Pour qui a voulu réfléchir sur notre dernier article, avec quelque connaissance de la hiérarchie et du mécanisme des causes, il est clair qu’il ne peut être question pour nous, à propos du Crédit Social ou de toute autre réforme monétaire, d’une panacée. Nous n’hypertrophions pas ce problème, particulier de soi, mais universel dans ses répercussions. Et c’est là la position de tous les théoriciens officiels du Crédit Social québécois.
D’autre part, il ne faut pas non plus minimiser la question. Nous sommes convaincus, pour notre part, qu’il y a un primat de l’argent, primat fonctionnel, dans l’organisme social. Et si nous regardons les faits, n’apparaît-il pas à l’évidence qu’en général, on minimise le problème monétaire, lorsqu’on ne l’ignore pas tout à fait ? C’est la dernière chose à laquelle on songe, lorsqu’on y songe.
Cette déficience, à peu près générale dans le monde des sociologues, s’explique, si elle s’excuse difficilement. Qui donc, en effet, a pu tenter d’étudier sérieusement le système monétaire, sans buter sur la conspiration officielle du silence qui la camoufle ?
Sujet ésotérique ! Sujet tabou !
Et nous songeons à ces pauvres diplômés de nos écoles d’économie, qui croient ou croyaient connaître quelque chose de la question. Nous nous sommes permis, depuis trois ans, de profiter de toutes les occasions pour juger adroitement le bagage de science monétaire de multiples diplômés en sociologie ou en économie politique. Après avoir ajouté à cette enquête discrète la lecture des manuels officiels, nous sommes aboutis à la conclusion qu’on s’est ingénié à esquiver ou à faire esquiver l’étude des points fondamentaux et névralgiques de cette question de la monnaie.
Nous disons "faire esquiver", car nous en sommes à nous demander si les auteurs de ces "cours" sur la monnaie ont joui de la liberté scientifique souhaitable.
Ces considérations expliquent l’ardeur de certains créditistes à l’attaque des mythes officiels, ardeur telle qu’on a pu les accuser de charlatanisme, de présenter le règlement de la question monétaire comme une panacée, comme une solution absolue et définitive de tous les maux sociaux.
Nous estimons de telles accusations puériles, sinon de mauvaise foi. Nous croyons, pour notre part, depuis les années que nous nous penchons sur le problème social, vouloir éviter le charlatanisme autant que quiconque, et nous n’avons jamais cru pouvoir nous permettre de telles accusations contre les créditistes du Québec.
Dans notre dernier article, nous croyons avoir situé exactement le problème monétaire, au point de vue métaphysique comme au point de vue pratique, et nous sommes à même d’affirmer que les principaux chefs du Crédit Social, chez nous, entérinent nos énoncés.
Nous avons parlé d’un primat fonctionnel de la monnaie. On peut de même parler d’un primat organique des corporations. N’avons-nous pas présenté nous-mêmes, dans notre effort de synthèse, le corporatisme comme cause formelle de l’économie d’une nouvelle chrétienté ?
Poussons plus loin la comparaison entre l’organisme social et l’organisme humain. Il faudrait un organe pour assurer la diffusion normale de la monnaie, du sang économique dans l’organisme social, la diffusion de la monnaie au service des personnes. Cet organe serait une corporation, qui remplirait la fonction que remplit le cœur dans l’organisme humain.
Au cœur correspond une commission centrale, une corporation, un organe d’émission et de contrôle monétaire. Au sang correspond la monnaie.
D’où l’on voit que ces problèmes sont intimement liés, interdépendants. Ils s’enclavent, s’incluent mutuellement. Et il serait bien douloureux de voir en guerre des camps qui poursuivent, grosso modo, le même objectif. Pourquoi faut-il que les bien-pensants soient continuellement divisés !
Eh bien, dans ces perspectives, est-il plus urgent de travailler à répandre le corporatisme ou de travailler à répandre l’idée de la nécessité primordiale de rendre l’argent au peuple ? Nous croyons à l’urgence simultanée des deux, en raison du donné social et en raison de la transposition analogique de l’axiome d’Aristote : Causae ad invicem causae.
"Les causes se causent l’une l’autre à des points de vue différents".
Hélas ! pour accéder au concept de l’analogie, concept exceptionnellement fécond, il faut avoir vraiment atteint le monde des idées. Et la plupart de nos penseurs s’enlisent au stade littéraire, comme nous l’avons déjà déploré dans nos premiers articles.
Poursuivons notre comparaison. Que vaudrait l’intégrité des organes d’un corps qu’un parasite mordrait au cœur ? Ainsi, des organes sociaux intermédiaires n’auraient pas toute la bienfaisance qu’on est en droit d’en attendre et ne pourraient remplir qu’inadéquatement leur tâche propre, si la dictature financière continue de régler à sa fantaisie les pulsations du cœur économique, à contrôler le sang de l’organisme social renfloué.
De plus, le fait que des vampires sociaux détiennent le nerf de la guerre, retarde non seulement l’avènement du corporatisme, mais crée une situation telle que seul un corporatisme d’état devient possible, à moins que ce ne soit un corporatisme pour une bonne part inefficace. Ainsi, au lieu de l’idéal corporatif proposé par l’Église, corporatisme "levé de terre", réverbération sociale de la personne, nous serons en face d’un corporatisme d’état, "imposé par en haut".
Ce ne sera pas un ordre personnaliste et pluraliste, projection sociologique normale de l’enseignement social de l’Église ; ce ne sera pas un ordre jailli du dedans, fonction de la personne ; ce sera un ordre imposé, plaqué, artificiel pour autant et non viable.
C’est l’histoire de tous les régimes dictatoriaux actuels, même les plus justifiables et les mieux réussis. C’était fatal : ceux de ces états qui ont voulu régulariser leur situation financière, même s’ils y ont relativement réussi, n’ont pas su se débarrasser véritablement de l’empire du Monstre. De sorte que les dictatures présentes, même les plus mitigées, répétons-le, ne peuvent être qu’une diversion au règlement définitif des comptes. Ils peuvent retarder la liquidation d’un monde qui règne encore, ils ne l’empêcheront pas.
Théophile BERTRAND