Mardi-gras

Théophile Bertrand le dimanche, 01 novembre 1942. Dans Philosophie

Incroyable ? Mais bien trop vrai ! Je me suis cru, hier, en plein mardi-gras. Pourtant, comme vous tous, je suis en plein mois d'octobre. Je passe même le gros de mes jours, souvent de mes nuits, entre les quatre murs d'une usine de guerre. Comment donc ai-je pu assister à une mascarade ? Eh bien, voici :

En réfléchissant sur l'épopée sociale, unique dans l'Histoire, que vivent les créditistes québécois, j'ai été amené, sans trop y penser, à jeter un regard sur le carnaval de nos sociétés. Je dis "sans trop y penser", car je n'ai jamais aimé le burlesque, et les scènes des cirques n'ont jamais eu l'heur d'éveiller ma curiosité.

Je me suis donc cru en plein mardi-gras, devant la caravane barnumesque des élites qui cabriolaient devant moi.

Pitié. Non mépris

Monde de masques ! De fantoches ! De pantins ! Mais encore bien plus pitoyable, que méprisable, pour qui le regarde à la lumière des Sagesses.

Et c'est pourquoi, au lieu de céder aux jets vitrioliques qui tourmentaient ma plume, je me suis mis en train de vous livrer pêle-mêle les réflexions douloureusement sereines qui suivent.

Vie

À mon humble avis, les créditistes québécois forment le seul groupement qui soit vraiment, entièrement, carrément, sincèrement et efficacement avec le peuple, c'est-à-dire avec les pauvres, les petits, les humbles. (Nos Docteurs songeront à la démagogie). Et pas seulement dans les nuages. Mais dans la vie vécue.

Les plus sincères eux-mêmes, parmi les autres apôtres sociaux, aiment plus les principes que les hommes, car nous sommes loin des temps obscurantistes où des évêques vendaient des vases sacrés pour nourrir les pauvres. Au contraire, à notre époque de lumières, de sociologues parcheminés des orteils aux cheveux, il aura fallu ni plus ni moins que des hommes s'emploient à massacrer pour que d'autres puissent vivre.

Nos penseurs sociaux

Tant pis pour les susceptibilités que je blesse, pour tant de paratonnerres sans "ground", pour tant de "sauveurs de race" en devenir, pour les grrr'ands apôtres ineffables et insignifiants à force de s'estomper dans le magma de leurs principes inoffensifs. Apôtres qui accomplissent pourtant une tâche nécessaire et qui serait bien féconde, si leur dogmatisme étroit et féroce, leur esprit de prépotence théocratique, intellectuelle ou bourgeoise, ne les empêchaient point de voir des choses si évidentes.

Estimables penseurs, savants réels souvent, mais qui bloquent ainsi le bien immense qu'ils pourraient faire.

Aussi, s'occupe-t-on d'abord de sauver la face ; on louvoie, on fait de la diplomatie, on s'empêtre

dans les exigences paralysantes d'un classicisme social guindé et inefficace, on clame les principes, on s'y arc-boute, on s'y perd, on pérore, on proteste, on tient si bien à la pureté de la doctrine qu'on en oublie les réalités de la vie. On incube des chefs, quand des aspirants-chefs ne suent pas à s'incuber eux-mêmes.

Et je parle de l'élite, de ce qui reste de convenable chez nous, car depuis longtemps j'ai oublié l'élite tout court.

Le groupe créditiste, lui, est en pleine vie parmi nous. Les autres aiment plus la doctrine que la vie ; ils contemplent, craignent, sont prudents, mettent en garde. Pauvres dilettantes qui s'ignorent. Aussi sont-ils impuissants ailleurs que dans leurs cénacles, leurs milieux artificiels, impuissants en pleine vie, en pleine mêlée sociale.

Nos réalisateurs

D'autres osent davantage, font un pas de plus, veulent descendre en pleine mêlée. Mais ces "sauveurs" de chez nous, comme trop de sauveurs d'autres milieux, sont avant tout une caste, des diplomates encore, avant d'être des amants de la Vérité et de la personne humaine. La sincérité de plusieurs rendle drame plus poignant encore et n'amènera qu'une déception plus grande au terme, après certains avantages partiels et temporaires possibles pour certains secteurs sociaux, par le transport des maux de groupes à d'autres. Qu'on le veuille ou non, les principes que l'on pose sont plus forts que les intentions les plus généreuses.

Et ce disant, je songe à tous ceux pour qui le national prime le social. Il s'en trouve de plus en plus, parmi eux, pour croire, de fait, que le règlement du problème national canadien-français serait une panacée à tous nos maux. Matérialisme subtil de problèmes d'ordre sapientiel d'abord, d'ordre universel. Le dire n'est pas de l'idéalisme, bien au contraire !

Bilan

Tous, pauvres chefs de file, ils seront les premiers étonnés des piètres résultats de leurs efforts, des insuffisances radicales de leur "mystique" et de leur doctrine pour le salut du peuple.

Et ce dernier paiera encore, parce que la vérité aura été trahie par des amants qui rapetissent leur amour à la mesure d'un flirt, ne font qu'un pauvre béguin de ce qui devrait être une passion frémissante en face de la douleur humaine.

Aux sources du mal

Les calamités qui viennent, ne l'oublions pas, ne seront pas d'abord, le châtiment du flot d'impuretés qui nous submerge, mais la punition des péchés contre l'Esprit de ceux qui jouent dans les cheveux de la Vérité, hument ses parfums, lui font des mamours, au lieu de la baiser au front et de mourir pour elle. La Vérité est leur maîtresse et non leur épouse. Contemplatifs manqués, invertis de la contemplation, qui ont plus besoin des autres que les autres n'ont besoin d'eux. Aussi ne méritent-ils pas une doctrine intégrale, conquérante, qui nous sauverait.

Cendres

Et vous voyez que j'étais bien en plein mardi-gras, car, devant tant de misères du cœur et de l'esprit, surtout chez ceux que l'on voudrait aimer davantage, je vous quitte sur les cendres.

Théophile Bertrand

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