16. Comment l'idée que le message de Jésus est strictement individualiste et qu'il s'adresse seulement à l'individu a-t-elle pu se développer ? Comment est-on arrivé à interpréter le « salut de l'âme » comme une fuite devant la responsabilité pour l'ensemble et à considérer par conséquent que le programme du christianisme est la recherche égoïste du salut qui se refuse au service des autres ?
Pour trouver une réponse à ces interrogations, nous devons jeter un regard sur les composantes fondamentales des temps modernes. Elles apparaissent avec une clarté particulière chez Francis Bacon ( un philosophe anglais mort en 1616). ...
Qu'une nouvelle époque soit née – grâce à la découverte de l'Amérique et aux nouvelles conquêtes techniques qui ont marqué ce développement –, c'est indiscutable. Cependant, sur quoi s'enracine ce tournant d'une époque ? C'est la nouvelle corrélation entre expérience et méthode qui met l'homme en mesure de parvenir à une interprétation de la nature conforme à ses lois et d'arriver ainsi, en définitive, à « la victoire de l'art sur la nature » (victoria cursus artis super naturam).[14] La nouveauté – selon la vision de Bacon – se trouve dans une nouvelle corrélation entre science et pratique. Cela est ensuite appliqué aussi à la théologie : cette nouvelle corrélation entre science et pratique signifierait que la domination sur la création, donnée à l'homme par Dieu et perdue par le péché originel, serait rétablie.[15]
17. ... Ainsi, l'espérance reçoit également chez Bacon une forme nouvelle. Elle s'appelle désormais foi dans le progrès. Pour Bacon en effet, il est clair que les découvertes et les inventions tout juste lancées sont seulement un début, que, grâce à la synergie des sciences et des pratiques, s'ensuivront des découvertes totalement nouvelles et qu'émergera un monde totalement nouveau, le règne de l'homme.[16] C'est ainsi qu'il a aussi présenté une vision des inventions prévisibles – jusqu'à l'avion et au submersible. Au cours du développement ultérieur de l'idéologie du progrès, la joie pour les avancées visibles des potentialités humaines demeure une constante confirmation de la foi dans le progrès comme tel.
18. Dans le même temps, deux catégories sont toujours davantage au centre de l'idée de progrès : la raison et la liberté. Le progrès est surtout un progrès dans la domination croissante de la raison et cette raison est considérée clairement comme un pouvoir du bien et pour le bien. Le progrès est le dépassement de toutes les dépendances – il est progrès vers la liberté parfaite. La liberté aussi est perçue seulement comme une promesse, dans laquelle l'homme va vers sa plénitude. Dans les deux concepts – liberté et raison – est présent un aspect politique. En effet, le règne de la raison est attendu comme la nouvelle condition de l'humanité devenue totalement libre.
... Raison et liberté semblent garantir par elles-mêmes, en vertu de leur bonté intrinsèque, une nouvelle communauté humaine parfaite. Néanmoins, dans les deux concepts-clé de « raison » et de « liberté », la pensée est aussi tacitement toujours en opposition avec les liens de la foi et de l'Église comme avec les liens des systèmes d'État d'alors. Les deux concepts portent donc en eux un potentiel révolutionnaire d'une force explosive énorme.
19. Nous devons brièvement jeter un regard sur les deux étapes essentielles de la concrétisation politique de cette espérance, parce qu'elles sont d'une grande importance pour le chemin de l'espérance chrétienne, pour sa compréhension et pour sa persistance.
Il y a avant tout la Révolution française comme tentative d'instaurer la domination de la raison et de la liberté, maintenant aussi de manière politiquement réelle. L'Europe de l'Illuminisme, dans un premier temps, s'est tournée avec fascination vers ces événements, mais face à leurs développements, elle a dû ensuite réfléchir de manière renouvelée sur la raison et la liberté.
... En 1792, il écrit son œuvre : « Der Sieg des guten Prinzips über das böse und die Gründung eines Reiches Gottes auf Erden » (La victoire du principe du bien sur le principe mauvais et la constitution d'un règne de Dieu sur la terre). Il y écrit : « Le passage progressif de la foi d'Église à l'autorité unique de la pure foi religieuse est l'approche du royaume de Dieu ».[17] Il nous dit aussi que les révolutions peuvent accélérer les temps de ce passage de la foi d'Église à la foi rationnelle.
Le « règne de Dieu », dont Jésus avait parlé, a reçu là une nouvelle définition et a aussi pris une nouvelle présence ; il existe, pour ainsi dire, une nouvelle « attente immédiate » : le « règne de Dieu » arrive là où la foi d'Église est dépassée et remplacée par la « foi religieuse », à savoir par la simple foi rationnelle. ...
20. Le dix-neuvième siècle ne renia pas sa foi dans le progrès comme forme de l'espérance humaine et il continua à considérer la raison et la liberté comme des étoiles-guides à suivre sur le chemin de l'espérance. Les avancées toujours plus rapides du développement technique et l'industrialisation qui lui est liée ont cependant bien vite créé une situation sociale totalement nouvelle : il s'est formé la classe des ouvriers de l'industrie et ce que l'on appelle le « prolétariat industriel », dont les terribles conditions de vie ont été illustrées de manière bouleversante par Friedrich Engels, en 1845.
... Après la révolution bourgeoise de 1789, l'heure d'une nouvelle révolution avait sonné, la révolution prolétarienne : le progrès ne pouvait pas simplement avancer de manière linéaire, à petits pas. Il fallait un saut révolutionnaire. Karl Marx recueillit cette aspiration du moment et, avec un langage et une pensée vigoureux, il chercha à lancer ce grand pas nouveau et, comme il le considérait, définitif de l'histoire vers le salut – vers ce que Kant avait qualifié de « règne de Dieu ». Une fois que la vérité de l'au-delà se serait dissipée, il se serait agi désormais d'établir la vérité de l'en deçà. ...
21. Mais avec sa victoire, l'erreur fondamentale de Marx a aussi été rendue évidente. Il a indiqué avec exactitude comment réaliser le renversement. Mais il ne nous a pas dit comment les choses auraient dû se dérouler après.
Il supposait simplement que, avec l'expropriation de la classe dominante, avec la chute du pouvoir politique et avec la socialisation des moyens de production, se serait réalisée la Nouvelle Jérusalem : alors, toutes les contradictions auraient en effet été annulées, l'homme et le monde auraient finalement vu clair en eux-mêmes. Alors tout aurait pu procéder de soi-même sur la voie droite, parce que tout aurait appartenu à tous et que tous auraient voulu le meilleur les uns pour les autres. Ainsi, après la révolution réussie, Lénine dut se rendre compte que, dans les écrits du maître, il ne se trouvait aucune indication sur la façon de procéder.
... Sa véritable erreur est le matérialisme : en effet, l'homme n'est pas seulement le produit de conditions économiques, et il n'est pas possible de le guérir uniquement de l'extérieur, en créant des conditions économiques favorables. ...
Avant tout, il faut se demander : que signifie vraiment « le progrès » ; que promet-il et que ne promet-il pas ? Déjà à la fin du XIXe siècle, il existait une critique de la foi dans le progrès. Au XXe, Th. W. Adorno a formulé la problématique de la foi dans le progrès de manière drastique : le progrès, vu de près, serait le progrès qui va de la fronde à la mégabombe. Actuellement, il s'agit, de fait, d'un aspect du progrès que l'on ne doit pas dissimuler. Autrement dit, l'ambiguïté du progrès est rendue évidente. Sans aucun doute, le progrès offre de nouvelles possibilités pour le bien, mais il ouvre aussi des possibilités abyssales de mal – possibilités qui n'existaient pas auparavant. Nous sommes tous devenus témoins de ce que le progrès, lorsqu'il est entre de mauvaises mains, peut devenir, et est devenu de fait, un progrès terrible dans le mal. Si au progrès technique ne correspond pas un progrès dans la formation éthique de l'homme, dans la croissance de l'homme intérieur (cf. Ep 3, 16 ; 2 Co 4, 16), alors ce n'est pas un progrès, mais une menace pour l'homme et pour le monde.
23. En ce qui concerne les deux grands thèmes « raison » et « liberté », les questions qui leur sont liées ne peuvent être ici que signalées. Oui, la raison est le grand don de Dieu à l'homme, et la victoire de la raison sur l'irrationalité est aussi un but de la foi chrétienne. Mais quand la raison domine-t-elle vraiment ? Est-ce quand elle s'est détachée de Dieu ? Est-ce quand elle est devenue aveugle pour Dieu ? La raison du pouvoir et du faire est-elle déjà la raison intégrale ? Si, pour être progrès, le progrès a besoin de la croissance morale de l'humanité, alors la raison du pouvoir et du faire doit pareillement, de manière urgente, être complétée, grâce à l'ouverture de la raison aux forces salvifiques de la foi, au discernement entre bien et mal.
C'est seulement ainsi qu'elle devient une raison vraiment humaine. Elle ne devient humaine que si elle est en mesure d'indiquer la route à la volonté, et elle n'est capable de cela que si elle regarde au delà d'elle-même. Dans le cas contraire, la situation de l'homme, dans le déséquilibre entre capacité matérielle et manque de jugement du cœur, devient une menace pour lui et pour tout le créé. Ainsi, dans le domaine de la liberté, il faut se rappeler que la liberté humaine requiert toujours le concours de différentes libertés. Ce concours ne peut toutefois pas réussir s'il n'est pas déterminé par un intrinsèque critère de mesure commun, qui est le fondement et le but de notre liberté. Exprimons-le maintenant de manière très simple : l'homme a besoin de Dieu, autrement, il reste privé d'espérance. Étant donné les développements des temps modernes, l'affirmation de saint Paul citée au début (Ep 2, 12) se révèle très réaliste et tout simplement vraie. Il n'y a cependant pas de doute qu'un « règne de Dieu » réalisé sans Dieu – donc un règne de l'homme seul – se conclut inévitablement par « l'issue perverse » de toutes les choses, décrite par Kant : nous l'avons vu et nous le voyons toujours de nouveau.
De même, il n'y a pas de doute que Dieu n'entre vraiment dans les choses humaines que s'il n'est pas uniquement pensé par nous, mais que Lui-même vient à notre rencontre et nous parle. C'est pourquoi la raison a besoin de la foi pour arriver à être totalement elle-même : raison et foi ont besoin l'une de l'autre pour réaliser leur véritable nature et leur mission.
La vraie physionomie de l'espérance chrétienne
... Mais cela signifie que :
a) La condition droite des choses humaines, le bien-être moral du monde, ne peuvent jamais être garantis simplement par des structures, quelle que soit leur valeur. De telles structures sont non seulement importantes, mais nécessaires ; néanmoins, elles ne peuvent pas et ne doivent pas mettre hors jeu la liberté de l'homme. ...
Autrement dit : les bonnes structures aident, mais, à elles seules elles ne suffisent pas. L'homme ne peut jamais être racheté simplement de l'extérieur.
Francis Bacon et les adeptes du courant de pensée de l'ère moderne qu'il a inspiré, en considérant que l'homme serait racheté par la science, se trompaient. Par une telle attente, on demande trop à la science ; cette sorte d'espérance est fallacieuse. La science peut contribuer beaucoup à l'humanisation du monde et de l'humanité. Cependant, elle peut aussi détruire l'homme et le monde si elle n'est pas orientée par des forces qui se trouvent hors d'elle. ...
26. Ce n'est pas la science qui rachète l'homme. L'homme est racheté par l'amour. ...
L'être humain a besoin de l'amour inconditionnel. Il a besoin de la certitude qui lui fait dire : « Ni la mort ni la vie, ni les esprits ni les puissances, ni le présent ni l'avenir, ni les astres, ni les cieux, ni les abîmes, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu qui est en Jésus Christ » (Rm 8, 38-39).
Si cet amour absolu existe, avec une certitude absolue, alors – et seulement alors – l'homme est « racheté », quel que soit ce qui lui arrive dans un cas particulier. C'est ce que l'on entend lorsqu'on dit : Jésus Christ nous a « rachetés ». Par lui nous sommes devenus certains de Dieu – d'un Dieu qui ne constitue pas une lointaine « cause première » du monde – parce que son Fils unique s'est fait homme et de lui chacun peut dire : « Ma vie aujourd'hui dans la condition humaine, je la vis dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et qui s'est livré pour moi » (Ga 2, 20).
27. En ce sens, il est vrai que celui qui ne connaît pas Dieu, tout en pouvant avoir de multiples espérances, est dans le fond sans espérance, sans la grande espérance qui soutient toute l'existence (cf. Ep 2, 12). La vraie, la grande espérance de l'homme, qui résiste malgré toutes les désillusions, ce ne peut être que Dieu – le Dieu qui nous a aimés et qui nous aime toujours « jusqu'au bout », « jusqu'à ce que tout soit accompli » (cf. Jn 13, 1 et 19, 30). Celui qui est touché par l'amour commence à comprendre ce qui serait précisément « vie ». Il commence à comprendre ce que veut dire la parole d'espérance que nous avons rencontrée dans le rite du Baptême : de la foi j'attends la « vie éternelle » – la vie véritable qui, totalement et sans menaces, est, dans toute sa plénitude, simplement la vie.
Jésus, qui a dit de lui-même être venu pour que nous ayons la vie et que nous l'ayons en plénitude, en abondance (cf. Jn 10, 10), nous a aussi expliqué ce que signifie « la vie » : « La vie éternelle, c'est de te connaître, toi le seul Dieu, le vrai Dieu, et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). La vie dans le sens véritable, on ne l'a pas en soi, de soi tout seul et pas même seulement par soi : elle est une relation. Et la vie dans sa totalité est relation avec Celui qui est la source de la vie. Si nous sommes en relation avec Celui qui ne meurt pas, qui est Lui-même la Vie et l'Amour, alors nous sommes dans la vie. Alors nous « vivons ». ...
... La relation avec Dieu s'établit par la communion avec Jésus – seuls et avec nos seules possibilités nous n'y arrivons pas. La relation avec Jésus, toutefois, est une relation avec Celui qui s'est donné lui-même en rançon pour nous tous (cf. 1 Tm 2, 6). Le fait d'être en communion avec Jésus Christ nous implique dans son être « pour tous », il en fait notre façon d'être. Il nous engage pour les autres, mais c'est seulement dans la communion avec Lui qu'il nous devient possible d'être vraiment pour les autres, pour l'ensemble.
Je voudrais, dans ce contexte, citer le grand docteur grec de l'Église, saint Maxime le Confesseur (mort en 662), qui tout d'abord exhorte à ne rien placer avant la connaissance et l'amour de Dieu, mais qui ensuite arrive aussitôt à des applications très pratiques : « Qui aime Dieu aime aussi son prochain sans réserve. Bien incapable de garder ses richesses, il les dispense comme Dieu, fournissant à chacun ce dont il a besoin ».[19] De l'amour envers Dieu découle la participation à la justice et à la bonté de Dieu envers autrui ; aimer Dieu demande la liberté intérieure face à toute possession et à toutes les choses matérielles : l'amour de Dieu se révèle dans la responsabilité envers autrui.[20] ...
31. Encore une chose : nous avons besoin des espérances – des plus petites ou des plus grandes – qui, au jour le jour, nous maintiennent en chemin. Mais sans la grande espérance, qui doit dépasser tout le reste, elles ne suffisent pas. Cette grande espérance ne peut être que Dieu seul, qui embrasse l'univers et qui peut nous proposer et nous donner ce que, seuls, nous ne pouvons atteindre.
Précisément, le fait d'être gratifié d'un don fait partie de l'espérance. Dieu est le fondement de l'espérance – non pas n'importe quel dieu, mais le Dieu qui possède un visage humain et qui nous a aimés jusqu'au bout – chacun individuellement et l'humanité tout entière. Son Règne n'est pas un au-delà imaginaire, placé dans un avenir qui ne se réalise jamais ; son règne est présent là où il est aimé et où son amour nous atteint. Seul son amour nous donne la possibilité de persévérer avec sobriété jour après jour, sans perdre l'élan de l'espérance, dans un monde qui, par nature, est imparfait.
Et, en même temps, son amour est pour nous la garantie qu'existe ce que nous pressentons vaguement et que, cependant, nous attendons au plus profond de nous-mêmes : la vie qui est « vraiment » vie. Cherchons maintenant à concrétiser cette idée dans une dernière partie, en portant notre attention sur quelques « lieux » d'apprentissage pratique et d'exercice de l'espérance.
32. Un premier lieu essentiel d'apprentissage de l'espérance est la prière. Si personne ne m'écoute plus, Dieu m'écoute encore. Si je ne peux plus parler avec personne, si je ne peux plus invoquer personne – je peux toujours parler à Dieu. S'il n'y a plus personne qui peut m'aider – là où il s'agit d'une nécessité ou d'une attente qui dépasse la capacité humaine d'espérer, Lui peut m'aider.[25]
Si je suis relégué dans une extrême solitude... ; celui qui prie n'est jamais totalement seul. De ses treize années de prison, dont neuf en isolement, l'inoubliable Cardinal Nguyên Van Thuan nous a laissé un précieux petit livre : Prières d'espérance. Durant treize années de prison, dans une situation de désespoir apparemment total, l'écoute de Dieu, le fait de pouvoir lui parler, devint pour lui une force croissante d'espérance qui, après sa libération, lui a permis de devenir pour les hommes, dans le monde entier, un témoin de l'espérance – de la grande espérance qui ne passe pas, même dans les nuits de la solitude.
33. De façon très belle, Augustin a illustré la relation profonde entre prière et espérance dans une homélie sur la Première lettre de Jean. Il définit la prière comme un exercice du désir. L'homme a été créé pour une grande réalité – pour Dieu lui-même, pour être rempli de Lui. Mais son cœur est trop étroit pour la grande réalité qui lui est assignée. Il doit être élargi. « C'est ainsi que Dieu, en faisant attendre, élargit le désir ; en faisant désirer, il élargit l'âme ; en l'élargissant, il augmente sa capacité de recevoir ». ...
En effet, c'est uniquement en devenant fils de Dieu, que nous pouvons être avec notre Père commun. Prier ne signifie pas sortir de l'histoire et se retirer dans l'espace privé de son propre bonheur. La façon juste de prier est un processus de purification intérieure qui nous rend capables de Dieu et de la sorte capables aussi des hommes. Dans la prière, l'homme doit apprendre ce qu'il peut vraiment demander à Dieu – ce qui est aussi digne de Dieu. Il doit apprendre qu'on ne peut pas prier contre autrui. Il doit apprendre qu'on ne peut pas demander des choses superficielles et commodes que l'on désire dans l'instant – la fausse petite espérance qui le conduit loin de Dieu. Il doit purifier ses désirs et ses espérances. Il doit se libérer des mensonges secrets par lesquels il se trompe lui-même : Dieu les scrute, et la confrontation avec Dieu oblige l'homme à les reconnaître lui aussi. « Qui peut discerner ses erreurs ? Purifie-moi de celles qui m'échappent », prie le Psalmiste (18 [19], 13). ...
34. Afin que la prière développe cette force purificatrice, elle doit, d'une part, être très personnelle, une confrontation de mon moi avec Dieu, avec le Dieu vivant. D'autre part, cependant, elle doit toujours être à nouveau guidée et éclairée par les grandes prières de l'Église et des saints, par la prière liturgique, dans laquelle le Seigneur nous enseigne continuellement à prier de façon juste. Dans son livre d'Exercices spirituels, le Cardinal Nguyên Van Thuan a raconté comment dans sa vie il y avait eu de longues périodes d'incapacité de prier et comment il s'était accroché aux paroles de la prière de l'Église : au Notre Père, à l'Ave Maria et aux prières de la liturgie.[27]
Dans la prière, il doit toujours y avoir une association entre prière publique et prière personnelle. Ainsi nous pouvons parler à Dieu, ainsi Dieu nous parle. De cette façon se réalisent en nous les purifications grâce auxquelles nous devenons capables de Dieu et aptes au service des hommes. Ainsi, nous devenons capables de la grande espérance et nous devenons ministres de l'espérance pour les autres : l'espérance dans le sens chrétien est toujours aussi espérance pour les autres. Et elle est une espérance active, par laquelle nous luttons pour que les choses n'aillent pas vers « une issue perverse ». Elle est aussi une espérance active dans le sens que nous maintenons le monde ouvert à Dieu. C'est seulement dans cette perspective qu'elle demeure également une espérance véritablement humaine.
35. Tout agir sérieux et droit de l'homme est espérance en acte. Il l'est avant tout dans le sens où nous cherchons, de ce fait, à poursuivre nos espérances, les plus petites ou les plus grandes : régler telle ou telle tâche qui pour la suite du chemin de notre vie est importante ; par notre engagement, apporter notre contribution afin que le monde devienne un peu plus lumineux et un peu plus humain, et qu'ainsi les portes s'ouvrent sur l'avenir.
Mais l'engagement quotidien pour la continuation de notre vie et pour l'avenir de l'ensemble nous épuise ou se change en fanatisme si nous ne sommes pas éclairés par la lumière d'une espérance plus grande, qui ne peut être détruite ni par des échecs dans les petites choses ni par l'effondrement dans des affaires de portée historique. Si nous ne pouvons espérer plus que ce qui est effectivement accessible d'une fois sur l'autre ni plus que ce qu'on peut espérer des autorités politiques et économiques, notre vie se réduit bien vite à être privée d'espérance.
Il est important de savoir ceci : je peux toujours encore espérer, même si apparemment pour ma vie ou pour le moment historique que je suis en train de vivre, je n'ai plus rien à espérer. Seule la grande espérance-certitude que, malgré tous les échecs, ma vie personnelle et l'histoire dans son ensemble sont gardées dans le pouvoir indestructible de l'Amour et qui, grâce à lui, ont pour lui un sens et une importance, seule une telle espérance peut dans ce cas donner encore le courage d'agir et de poursuivre.
Assurément, nous ne pouvons pas « construire » le règne de Dieu de nos propres forces – ce que nous construisons demeure toujours le règne de l'homme avec toutes les limites qui sont propres à la nature humaine. Le règne de Dieu est un don, et c'est pourquoi justement il est grand et beau, et il constitue la réponse à l'espérance. ...
36. Comme l'agir, la souffrance fait aussi partie de l'existence humaine. Elle découle, d'une part, de notre finitude et, de l'autre, de la somme de fautes qui, au cours de l'histoire, s'est accumulée et qui encore aujourd'hui grandit sans cesse. Il faut certainement faire tout ce qui est possible pour atténuer la souffrance : empêcher, dans la mesure où cela est possible, la souffrance des innocents ; calmer les douleurs ; aider à surmonter les souffrances psychiques. Autant de devoirs aussi bien de la justice que de l'amour qui rentrent dans les exigences fondamentales de l'existence chrétienne et de toute vie vraiment humaine.
Dans la lutte contre la douleur physique, on a réussi à faire de grands progrès ; la souffrance des innocents et aussi les souffrances psychiques ont plutôt augmenté au cours des dernières décennies. Oui, nous devons tout faire pour surmonter la souffrance, mais l'éliminer complètement du monde n'est pas dans nos possibilités – simplement parce que nous ne pouvons pas nous extraire de notre finitude et parce qu'aucun de nous n'est en mesure d'éliminer le pouvoir du mal, de la faute, qui – nous le voyons – est continuellement source de souffrance. Dieu seul pourrait le réaliser : seul un Dieu qui entre personnellement dans l'histoire en se faisant homme et qui y souffre. ...