais membres d'un gouvernement qui établirait la conscription. Nous ne leur ferons point l'affront de douter de leur sincérité. Admettons que même des circonstances aggravées ne les feront pas revenir sur leur parole. Mais un cabinet d'union ne peut-il être formé dans lequel ils ne figureraient point ?
Le parti libéral est au pouvoir avec une imposante majorité ; mais est-il si sûr de retenir cette majorité lors du prochain appel au peuple ? Le résultat de l'élection du 25 octobre dans la province de Québec n'a rien de bien concluant. Les questions débattues furent mêlées à dessein, les plus gros canons libéraux entrèrent en danse et les majorités libérales obtenues sont très faibles. D'autre part, l'élection provinciale du Nouveau-Brunswick, le 20 novembre, vient de porter un rude coup au prestige du parti libéral : on ne s'en est point réjoui à Ottawa.
Que serait-ce dans une consultation embrassant toutes les provinces ? La pédale douce conciliante de King-Lapointe, facteur favorable dans notre province, pourrait bien être justement le facteur défavorable dans les provinces moins strictement "canadiennes".
On ne serait pas surpris d'apprendre que plusieurs sommités du parti libéral jugeraient de meilleure stratégie d'admettre des représentants de l'opposition dans le cabinet, tout en y retenant les places de commande, et, sous ce costume patriotique, solliciter l'appui des électeurs de tous les partis. La grosse presse impérialiste fournirait certainement le sien.
Quant aux intransigeants, il en est, du menu fretin, qu'on jette simplement par-dessus bord ; d'autres qu'on transplante en temps opportun sur un fauteuil de sénateur ou sur un banc de juge : une heureuse solution du dilemme qui se poserait devant nos honorables fédéraux du Québec. Des vacances sont restées ouvertes pour ces confirmations en grâce qui préservent des compromissions.
Mais Mackenzie King, disciple de Laurier, peut-il accepter la formation d'un cabinet d'union ? Si Londres le convainc de l'urgence, il saura certainement trouver une formule appropriée. D'ailleurs, il prend de l'âge et peut sans déshonneur chercher la retraite, laissant la place à un plus jeune.
Déjà des noms sont mis de l'avant. C'est Rogers, le ministre des chômeurs devenu subitement ministre de la guerre. C'est Crerar, pour qui le Canada devrait aller en guerre jusqu'à "la dernière once de ses produits". Mais qui ne remarque aussi, depuis quelque temps, la grande publicité faite autour du nom de Mitchell Hepburn ? Les déclarations publiques de ce dernier ne sont assurément pas de nature à déplaire à ceux qui réclament une plus forte contribution de la part du Canada.
Il fut un temps où Mitchell Hepburn représentait aux yeux des Canadiens le champion du peuple contre les puissances d'argent. On lui a sans doute fait ingurgiter une dose de sagesse et il n'est plus aussi désagréable à ceux que troublait son prestige grandissant.
Les récentes critiques de Hepburn à l'adresse du gouvernement fédéral, touchant la conduite de la guerre, permettent aux fervents d'entrevoir en lui le champion de la participation "jusqu'au dernier homme et jusqu'au dernier sou". On peut donc s'attendre à voir son étoile monter.
Nous donnons ces réflexions pour ce qu'elles valent. Elles nous sont inspirées par l'empressement des journaux initiés à exalter les moindres oracles d'un homme qu'ils collaient au mur lorsqu'il portait ses coups ailleurs.
La guerre est dans nos statuts depuis le 10 septembre. Elle fut mise là, avec un bel ensemble, par nos législateurs fédéraux, les libéraux comme les conservateurs, par leur vote du 9 septembre. Que nous l'aimions ou non, c'est un fait qu'il serait à la fois illégal et oiseux de vouloir maintenant critiquer.
Avec le même bel ensemble, nombre de Libéraux comme de Conservateurs, la majorité sans doute dans les autres provinces, accepteraient l'idée d'un gouvernement d'union.
Que ferons-nous, nous du Québec, pour enregistrer, au moins, notre opposition à une institution que nous ne prisons guère ? Reprendre l'alignement de signatures qui font sourire ceux qui leur donnent un billet de transport vers le panier à papier ? Des parades qui enivrent les manifestants de la journée et dont les échos meurent pendant que la terre fait un tour sur son axe ? Des discours enflammés auxquels on accorde les honneurs d'une colonne dans certains journaux et les hommages du silence ou d'une parodie dans la plupart des autres ?
La meilleure réponse à faire aux trahisons passées des partis, aux menaces à venir, d'une coalition des partis, c'est de se débarrasser une fois pour toutes de ces enrégimentations et de placer à Ottawa soixante-cinq députés indépendants des hommes prenant leurs ordres exclusivement de ceux qui les députent ; des renseignés et des résolus capables de se servir de leur jugement, capables aussi de faire front commun lorsqu'il y a communauté de sentiment chez ceux dont ils sont les mandataires.
LOUIS EVEN