Qui finance la guerre ?

Louis Even le lundi, 01 janvier 1940. Dans Guerre

IMPÔTS ET EMPRUNTS ─ QUI LES PAIE ?

POURQUOI DIMINUER LE POUVOIR D’ACHAT ?

La guerre, évidemment, peut se faire grâce à l’emploi d’hommes, d’approvisionnements, de munitions.

On n’en est pas encore rendu, Dieu merci, au point où un gouvernement s’empare littéralement des hommes, des produits, du travail, conscrivant le tout et s’en servant pour la poursuite de la guerre, traçant à chacun ses activités et, en retour, fournissant à chacun les nécessités de la vie. Ce serait le communisme économique appliqué à la guerre.

De là à réclamer le communisme économique permanent, il n’y aurait qu’un pas : Pourquoi ne pas appliquer à la paix ces méthodes de guerre qui assureraient un primo vivere aux masses enrôlées dans le service et le travail forcés ? La perpétuation serait réclamée d’autant plus fort et par d’autant plus de voix, que les dix années précédant la guerre furent loin de procurer un degré appréciable de félicité temporelle à une fraction considérable de notre population.

L’enrégimentation se produit toujours sur une échelle plus ou moins étendue pendant la guerre, et c’est un des effets nocifs des guerres qu’on ne remarque peut-être pas assez. Plus les hostilités se prolongent, plus on a de chance d’en sortir avec une tendance accentuée à confier à l’État la conduite générale de tout. La guerre est un mauvais apprentissage social.

Repoussons donc avec force toute demande de conscription des hommes, des fortunes et de l’industrie, formule chère à quelques impérialisants dont la philosophie de la personne humaine et du bien commun semble très rudimentaire.

ON PAIE

Pour le moment, l’État continue d’acheter et de payer ce qu’il réclame. Il achète et paie le temps et les énergies du soldat, lui fournissant, outre sa pension, une solde personnelle et à sa famille une allocation. Tout comme un exploitant de la forêt pensionne ses bûcherons et leur accorde une paie de quelque quarante-cinq dollars par mois. Le soldat ayant, en outre, son habillement et l’assurance d’un emploi prolongé bien au-delà d’une simple saison, à moins qu’un malencontreux fragment d’obus y mette un terme, il ne faut pas trop s’étonner que le recrutement "donne satisfaction" ».

L’État achète et paie des approvisionnements de toutes sortes pour les armées. Des munitions de bouches humaines et des munitions de bouches à feu. Du bacon et des mitrailleuses. De la laine et des avions. Du beurre et des canons.

D’OÙ VIENT L’ARGENT ?

Il achète et il paie. Mais l’État ne fait pas plus l’argent pour payer qu’il ne fait l’homme et la chose qu’il achète. Où prend-il l’argent, lui, le pauvre, qui ne pouvait rien pour employer les chômeurs, pour redresser les routes, irriguer les zones de sécheresse ou égoutter les marécages, pour décongestionner les greniers débordants quand se multipliaient les huches vides ? Où s’alimente le Trésor pour la conduite de la guerre ?

En temps de guerre comme en temps de paix, l’État ne tire ses argents que de deux sources : l’impôt et l’emprunt. L’emprunt n’est, en somme, qu’un impôt différé, puisqu’il faudra le rembourser tôt ou tard ; du moins le gouvernement prend cet engagement.

La plupart des emprunts, ceux qui sont faits des banques à charte, comme notre premier emprunt de guerre de deux cents millions, sont simplement des créations de crédit par les banques, des entrées comptables sur lesquelles le gouvernement tire des chèques. Dans l’intention du gouvernement, ce sont de simples avances qu’il remboursera après avoir recueilli l’impôt qu’il ne peut attendre actuellement.

LES IMPÔTS DE GUERRE

Si l’on partait du réel, il serait juste de dire que, dans un pays qui n’emploie pas toute sa main-d’œuvre, toutes ses machines, toutes ses ressources, il est possible de tirer sur les forces non utilisées pour conduire la guerre, sans tailler dans les forces utilisées pour les biens de paix, jusqu’à ce que la capacité totale de production soit absorbée.

Mais le réel, le logique sont choses secondaires, semble-t-il, pour des administrations habituées à patauger et à dériver exactement à l’envers des faits. La production est paralysée faute d’argent. N’importe, on va prendre une partie du pouvoir d’achat restreint et diriger les commandes vers les produits de guerre, au détriment des commandes pour des produits de paix.

C’est l’impôt — les taxes, comme on dit communément.

Sur qui tombent les impôts de guerre ? Quels sont ceux qui doivent le plus se serrer la ceinture par suite de la guerre ?

IMPÔTS SUR LES BIENS DE CONSOMMATION

Le gouvernement fédéral a, dès le début de la guerre, frappé de taxes spéciales le thé, le café, la bière, les liqueurs douces, le poisson en boîtes, les viandes salées ou fumées, le gaz et l’électricité domestiques (pas industriels).

Puis il a majoré de 20 pour cent l’impôt sur le revenu.

Ces impôts frappent le pouvoir d’achat de tout le monde, et immédiatement. Dès le lendemain de leur proclamation, on payait plus cher la livre de café, la livre de thé. Le cinq ou dix sous additionnel était autant de moins pour acheter d’autre chose utile, autant détourné vers la conduite de la guerre. Toutes les ménagères savent et sentent que leur pouvoir d’achat a diminué par le fait de l’augmentation des prix.

Personne n’échappe à ces taxes, et ce sont les familles nombreuses qui en souffrent le plus, puisque c’est là qu’il faut le plus affecter le pouvoir d’achat aux biens immédiatement urgents.

Maints correspondants de journaux ont souligné l’absurdité de la taxe sur l’électricité domestique, qui porte sur le montant de la facture, et non sur le volume de la consommation. Comme le kilowatt est plus cher en Québec qu’en Ontario, le consommateur de notre province paie plus de taxe que celui de la province voisine, même à consommation égale de courant. Comme aussi la première tranche de courant, la seule qu’utilise le pauvre, est plus chère au kilowatt que les tranches plus élevées accessibles aux mieux fortunés, il arrive que le pauvre paie plus de taxe que le riche sur chaque kilowatt de consommation.

Mais, comme nous faisait remarquer un bon marchand de St-Basile de Portneuf, croyez-vous que nos gouvernants se soient tracassés la tête à ces détails-là ? Le pauvre ne crie pas bien fort ; il bêle, et ses bêlements ne sont pas entendus plus loin que les murs de son étable. Nous ne sachons pas que nos hommes d’État, ou ceux qui prétendent l’être ou le devenir, aient pris l’habitude de visiter les taudis où grouille le bétail humain.

LES IMPÔTS SUR LES PROFITS DES CORPORATIONS

Le gouvernement a aussi frappé d’impôts de guerre les profits des compagnies. Il y a deux alternatives pour payer l’impôt sur les profits :

Soit par le paiement de 50 pour cent de la marge de profit dépassant le profit annuel moyen de 1936 à 1939 ;

Soit par un impôt graduel sur tout le profit net :

10% sur un profit compris entre 5 et 10 p.c.

20% sur un profit compris entre 10 et 15 p.c.

30% sur un profit compris entre 15 et 20 p.c.

40% sur un profit compris entre 20 et 25 p.c.

60% sur tout profit au-dessus de 25 p.c.

Comme le suggérait un article du "Canadian Forum" d’octobre 1939, que l’on fasse le calcul pour une compagnie à capital de $2,000,000 réalisant un profit annuel de $250,000 à $500,000.

Si le profit annuel moyen était de $250,000 pour les années 1936 à 1939 et qu’il grimpe à $400,000 en 1940, la compagnie paiera un impôt de guerre de $75,000 et gardera un profit de $325,000. Ce qui veut dire que, tout en payant $75,000 elle voit ses goussets se gonfler de $75,000 de plus que sous le régime de paix. Souffre-t-elle de la guerre ou s’en trouve-t-elle mieux ?

Chaque fois que la compagnie paie un impôt de guerre, elle enregistre en même temps une augmentation équivalente de ses profits ordinaires. Si un salarié gagnant avant la guerre un salaire hebdomadaire de $20.00 voyait, à cause de la guerre, son salaire monter à $30.00 mais devait de ce fait verser $5.00 au gouvernement et garder $25.00 pour lui, il trouverait l’état de guerre assez intéressant. C’est le cas de la compagnie.

À remarquer aussi que les impôts sur les profits des compagnies ne comptent qu’à partir des profits réalisés en 1940 et ne seront versés qu’en 1941, tandis que la contribution des petits est en marche depuis plus de trois mois.

Ajoutons que, si la compagnie en question produit des biens de consommation, il y a fort à parier qu’elle passera l’impôt, au moins en partie, au public consommateur en augmentant un peu le prix de vente de chaque article.

Sur qui pèse surtout la finance de la guerre par la voie de l’impôt ?

LES EMPRUNTS DE GUERRE

On finance aussi la guerre par des emprunts. Les emprunts de guerre ne diffèrent pas des emprunts de paix, excepté qu’ils viennent immanquablement tant qu’on en a besoin. Pas d’hésitation possible. Le crédit du pays est toujours bon. En temps de paix, les banquiers conditionnent leurs prêts : il faut réduire les dépenses, les entreprises publiques, etc. En temps de guerre, ils ne vous disent pas de diminuer les enrôlements, la fabrication de pièces pour la destruction.

Les prêts des banquiers sont, en temps de guerre, comme en temps de paix, des créations d’argent nouveau, le crédit bancaire servant d’argent aujourd’hui. Cet argent nouveau est nécessaire pour augmenter, au profit de la guerre, la production totale du pays, pour utiliser des énergies qui étaient là mais que paralysait le manque d’argent.

C’est un des "bienfaits" de la guerre de remédier en partie à une déficience d’argent. La douce paix ne mérite pas cela.

Mais l’augmentation n’est que temporaire. C’est l’apport actuel de 80 millions d’argent nouveau, mais ce sera la disparition de cet argent d’ici deux ans, avec une augmentation de dette qui laissera une augmentation d’impôt. L’impôt qu’on ne trouve pas aujourd’hui, on le remet à plus tard. Il ne sera pas plus aisé à trouver dans deux ans lorsque le 80 millions disparu nous aura laissés dans la même pénurie qu’aujourd’hui.

N’importe, on aura conduit la destruction des hommes et des choses pendant deux ans, et l’on a toute liberté d’augmenter la dose d’ici là, si elle est insuffisante, et de la renouveler à cette époque si la danse dure encore en Europe.

L’impôt à venir pour satisfaire les remboursements, tout comme les impôts présents dont nous venons de parler, atteindra les couches les plus pauvres et se traduira en privations prolongées.

Sur qui surtout pèse et pèsera longtemps la finance de la guerre par n’importe quelle voie ?

DANS LE DOMAINE DES FAITS

Les conventions financières factices qui nous régissent n’empêchent pourtant pas l’existence de faits qu’il est difficile de nier.

Un premier fait :

La guerre est conduite et la paix gagnée, en réalité, par les fatigues cérébrales de ceux qui pensent et projettent, par les sueurs de ceux qui travaillent, par le sang de ceux qui se bat-tent.

Nous ne voyons pas bien comment, la guerre finie, il faille logiquement payer des redevances perpétuelles aux teneurs de livres.

Un autre fait :

Tant que la capacité productive du pays n’est pas complètement utilisée, tant qu’il y a chômage d’hommes et de machines, qu’est-il besoin de couper dans le pouvoir d’achat du public ? Si la production peut répondre à la fois aux commandes de guerre et aux commandes de paix, pourquoi entraver les dernières ?

En d’autres termes, si le gouvernement réclame en une année 400 millions de produits de guerre, il n’est pas nécessaire pour cela de diminuer nos droits aux produits de paix : le pays peut actuellement soutenir plusieurs fois cette augmentation.

Si l’on préfère continuer sous la férule de ceux qui contrôlent la naissance et la mort de l’argent, la guerre nous laissera, outre des deuils et des pleurs, une dette impayable, des monopoles consolidés, une recrudescence de chômage et de privations, la misère et le désordre partout, et peut-être, ce qui ne surprendrait aucun observateur attentif, des bouleversements révolutionnaires qu’appelle toujours une coupe trop pleine.

Louis EVEN

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