Quadragesimo anno

le dimanche, 16 août 2020. Dans Encycliques et autres documents du Magistère

Sur l'instauration de l'ordre social

Lettre encyclique de S. S. Pape Pie XI par la Divine Providence

Aux patriarches, primats, archevêques, évêques et autres ordinaires en paix et communion avec le Siège apostolique, ainsi qu’aux fidèles de l’univers catholique tout entier,

sur l’instauration de l’ordre social, en pleine conformité avec les préceptes de l’Évangile, à l’occasion du 40e anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum,


Vénérables frères et très chers fils, salut et bénédiction apostolique.

 

1. Quarante ans s’étant écoulés depuis la publication de la magistrale encyclique de Léon XIII Rerum Novarum, l’univers catholique, tout entier, dans un grand élan de reconnaissance, a entrepris de commémorer avec l’éclat qu’il mérite ce remarquable document.

2. Il est vrai qu’à cet insigne témoignage de sa sollicitude pastorale, Notre Prédécesseur avait pour ainsi dire préparé les voies par d’autres lettres sur la famille et le vénérable sacrement de mariage, ces fondements de la société humaine, sur l’origine du pouvoir civil et l’ordre des relations qui l’unissent à l’Église, sur les principaux devoirs des citoyens chrétiens, contre les opinions du socialisme et les fausses théories de la liberté humaine et d’autres encore où se révèle pleinement sa pensée. Mais ce qui distingue entre toutes l’encyclique Rerum Novarum, c’est qu’à une heure très opportune où s’en faisait sentir une particulière nécessité, elle a donné à l’humanité des directives très sûres pour résoudre les difficiles problèmes que pose la vie en société et dont l’ensemble constitue la question sociale.

3. Au déclin du XIXe siècle l’évolution économique et les développements nouveaux de l’industrie tendaient, en presque toutes les nations, à diviser toujours davantage la société en deux classes : d’un côté, une minorité de riches jouissant à peu près de toutes les commodités qu’offrent en si grande abondance les inventions modernes ; de l’autre, une multitude immense de travailleurs réduits à une angoissante misère et s’efforçant en vain d’en sortir.

4. Cette situation était acceptée sans aucune difficulté par ceux qui, largement pourvus des biens de ce monde, ne voyaient là qu’un effet nécessaire des lois économiques et abandonnaient à la charité tout le soin de soulager les malheureux, comme si la charité devait couvrir ces violations de la justice que le législateur tolérait et parfois même sanctionnait. Mais les ouvriers, durement éprouvés par cet état de choses, le supportaient avec impatience et se refusaient à subir plus longtemps un joug si pesant. Certains d’entre eux, mis en effervescence par de mauvais conseils, aspiraient au bouleversement total de la société. Et ceux-là mêmes que leur éducation chrétienne détournait de ces mauvais entraînements, restaient convaincus de l’urgente nécessité d’une réforme profonde.

5. Telle était aussi la persuasion de nombreux catholiques, prêtres et laïcs, qu’une admirable charité inclinait depuis si longtemps vers les misères imméritées du peuple et qui se refusaient à admettre qu’une si criante inégalité dans le partage des biens de ce monde répondît aux vues infiniment sages du Créateur.

6. Et ils cherchaient sincèrement le moyen de remédier aux désordres qui affligeaient alors la société et de prévenir efficacement les maux plus graves encore qui la menaçaient. Mais telle est l’infirmité de l’esprit humain, même chez les meilleurs, que, repoussés d’un côté comme dangereux novateurs, paralysés de l’autre par les divergences de vues qui se manifestaient même dans leurs rangs, ils hésitaient entre les diverses écoles, ne sachant dans quelle direction s’orienter.

7. Dans ce conflit qui divisait si profondément les esprits, non sans dommage pour la paix, une fois de plus tous les yeux se tournèrent vers la Chaire de Pierre, dépositaire sacrée de toute vérité, d’où les paroles qui sauvent se répandent sur l’univers. Un courant d’une ampleur inaccoutumée porta aux pieds du Vicaire de Jésus-Christ sur terre des foules de savants, d’industriels, de travailleurs mêmes, unanimes à solliciter des directives sûres qui mettraient un terme à leurs hésitations.

8. Longtemps, dans sa grande prudence, le Pontife médita devant Dieu ; il fit venir, pour les consulter, les personnalités les plus compétentes, il considéra le problème attentivement, sous toutes ses faces, et enfin, obéissant à la « conscience de sa charge apostolique », craignant, s’il gardait le silence, de paraître avoir négligé son devoir, il décida d’exercer le divin magistère qui lui était confié en adressant la parole à l’Église du Christ et au genre humain tout entier.

9. Alors, le 15 mai 1891, retentit la voix si longtemps attendue, voix que ni les difficultés n’avaient effrayée, ni l’âge affaiblie, mais qui, avec une vigoureuse hardiesse, enseigna l’humanité à s’engager dans des voies nouvelles sur le terrain social.

10. Vous connaissez, vénérables Frères et très chers Fils, vous connaissez fort bien l’admirable doctrine qui fait de l’encyclique Rerum Novarum un document inoubliable.

11. Le grand Pape y déplore que les hommes des classes inférieures « se trouvent en si grand nombre dans une situation d’infortune et de misère imméritée » ; il y prend lui-même courageusement en main la défense des travailleurs que le malheur des temps avait livrés, isolés et sans défense, « à des maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée ». Il ne demande rien au libéralisme, rien non plus au socialisme, le premier s’étant révélé totalement impuissant à bien résoudre la question sociale, et le second proposant un remède pire que le mal, qui eût fait courir à la société humaine de plus grands dangers.

12. Mais, fort de son droit et de la mission toute spéciale qu’il a reçue de veiller sur la religion et sur les intérêts qui s’y rattachent, sachant la question présente de telle nature, « qu’à moins de faire appel à la religion et à l’Église, il était impossible de lui trouver jamais une solution acceptable » s’appuyant uniquement sur les principes immuables de la droite raison et de la révélation divine, le Pontife définit et proclame, avec une autorité sûre d’elle-même « les droits et les devoirs qui règlent les rapports entre riches et prolétaires, capital et travail », la part respective de l’Église, de l’autorité publique et des intéressés dans la solution des conflits sociaux.

13. Ce ne fut pas en vain que retentit la parole apostolique. Ceux qui l’entendirent la reçurent avec une admiration reconnaissante, non seulement les fils obéissants de l’Église, mais beaucoup d’autres égarés dans l’incroyance ou dans l’erreur, et presque tous ceux qui depuis, dans le domaine de la spéculation ou de la législation, traitèrent des questions économiques et sociales.

14. Mais surtout quelle fut la joie parmi les travailleurs chrétiens qui se sentaient compris et défendus par la plus haute Autorité qui soit sur terre, et parmi les hommes généreux, soucieux depuis longtemps d’améliorer le sort des ouvriers, mais qui n’avaient guère rencontré jusque-là que l’indifférence, d’injustes soupçons, quand ce n’était pas une hostilité déclarée ! Tous, ils entourèrent dès lors à juste titre cette Lettre de tant d’honneurs que diverses régions, chacune à sa manière, en rappellent tous les ans le souvenir par des manifestations de reconnaissance.

15. Au milieu de ce concert d’approbations, il y eut cependant quelques esprits qui furent un peu troublés ; et par suite l’enseignement de Léon XIII, si noble, si élevé, complètement nouveau pour le monde, provoqua, même chez certains catholiques, de la défiance, voire du scandale. Il renversait, en effet, si audacieusement les idoles du libéralisme, ne tenait aucun compte de préjugés invétérés et anticipait sur l’avenir : les hommes trop attachés au passé dédaignèrent cette nouvelle philosophie sociale, les esprits timides redoutèrent de monter à de telles hauteurs ; d’autres, tout en admirant ce lumineux idéal, jugèrent qu’il était chimérique et que sa réalisation, on pouvait la souhaiter mais non l’espérer.

16. C’est pourquoi, vénérables Frères et très chers Fils, à l’heure où le quarantième anniversaire de l’encyclique Rerum Novarum est célébré avec tant de ferveur par tout l’univers, surtout par les ouvriers catholiques qui de toutes parts affluent vers la Ville éternelle, Nous jugeons l’occasion opportune de rappeler les grands bienfaits qu’ont retirés de cette Lettre l’Église catholique et l’humanité tout entière ; Nous défendrons ensuite contre certaines hésitations sa magistrale doctrine économique et Nous en développerons quelques points ; portant enfin un jugement sur le régime économique d’aujourd’hui et faisant le procès du socialisme, Nous indiquerons la racine des troubles sociaux actuels et montrerons la seule route possible vers une salutaire instauration, savoir la réforme chrétienne des mœurs. Cet ensemble de questions que Nous allons traiter formera trois chapitres dont le développement constituera toute la présente encyclique.

17. Et pour aborder le premier des points que Nous Nous sommes fixés, Nous ne pouvons nous empêcher selon ce conseil de saint Ambroise : « l’action de grâces est le premier de nos devoirs », de faire tout d’abord monter vers Dieu d’abondantes actions de grâces pour les bienfaits si considérables apportés par l’encyclique de Léon XIII à l’Église et au genre humain. Si Nous voulions les passer en revue, même rapidement, c’est presque toute l’histoire des quarante dernières années, en ce qui concerne les choses sociales, qu’il faudrait évoquer ici. Mais on peut facilement tout ramener à trois chefs, suivant les trois genres d’intervention souhaités par notre Prédécesseur pour accomplir sa grande œuvre d’instauration.

18. En premier lieu, Léon XIII a lui-même nettement exposé ce qu’il faut attendre de l’Église : « C’est l’Église, dit-il, qui puise dans l’Évangile des doctrines capables, soit de mettre fin au conflit, soit au moins de l’adoucir, en lui enlevant tout ce qu’il a d’âpreté et d’aigreur, l’Église qui ne se contente pas d’éclairer l’esprit de ses enseignements, mais s’efforce encore de conformer à ceux-ci la vie et les mœurs de chacun, l’Église qui, par une foule d’institutions éminemment bienfaisantes, tend à améliorer le sort des classes pauvres. »

19. Ces précieuses ressources, l’Église ne les a pas laissées inemployées, mais elle les a largement exploitées pour le bien de la paix sociale. Par leurs paroles, par leurs écrits, et Léon XIII et ses successeurs ont continué à prêcher avec insistance la doctrine sociale et économique de l’encyclique Rerum Novarum ; ils n’ont pas cessé d’en presser l’application et l’adaptation aux temps et aux circonstances, faisant toujours preuve d’une sollicitude particulière et toute paternelle envers les pauvres et les faibles dont, en fermes pasteurs, ils se sont faits les défenseurs. Avec autant de science et de zèle, de nombreux Évêques ont interprété la même doctrine, l’ont éclairée de leurs commentaires, et adaptée aux situations des divers pays, suivant les décisions et la pensée du Saint-Siège.

20. Aussi n’est-il pas étonnant que, sous la direction du magistère ecclésiastique, des hommes de science, prêtres et laïques, se soient attachés avec ardeur à développer, selon les besoins du temps, les disciplines économiques et sociales, se proposant avant tout d’appliquer à des besoins nouveaux les principes immuables de la doctrine de l’Église.

21. Ainsi s’est constituée, sous les auspices et dans la lumière de l’encyclique de Léon XIII, une science sociale catholique, qui grandit et s’enrichit chaque jour, grâce à l’incessant labeur des hommes d’élite que nous avons appelés les auxiliaires de l’Église. Et cette science ne s’enferme pas dans d’obscurs travaux d’école ; elle se produit au grand jour et affronte la lutte, comme le prouvent excellemment l’enseignement, si utile et si apprécié, institué dans les universités catholiques, les académies et les séminaires, les congrès ou « semaines sociales », tenus tant de fois avec de si beaux résultats, les cercles d’études, les excellentes publications de tout genre si opportunément répandues.

22. Là ne se bornent pas les services rendus pas la Lettre de Léon XIII ; car ses leçons ont fini par pénétrer insensiblement ceux-là mêmes qui, privés du bienfait de l’unité catholique, ne reconnaissent pas l’autorité de l’Église.

23. Ainsi les principes du catholicisme en matière sociale sont devenus peu à peu le patrimoine commun de l’humanité. Et Nous Nous félicitons de voir souvent les éternelles vérités proclamées par Notre Prédécesseur d’illustre mémoire, invoquées et défendues, non seulement dans la presse et les livres même non catholiques, mais au sein des Parlements et devant les tribunaux.

24. Bien plus, après une épouvantable guerre, les hommes d’État des principales puissances ont cherché à consolider la paix par une réforme profonde des conditions sociales ; parmi les normes données pour régler le travail des ouvriers selon la justice et l’équité, ils ont adopté un grand nombre de dispositions en tel accord avec les principes et les directives de Léon XIII, qu’il semble qu’on les en ait expressément tirées. L’encyclique Rerum Novarum fut sans aucun doute un document mémorable et on peut lui appliquer en toute vérité la parole d’Isaïe : « C’est un signe levé parmi les nations. »

25. Cependant, tandis que, grâce aux travaux d’ordre théorique, les principes de Léon XIII se répandaient dans les esprits, on en venait aussi à la pratique. Et d’abord, une active bonne volonté s’est employée avec zèle à relever cette classe d’hommes qui, immensément accrue par suite des progrès de l’industrie, n’avait cependant pas obtenu dans l’organisme de la société une place équitable et se trouvait, de ce fait, abandonnée et presque méprisée. C’est des ouvriers que nous parlons, de ces ouvriers dont, aussitôt, malgré les autres soucis accablants de leur ministère, des membres des deux clergés, sous la conduite des Évêques, se sont occupés avec grand fruit pour les âmes. Cet effort persévérant, qui visait à imprégner les ouvriers de l’esprit chrétien, contribua en outre à leur faire prendre conscience de leur véritable dignité, à les éclairer sur les droits et les devoirs de leur classe, à les rendre capables d’aller de l’avant dans la voie d’un juste progrès, et de devenir même les chefs de leurs compagnons.

26. De là vinrent aussi aux ouvriers des moyens d’existence plus abondants et moins incertains, car non seulement on commença, ainsi qu’y invitait le Pontife, à multiplier les œuvres de bienfaisance et de charité, mais on vit se fonder partout, de jour en jour plus nombreuses, suivant le vœu de l’Église, et souvent sous la conduite des prêtres, de nouvelles associations d’entraide et de secours mutuels groupant les ouvriers, les artisans, les agriculteurs, les travailleurs de toute espèce.

27. Quant au rôle des pouvoirs publics, Léon XIII franchit avec audace les barrières dans lesquelles le libéralisme avait contenu leur intervention ; il ne craint pas d’enseigner que l’État n’est pas seulement le gardien de l’ordre et du droit, mais qu’il doit travailler énergiquement à ce que, par tout l’ensemble des lois et des institutions, « la constitution et l’administration de la société… fassent fleurir naturellement la prospérité tant publique que privée ». Sans doute il doit laisser aux individus et aux familles une juste liberté d’action, à la condition pourtant que le bien commun soit sauvegardé et qu’on ne fasse injure à personne. Il appartient aux gouvernants de protéger la communauté et les membres qui la composent ; toutefois, dans la protection des droits privés, ils doivent se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents. « La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La classe indigente, au contraire, sans richesses pour la mettre à couvert, compte surtout sur la protection de l’État. Que l’État entoure donc de soins et d’une sollicitude particulière les travailleurs, qui appartiennent à la classe des pauvres. »

28. Loin de nous la pensée de méconnaître que, même avant Léon XIII, plus d’un gouvernement avait déjà pourvu aux nécessités les plus pressantes des ouvriers, et réprimé les abus les plus criants dont ils étaient victimes. Mais c’est seulement quand de la Chaire de Pierre la voix du Souverain Pontife eut retenti par tout l’univers, que les hommes d’État, prenant plus pleinement conscience de leur mission, s’appliquèrent à pratiquer une large politique sociale.

29. Car, tandis que chancelaient les faux dogmes du libéralisme qui paralysaient depuis longtemps toute intervention efficace des pouvoirs publics, l’encyclique déterminait dans les masses elles-mêmes un puissant mouvement favorable à une politique plus franchement sociale ; elle assurait aux gouvernants le précieux appui des meilleurs catholiques, qui furent souvent, dans les assemblées parlementaires, les promoteurs illustres de la législation nouvelle. Bien plus, c’est par des prêtres, profondément pénétrés des doctrines de Léon XIII, que plusieurs lois sociales récentes ont été proposées aux suffrages des Parlements ; c’est par leurs soins vigilants qu’elles ont reçu leur pleine exécution.

30. De cet effort persévérant un droit nouveau est né, qu’ignorait complètement le siècle dernier, assurant aux ouvriers le respect des droits sacrés qu’ils tiennent de leur dignité d’hommes et de chrétiens. Les travailleurs, leur santé, leurs forces, leur famille, leur logement, l’atelier, les salaires, l’assurance contre les risques du travail, en un mot tout ce qui regarde la condition des ouvriers, des femmes spécialement et des enfants, voilà l’objet de ces lois protectrices.

31. Si ces dispositions ne sont pas toujours ni partout en parfaite conformité avec les règles fixées par Léon XIII, il est cependant indéniable qu’on y perçoit souvent l’écho de l’encyclique Rerum Novarum, à laquelle on peut dès lors, pour une grande part, attribuer les améliorations déjà apportées à la condition des ouvriers.

32. Le sage Pontife montrait enfin que les patrons et les ouvriers eux-mêmes pouvaient singulièrement aider à la solution de la question sociale « par toutes les œuvres propres à soulager l’indigence et à opérer un rapprochement entre les deux classes ». Entre ces œuvres, la première place revient, à son avis, aux associations soit composées seulement d’ouvriers, soit réunissant à la fois ouvriers et patrons. Le Pontife s’attarde longuement à en faire l’éloge et à les recommander, et, en des pages magistrales, il en explique la nature, la raison d’être, l’opportunité, les droits, les devoirs, les principes régulateurs.

33. Cet enseignement, certes, venait à un moment des plus opportuns. Car en plus d’un pays à cette époque, les pouvoirs publics, imbus de libéralisme, témoignaient peu de sympathie pour ces groupements ouvriers et même les combattaient ouvertement. Ils reconnaissaient volontiers et appuyaient des associations analogues fondées dans d’autres classes ; mais, par une injustice criante, ils déniaient le droit naturel d’association à ceux-là qui en avaient le plus grand besoin, pour se défendre contre l’exploitation des plus forts. Même dans certains milieux catholiques, les efforts des ouvriers vers ce genre d’organisation étaient vus de mauvais œil, comme d’inspiration socialiste ou révolutionnaire.

34. Les directives si autorisées de Léon XIII eurent le grand mérite de briser ces oppositions et de désarmer ces défiances. Elles ont encore un plus beau titre de gloire, c’est d’avoir encouragé les travailleurs chrétiens dans la voie des organisations professionnelles, de leur avoir montré la marche à suivre, et d’avoir retenu sur le chemin du devoir plus d’un ouvrier violemment tenté de donner son nom à ces organisations socialistes, qui se prétendaient effrontément seule protection et unique secours des humbles et des opprimés.

35. En ce qui concerne la création de ces associations, l’encyclique Rerum Novarum observait fort à propos « qu’on doit organiser et gouverner les groupements professionnels de façon qu’ils fournissent à chacun de leurs membres les moyens propres à lui faire atteindre, par la voie la plus commode et la plus courte, le but qui est proposé et qui consiste dans l’accroissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l’esprit et de la famille » ; il est clair cependant « qu’il faut avoir en vue le perfectionnement moral et religieux comme l’objet principal ; c’est surtout cette fin qui doit régler toute l’économie de ces sociétés ». En effet, « la religion ainsi constituée comme fondement de toutes les lois sociales, il n’est pas difficile de déterminer les relations mutuelles à établir entre les membres pour obtenir la paix et la prospérité de la société ».

36. À fonder de telles associations, partout, prêtres et laïcs se sont consacrés, nombreux, avec un zèle digne d’éloges, désireux de réaliser intégralement la pensée de Léon XIII. Ainsi ces associations formèrent-elles des ouvriers foncièrement chrétiens, sachant allier harmonieusement l’exercice diligent de leur profession avec de solides principes religieux, capables de défendre efficacement leurs droits et leurs intérêts temporels, avec une fermeté qui n’exclut ni le respect de la justice, ni le désir sincère de collaborer avec les autres classes au renouvellement chrétien de la société.

37. Les idées et les directives de Léon XIII ont été réalisées de diverses manières selon les lieux et les circonstances. En certaines régions, une seule et même association se proposa d’atteindre tous les buts assignés par le Pontife. Ailleurs, on préféra recourir, selon qu’y invitait la situation, en quelque sorte à une division du travail, laissant à des groupements spéciaux le soin de défendre sur le marché du travail les droits et les justes intérêts des associés, à d’autres la mission d’organiser l’entraide dans les questions économiques, tandis que d’autres enfin se consacraient tout entiers aux seuls besoins religieux et moraux de leurs membres ou à d’autres tâches du même ordre.

38. Cette seconde méthode a prévalu là surtout où soit la législation, soit certaines pratiques de la vie économique, soit la déplorable division des esprits et des cœurs, si profonde dans la société moderne, soit encore l’urgente nécessité d’opposer un front unique à la poussée des ennemis de l’ordre, empêchaient de fonder des syndicats nettement catholiques. Dans de telles conjonctures, les ouvriers catholiques se voient pratiquement contraints de donner leurs noms à des syndicats neutres, où cependant l’on respecte la justice et l’équité, et où pleine liberté est laissée aux fidèles d’obéir à leur conscience et à la voix de l’Église. Il appartient aux Évêques, s’ils reconnaissent que ces associations sont imposées par les circonstances et ne présentent pas de danger pour la religion, d’approuver que les ouvriers catholiques y donnent leur adhésion, observant toutefois à cet égard les règles et les précautions recommandées par Notre Prédécesseur de sainte mémoire, Pie X. Entre ces précautions, la première et la plus importante est que, toujours, à côté de ces syndicats, existeront alors d’autres associations qui s’emploient à donner à leurs membres une sérieuse formation religieuse et morale, afin qu’à leur tour ils infusent aux organisations syndicales le bon esprit qui doit animer toute leur activité. Ainsi il arrivera que ces groupements exerceront une influence qui dépasse même le cercle de leurs membres.

39. C’est donc bien grâce à l’encyclique de Léon XIII que partout ces syndicats ouvriers se sont développés, au point que leurs effectifs, s’ils sont malheureusement encore inférieurs à ceux des associations socialistes et communistes, rassemblent pourtant déjà, à l’intérieur des divers pays comme dans les congrès internationaux, une masse imposante d’affiliés capable de soutenir vigoureusement les droits et les légitimes revendications des travailleurs chrétiens et même de pousser à l’application des principes chrétiens en matière sociale.

40. De plus, les enseignements si sages et les directions si nettes de Léon XIII sur le droit naturel d’association ont commencé à trouver leur application pour d’autres groupements que les groupements d’ouvriers. Sa Lettre n’est pas sans avoir contribué beaucoup à l’apparition et au développement, de jour en jour plus manifeste, d’utiles associations parmi les agriculteurs et dans les classes moyennes, et d’autres institutions du même genre où la poursuite des intérêts économiques s’unit heureusement à une tâche éducatrice.

41. On n’en peut dire autant, il est vrai, des associations que Notre Prédécesseur désirait si vivement voir se former entre patrons et chefs d’industrie ; Nous regrettons beaucoup qu’elles soient si rares. Sans doute ce n’est point seulement par la faute des hommes, car des difficultés fort grandes y font obstacle ; nous les connaissons et nous les apprécions à leur juste valeur. Nous n’en avons pas moins le ferme espoir que ces obstacles disparaîtront bientôt et nous saluons, avec une grande joie et du fond du cœur, les essais heureusement tentés sur ce point et dont les résultats déjà notables promettent pour l’avenir des fruits plus grands encore.

42. Tous ces bienfaits dus à l’encyclique de Léon XIII, nous les avons esquissés plutôt que décrits ; ils attestent avec éclat, par leur nombre et leur importance, que l’immortel document n’était pas seulement l’expression d’un idéal social magnifique, mais irréel. Bien au contraire, Notre Prédécesseur a puisé dans l’Évangile, vivante source de vie, une doctrine capable, sinon de faire cesser tout de suite, du moins d’atténuer beaucoup la lutte mortelle qui déchire l’humanité. Que la bonne semence, largement jetée il y a quarante ans, soit tombée pour une part dans une bonne terre, nous en avons pour gage les fruits consolants qu’avec le secours de Dieu, en ont recueillis l’Église du Christ et le genre humain tout entier. Aussi peut-on dire que l’encyclique de Léon XIII s’est révélée, avec le temps, la Grande Charte qui doit être le fondement de toute activité chrétienne en matière sociale. Qui ferait peu de cas de cette encyclique et de sa commémoration solennelle, montrerait qu’il méprise ce qu’il ignore ou ne comprend pas ce qu’il connaît à moitié ou, s’il comprend, mérite de se voir jeter à la face son injustice et son ingratitude.

43. Mais avec le temps aussi, des doutes se sont élevés sur la légitime interprétation de plusieurs passages de l’encyclique ou sur les conséquences qu’il fallait en tirer, ce qui a été l’occasion entre les catholiques eux-mêmes de controverses parfois assez vives ; comme, par ailleurs, les besoins de notre époque et les changements survenus dans la situation générale demandent une application plus exacte des enseignements de Léon XIII ou même exigent des compléments, Nous sommes heureux de saisir cette occasion, selon Notre charge apostolique qui Nous fait débiteur de tous, pour répondre, dans la mesure du possible, à des doutes et aux questions qui se posent actuellement.

44. Mais, avant d’aborder ces explications, nous devons rappeler tout d’abord le principe, déjà mis en pleine lumière par Léon XIII, que Nous avons le droit et le devoir de Nous prononcer avec une souveraine autorité sur ces problèmes sociaux et économiques.

45. Sans doute, c’est à l’éternelle félicité et non pas à une prospérité passagère seulement que l’Église a reçu la mission de conduire l’humanité ; et même « elle ne se reconnaît point le droit de s’immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles ». À aucun prix toutefois elle ne peut abdiquer la charge que Dieu lui a confiée et qui lui fait une loi d’intervenir, non certes dans le domaine technique, à l’égard duquel elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence, mais en tout ce qui touche à la loi morale. En ces matières, en effet, le dépôt de la vérité qui Nous est confié d’En Haut et la très grave obligation qui Nous incombe de promulguer, d’interpréter et de prêcher, en dépit de tout, la loi morale, soumettent également à Notre suprême autorité l’ordre social et l’ordre économique.

46. Car, s’il est vrai que la science économique et la discipline des mœurs relèvent, chacune dans sa sphère, de principes propres, il y aurait néanmoins erreur à affirmer que l’ordre économique et l’ordre moral sont si éloignés l’un de l’autre, si étrangers l’un à l’autre, que le premier ne dépend en aucune manière du second. Sans doute les lois économiques, fondées sur la nature des choses et sur les aptitudes de l’âme et du corps humain, nous font connaître quelles fins, dans cet ordre, restent hors de la portée de l’activité humaine, quelles fins au contraire elle peut se proposer, ainsi que les moyens qui lui permettront de les réaliser ; de son côté, la raison déduit clairement de la nature des choses et de la nature individuelle et sociale de l’homme la fin suprême que le Créateur assigne à l’ordre économique tout entier.

47. Mais seule la loi morale nous demande de poursuivre, dans les différents domaines entre lesquels se partage notre activité, les fins particulières que nous leur voyons imposées par la nature ou plutôt par Dieu, l’auteur même de la nature, et de les subordonner toutes, harmonieusement combinées, à la fin suprême et dernière qu’elle assigne à tous nos efforts. Du fidèle accomplissement de cette loi, il résultera que tous les buts particuliers poursuivis dans le domaine économique, soit par les individus, soit par la société, s’harmoniseront parfaitement dans l’ordre universel des fins et nous aideront efficacement à arriver comme par degrés au terme suprême de toutes choses, Dieu, qui est pour Lui-même et pour nous le souverain et l’inépuisable Bien.

48. Abordant le détail des questions que Nous Nous proposons de traiter, Nous commençons par le droit de propriété.

49. Vous n’ignorez pas, Vénérables Frères et très chers Fils, avec quelle énergie Notre Prédécesseur, d’heureuse mémoire, s’est fait le défenseur de la propriété privée contre les opinions socialistes de son temps et comment il a montré que son abolition, loin de servir les intérêts de la classe ouvrière, ne pourrait que les compromettre gravement. Des calomniateurs cependant font au Souverain Pontife et à l’Église l’intolérable injure de leur reprocher d’avoir pris, et de prendre encore contre les prolétaires, le parti des riches ; d’autre part, tous les catholiques ne s’accordent pas sur le sens exact de la pensée de Léon XIII. Il Nous a dès lors paru opportun de venger contre ces fausses imputations la doctrine de l’encyclique, qui est celle de l’Église en cette matière, et de la défendre contre des interprétations erronées.

50. Tenons avant tout pour assuré que ni Léon XIII ni les théologiens dont l’Église inspire et contrôle l’enseignement, n’ont jamais nié ou contesté le double aspect, individuel et social, qui s’attache à la propriété, selon qu’elle sert l’intérêt particulier ou regarde le bien commun ; tous au contraire ont unanimement soutenu que c’est de la nature et donc du Créateur que les hommes ont reçu le droit de propriété privée, tout à la fois pour que chacun puisse pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, et pour que, grâce à cette institution, les biens mis par le Créateur à la disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination : ce qui ne peut être réalisé que par le maintien d’un ordre certain et bien réglé.

51. Il est donc un double écueil contre lequel il importe de se garder soigneusement. De même, en effet, que nier ou atténuer à l’excès l’aspect social et public du droit de propriété, c’est verser dans l’individualisme ou le côtoyer, de même à contester ou à voiler son aspect individuel, on tomberait infailliblement dans le collectivisme ou tout au moins on risquerait d’en partager l’erreur. Perdre de vue ces considérations, c’est s’exposer à donner dans l’écueil du modernisme moral, juridique et social, qu’au début de notre pontificat nous avons déjà dénoncé. Que ceux-là surtout le sachent bien, que le désir d’innover entraîne à accuser injustement l’Église d’avoir laissé s’infiltrer dans l’enseignement des théologiens un concept païen de la propriété auquel il importerait d’en substituer un autre, qu’ils ont l’étrange inconscience d’appeler le concept chrétien.

52. Pour contenir dans de justes limites les controverses sur la propriété et les devoirs qui lui incombent, il faut poser tout d’abord le principe fondamental établi par Léon XIII, à savoir que le droit de propriété ne se confond pas avec son usage. C’est, en effet, la justice qu’on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d’envahir, en outrepassant les limites de son propre droit, celui d’autrui ; par contre, l’obligation qu’ont les propriétaires de ne faire jamais qu’un honnête usage de leurs biens ne s’impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l’accomplissement par des voies de justice ». C’est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées.

53. Ils font par suite œuvre salutaire et louable ceux qui, sous réserve toujours de la concorde des esprits et de l’intégrité de la doctrine traditionnelle de l’Église, s’appliquent à mettre en lumière la nature des charges qui grèvent la propriété et à définir les limites que tracent, tant à ce droit même qu’à son exercice, les nécessités de la vie sociale. Mais, en revanche, ceux-là se trompent gravement qui s’appliquent à réduire tellement le caractère individuel du droit de propriété qu’ils en arrivent pratiquement à le lui enlever.

54. Que les hommes, en cette matière, aient à tenir compte non seulement de leur avantage personnel, mais de l’intérêt de la communauté, cela résulte assurément du double aspect, individuel et social, que nous avons reconnu à la propriété. À ceux qui gouvernent la société il appartient, quand la nécessité le réclame et que la loi naturelle ne le fait pas, de définir plus en détail cette obligation. L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. Bien plus, Léon XIII enseignait très sagement que « Dieu… a voulu abandonner la délimitation des propriétés à l’industrie humaine et aux institutions des peuples ». Pas plus, en effet, qu’aucune autre institution de la vie sociale, le régime de la propriété n’est absolument immuable, et l’histoire en témoigne, ainsi que Nous l’avons Nous-même observé en une autre circonstance : « Combien de formes diverses la propriété a revêtues, depuis la forme primitive que lui ont donnée les peuples sauvages et qui de nos jours encore s’observe en certaines régions, en passant par celles qui ont prévalu à l’époque patriarcale, par celles qu’ont connues les divers régimes tyranniques (nous donnons ici au mot sa signification classique), par les formes féodales, monarchiques, pour en venir enfin aux réalisations si variées de l’époque moderne » Il est clair cependant que l’autorité publique n’a pas le droit de s’acquitter arbitrairement de cette fonction. Toujours, en effet, doivent rester intacts le droit naturel de propriété et celui de léguer ses biens par voie d’hérédité ; ce sont là des droits que cette autorité ne peut abolir, car l’homme est antérieur à l’État et « la société domestique a sur la société civile une priorité logique et une priorité réelle ». Voilà aussi pourquoi Léon XIII déclarait que l’État n’a pas le droit d’épuiser la propriété privée par un excès de charges et d’impôts : « Ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de propriété individuelle ; l’autorité publique ne peut donc l’abolir ; tout ce qu’elle peut, c’est en tempérer l’usage et le concilier avec le bien commun. » Lorsqu’elle concilie ainsi le droit de propriété avec les exigences de l’intérêt général, l’autorité publique, loin de se montrer l’ennemie de ceux qui possèdent, leur rend un bienveillant service ; ce faisant, elle empêche, en effet, la propriété privée que, dans sa Providence, le Créateur a instituée pour l’utilité de la vie humaine, d’entraîner des maux intolérables et de préparer ainsi sa propre disparition. Loin d’opprimer la propriété, elle la défend ; loin de l’affaiblir, elle lui donne une nouvelle vigueur.

55. L’homme n’est pas non plus autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d’une existence convenable et digne de son rang. Bien au contraire, un très grave précepte enjoint aux riches de pratiquer l’aumône et d’exercer la bienfaisance et la magnificence, ainsi qu’il ressort du témoignage constant et explicite de la Sainte Écriture et des Pères de l’Église.

56. Des principes posés par le Docteur Angélique, nous déduisons sans peine que celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur, pourvu toutefois que ce travail soit employé à produire des biens réellement utiles, pratique d’une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps, l’exercice de la vertu de magnificence.

57. La tradition universelle, non moins que les enseignements de Notre Prédécesseur, font de l’occupation d’un bien sans maître et du travail qui transforme une matière, les titres originaires de la propriété. De fait, contrairement à certaines opinions, il n’y a aucune injustice à occuper un bien vacant qui n’appartient à personne. D’un autre côté le travail que l’homme exécute en son propre nom et par lequel il confère à un objet une forme nouvelle ou un accroissement de valeur, est le seul qui lui donne un droit sur le produit.

58. Tout autre est le cas du travail loué à autrui et appliqué à la chose d’autrui. C’est à lui tout particulièrement que convient l’affirmation de Léon XIII quand il regardait comme « incontestable » : « Que le travail manuel est la source unique d’où provient la richesse des nations. » Ne constatons-nous pas, en effet, que ces biens immenses qui constituent la richesse des hommes sortent des mains des travailleurs, soit qu’elles fournissent seules tout le labeur, soit qu’elles s’aident d’instruments et de machines qui intensifient singulièrement l’efficacité de leur effort ? Personne n’ignore qu’aucune nation n’est jamais sortie de l’indigence et de la pauvreté pour atteindre à un degré plus élevé de prospérité, sinon par l’effort intense et combiné de tous ses membres, tant de ceux qui dirigent le travail que de ceux qui exécutent leurs ordres. Mais il n’est pas moins certain que tout cet effort fût resté stérile, qu’il n’eût même pu être tenté, si le Créateur de toutes choses n’avait pas d’abord, dans sa bonté, fourni les ressources de la nature, ses trésors et ses forces. Du reste, travailler n’est pas autre chose qu’appliquer les énergies de l’esprit et du corps aux biens de la nature ou se servir de ces derniers comme d’autant d’instruments appropriés. Or, la loi naturelle, c’est-à-dire la volonté divine manifestée par elle, exige que les ressources de la nature soient mises au service des besoins humains d’une manière parfaitement ordonnée, ce qui n’est possible que si l’on reconnaît à chaque chose un maître. D’où il résulte que, hors le cas où quelqu’un appliquerait son effort à un objet qui lui appartient, le travail de l’un et le capital de l’autre doivent s’associer entre eux, puisque l’un ne peut rien sans le concours de l’autre. Ainsi l’entendait bien Léon XIII quand il écrivait : « Il ne peut y avoir de capital sans travail ni de travail sans capital. »

59. Il serait donc radicalement faux de voir soit dans le seul capital, soit dans le seul travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort combiné ; c’est bien injustement que l’une des parties, contestant à l’autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit.

60. Certes le capital a longtemps réussi à s’arroger des avantages excessifs. Il réclamait pour lui la totalité du produit et du bénéfice, laissant à peine à la classe des travailleurs de quoi refaire ses forces et se perpétuer. Une loi économique inéluctable, assurait-on, voulait que tout le capital s’accumulât entre les mains des riches ; la même loi condamnait les ouvriers à traîner la plus précaire des existences dans un perpétuel dénuement. La réalité, il est vrai, n’a pas toujours et partout exactement répondu à ces postulats du libéralisme manchestérien ; on ne peut toutefois nier que le régime économique et social n’ait incliné d’un mouvement constant dans le sens qu’ils préconisaient. Aussi, personne ne s’étonnera de la vive opposition que ces fausses maximes et ces postulats trompeurs ont rencontrée, même ailleurs que parmi ceux auxquels ils contestaient le droit naturel de s’élever à une plus satisfaisante condition de fortune.

61. Aussi bien, aux ouvriers victimes de ces pratiques sont venus se joindre des intellectuels qui, à leur tour, dressent à l’encontre de cette prétendue loi un principe moral qui n’est pas mieux fondé : tout le produit et tout le revenu, déduction faite de ce qu’exigent l’amortissement et la reconstitution du capital, appartiennent de plein droit aux travailleurs. Cette erreur est certes moins apparente que celle de certains socialistes qui prétendent attribuer à l’État ou, comme ils disent, socialiser tous les moyens de production ; elle n’en est que plus dangereuse et plus apte à surprendre la foi trop confiante des esprits mal avertis. C’est un séduisant poison ; beaucoup se sont empressés de l’absorber que n’eût jamais réussi à égarer un socialisme franchement avoué.

62. Pour empêcher que ces fausses doctrines ne fermassent à jamais les voies de la justice et de la paix, des deux côtés on avait besoin des très sages avertissements de Notre Prédécesseur : « Quoique divisée en propriétés privées la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous. » Nous venons Nous-même de rappeler ce principe : C’est pour que les choses créées puissent procurer cette utilité aux hommes d’une manière sûre et bien ordonnée que la nature a elle-même institué le partage des biens par le moyen de la propriété privée. Il importe de ne jamais perdre de vue ce principe, sous peine de s’égarer.

63. Or, ce n’est pas n’importe quel partage des biens et des richesses qui réalisera, aussi parfaitement du moins que le permettent les conditions humaines, l’exécution du plan divin. Les ressources que ne cessent d’accumuler les progrès de l’économie sociale doivent donc être réparties de telle manière entre les individus et les diverses classes de la société que soit procurée cette utilité commune dont parle Léon XIII, ou, pour exprimer autrement la même pensée, que soit respecté le bien commun de la société tout entière. La justice sociale ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages. Elles pèchent donc toutes deux également contre cette sainte loi, – et la classe des riches quand, dégagée par sa fortune de toute sollicitude, elle estime parfaitement régulier et naturel un état de choses qui lui procure tous les avantages sans rien laisser à l’ouvrier ; – et la classe des prolétaires, quand, exaspérée par une situation qui blesse la justice et trop exclusivement soucieuse de revendiquer les droits dont elle a pris conscience, elle réclame pour soi la totalité du produit qu’elle déclare sorti tout entier de ses mains ; quand elle prétend condamner et abolir, sans autre motif que leur nature même, toute propriété et tout revenu qui ne sont pas le fruit du travail, quelles que soient par ailleurs leur nature et la fonction qu’ils remplissent dans la société humaine. Observons à cet égard combien c’est hors de propos et sans fondement que certains en appellent ici au témoignage de l’Apôtre : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas manger non plus. » L’Apôtre, en effet, condamne par ces paroles ceux qui se dérobent au travail qu’ils peuvent et doivent fournir ; il nous presse de mettre soigneusement à profit notre temps et nos forces d’esprit et de corps, et de ne pas nous rendre à charge à autrui alors qu’il nous est loisible de pourvoir nous-mêmes à nos propres nécessités. En aucune manière il ne présente ici le travail comme l’unique titre à recevoir notre subsistance.

64. Il importe donc d’attribuer à chacun ce qui lui revient et de ramener aux exigences du bien commun ou aux normes de la justice sociale la distribution des ressources de ce monde, dont le flagrant contraste entre une poignée de riches et une multitude d’indigents atteste de nos jours, aux yeux de l’homme de cœur, les graves dérèglements.

65. Tel est, en effet, le but que Notre Prédécesseur faisait un devoir de poursuivre : travailler au relèvement du prolétariat. Il convient d’urger d’autant plus cette obligation et d’y appuyer avec une plus pressante insistance, que l’on a trop souvent négligé sur ce point les directives de Notre Prédécesseur, soit qu’on les passât intentionnellement sous silence, soit qu’on jugeât la tâche nocive alors cependant qu’elle peut être accomplie et qu’il n’est pas permis de s’y soustraire.

66. L’atténuation du paupérisme qui, au temps de Léon XIII, s’étalait encore dans toute son horreur, n’a cependant rien enlevé à la valeur et à l’opportunité de ces instructions. Sans aucun doute, la condition des ouvriers s’est sensiblement améliorée et ils jouissent à bien des égards d’un sort plus tolérable ; il en est ainsi surtout dans les pays plus prospères et plus policés, où les ouvriers ne pourraient indistinctement passer tous pour accablés de misère et voués à une extrême indigence. Par ailleurs toutefois, à mesure que l’industrie et la technique moderne envahissaient rapidement pour s’y installer et les pays neufs et les antiques civilisations de l’Extrême-Orient, on voyait s’accroître aussi l’immense multitude des prolétaires indigents dont la détresse crie vers le ciel. À quoi s’ajoute encore la puissante armée des salariés ruraux réduits aux plus étroites conditions d’existence et privés « de toute perspective d’une participation à la propriété du sol », et qui, s’il n’y est pourvu de façon efficace et appropriée, resteront à jamais confinés dans les rangs du prolétariat.

67. Le prolétariat et le paupérisme sont, à coup sûr, deux choses bien distinctes. Il n’en reste pas moins vrai que l’existence d’une immense multitude de prolétaires d’une part, et d’un petit nombre de riches pourvus d’énormes ressources d’autre part, atteste à l’évidence que les richesses créées en si grande abondance à notre époque d’industrialisme sont mal réparties et ne sont pas appliquées comme il conviendrait aux besoins des différentes classes.

68. Il faut donc tout mettre en œuvre afin que, dans l’avenir du moins, la part des biens qui s’accumule aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu’il s’en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers, non certes pour que ceux-ci relâchent leur labeur – l’homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler, – mais pour qu’ils accroissent par l’épargne un patrimoine qui, sagement administré, les mettra à même de faire face plus aisément et plus sûrement à leurs charges de famille. Ainsi ils se délivreront de la vie d’incertitude qui est le sort du prolétariat, ils seront armés contre les surprises du sort et ils emporteront, en quittant ce monde, la confiance d’avoir pourvu en une certaine mesure aux besoins de ceux qui leur survivent ici-bas.

69. Tout cela, Notre Prédécesseur l’a non seulement insinué, mais proclamé en termes clairs et explicites ; Nous-même, Nous le répétons en cette Lettre avec une nouvelle insistance. Qu’on en soit bien convaincu, si l’on ne se décide enfin, chacun pour sa part, à le mettre sans délai à exécution, on n’arrivera pas à défendre efficacement l’ordre public, la paix et la tranquillité de la société contre l’assaut des forces révolutionnaires.

70. Cette exécution n’est possible toutefois que si les prolétaires sont mis en état de se constituer, par leur industrie et leur épargne, un modeste avoir, ainsi que Nous l’avons répété après Notre Prédécesseur. Mais sur quoi, sinon sur leurs salaires, pourront-ils, à force d’économie, prélever quelques ressources, ceux qui doivent demander au seul travail la subsistance et tout ce qui est nécessaire à la vie ? Venons-en donc à cette question du salaire que Léon XIII déclare d’une grande importance42 expliquant ou développant, quand le besoin s’en fera sentir, son enseignement et ses directives.

71. Commençons par relever la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’encyclique Rerum Novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon les normes de la justice.

72. Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. C’est ce que l’on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs, et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété de l’entreprise, à sa gestion ou aux profits qu’elle apporte.

73. Léon XIII avait déjà opportunément observé que la détermination du juste taux du salaire ne se déduit pas d’une seule, mais de plusieurs considérations : « Pour fixer la juste mesure du salaire, écrivait-il, il y a de nombreux points de vue à considérer. » Par là même, il condamnait la présomption de ceux qui soutiennent qu’on résout sans peine cette question très délicate à l’aide d’une formule ou d’une règle unique, d’ailleurs absolument fausse.

74. Ils se trompent, en effet, ceux qui adoptent sans hésiter l’opinion si courante selon laquelle la valeur du travail et de la rémunération qui lui est due, équivaudrait exactement à celle des fruits qu’il procure, et qui en concluent que l’ouvrier est autorisé à revendiquer pour soi la totalité du produit de son labeur. Ce que Nous avons dit précédemment au sujet du capital et du travail suffit à prouver combien ce préjugé est mal fondé.

75. Autant que la propriété, le travail, celui-là surtout qui se loue au service d’autrui, présente, à côté de son caractère personnel ou individuel, une aspect social qu’il convient de ne pas perdre de vue. La chose est claire : à moins, en effet, que la société ne soit constituée en un corps bien organisé, que l’ordre social et juridique ne protège l’exercice du travail, que les différentes professions, si étroitement solidaires, ne s’accordent et ne se complètent mutuellement, à moins surtout que l’intelligence, le capital et le travail ne s’unissent et ne se fondent en quelque sorte en un principe unique d’action, l’activité humaine est vouée à la stérilité. Il devient dès lors impossible d’estimer ce travail à sa juste valeur et de lui attribuer une exacte rémunération, si l’on néglige de prendre en considération son aspect à la fois individuel et social.

76. De ce double caractère que la nature a imprimé au travail humain, résultent des conséquences très importantes pour le régime du salaire et la détermination de son taux.

77. Et tout d’abord, on doit payer à l’ouvrier un salaire qui lui permette de pourvoir à sa subsistance et à celle des siens. Assurément, les autres membres de la famille, chacun suivant ses forces, doivent contribuer à son entretien, ainsi qu’il en est, non seulement dans les familles d’agriculteurs, mais aussi chez un grand nombre d’artisans ou de petits commerçants. Mais il n’est aucunement permis d’abuser de l’âge des enfants ou de la faiblesse des femmes. C’est à la maison avant tout, ou dans les dépendances de la maison, et parmi les occupations domestiques, qu’est le travail des mères de famille. C’est donc par un abus néfaste, et qu’il faut à tout prix faire disparaître, que les mères de famille, à cause de la modicité du salaire paternel, sont contraintes de chercher hors de la maison une occupation rémunératrice, négligeant les devoirs tout particuliers qui leur incombent, – avant tout l’éducation des enfants.

78. On n’épargnera donc aucun effort en vue d’assurer aux pères de famille une rétribution suffisamment abondante pour faire face aux charges normales du ménage. Si l’état présent de la vie industrielle ne permet pas toujours de satisfaire à cette exigence, la justice sociale commande que l’on procède sans délai à des réformes qui garantiront à l’ouvrier adulte un salaire répondant à ces conditions. À cet égard, il convient de rendre un juste hommage à l’initiative de ceux qui, dans un très sage et très utile dessein, ont imaginé des formules diverses destinées soit à proportionner la rémunération aux charges familiales de telle manière que l’accroissement de celles-ci s’accompagne d’un relèvement parallèle du salaire, soit à pourvoir, le cas échéant, à des nécessités extraordinaires.

79. Dans la détermination des salaires, on tiendra également compte des besoins de l’entreprise et de ceux qui l’assument. Il serait injuste d’exiger d’eux des salaires exagérés, qu’ils ne pourraient supporter sans courir à la ruine et entraîner les travailleurs avec eux dans le désastre. Assurément, si par son indolence, sa négligence, ou parce qu’elle n’a pas un suffisant souci du progrès économique et technique, l’entreprise réalise de moindres profits, elle ne peut se prévaloir de cette circonstance comme d’une raison légitime pour réduire le salaire des ouvriers. Mais si, d’autre part, les ressources lui manquent pour allouer à ses employés une équitable rémunération, soit qu’elle succombe elle-même sous le fardeau de charges injustifiées, soit qu’elle doive écouler ses produits à des prix injustement déprimés, ceux qui la réduisent à cette extrémité se rendent coupables d’une criante iniquité, car c’est par leur faute que les ouvriers sont privés de la rémunération qui leur est due, lorsque, sous l’empire de la nécessité, ils acceptent des salaires inférieurs à ce qu’ils étaient en droit de réclamer.

80. Que tous donc, les ouvriers comme les patrons, s’appliquent, en parfaite union d’efforts et de vues, à triompher de toutes les difficultés et à surmonter tous les obstacles ; que les pouvoirs publics ne leur ménagent pas, à cette fin salutaire, l’assistance d’une politique avisée ! Que si l’on ne réussit pas néanmoins à conjurer la crise, la question se posera de savoir s’il convient de maintenir l’entreprise ou s’il faut pourvoir de quelque autre manière à l’intérêt de la main-d’œuvre. En cette occurrence, certainement très grave, il est nécessaire surtout que règnent entre les dirigeants et les employés une étroite union et une chrétienne entente des cœurs, qui se traduisent en d’efficaces efforts.

81. On s’inspirera enfin, dans la fixation du taux des salaires, des nécessités de l’économie générale. Nous avons dit plus haut combien il importe à l’intérêt commun que les travailleurs et employés puissent, une fois couvertes les dépenses indispensables, mettre en réserve une partie de leurs salaires afin de se constituer ainsi une modeste fortune. Mais il est un autre aspect de la question, à peine moins important, qu’on ne peut, de nos jours moins que jamais, passer sous silence. Nous voulons parler de la nécessité d’offrir à ceux qui peuvent et veulent travailler la possibilité d’employer leurs forces. Or, cette possibilité dépend, dans une large mesure, du taux des salaires, qui multiplie les occasions du travail tant qu’il reste contenu dans de raisonnables limites, et les réduit au contraire dès qu’il s’en écarte. Nul n’ignore, en effet, qu’un niveau ou trop bas ou exagérément élevé des salaires engendre également le chômage. Ce mal, qui sévit tout particulièrement sous notre Pontificat et afflige un très grand nombre de travailleurs, les plonge dans la misère et les expose à mille tentations ; il consume la prospérité des nations et compromet, par tout l’univers, l’ordre public, la paix et la tranquillité. À comprimer ou hausser indûment les salaires, dans des vues d’intérêt personnel qui ne tiendraient nul compte de ce que réclame le bien général, on s’écarterait assurément de la justice sociale. Celle-ci demande au contraire que tous les efforts et toutes les volontés conspirent à réaliser, autant qu’il se peut faire, une politique des salaires qui offre au plus grand nombre possible de travailleurs le moyen de louer leurs services et de se procurer ainsi tous les éléments d’une honnête subsistance.

82. Au même résultat contribuera encore un raisonnable rapport entre les différentes catégories de salaires et, ce qui s’y rattache étroitement, un raisonnable rapport entre les prix auxquels se vendent les produits des diverses branches de l’activité économique, telles que l’agriculture, l’industrie, d’autres encore. Où cette harmonieuse proportion se réalisera, ces différentes activités s’uniront et se combineront en un seul organisme et, comme les parties du corps, se prêteront un mutuel et bienfaisant concours. L’organisme économique et social sera sainement constitué et atteindra sa fin, alors seulement qu’il procurera à tous et à chacun de ses membres tous les biens que les ressources de la nature et de l’industrie, ainsi que l’organisation vraiment sociale de la vie économique, ont le moyen de leur procurer. Ces biens doivent être assez abondants pour satisfaire aux besoins d’une honnête subsistance et pour élever les hommes à ce degré d’aisance et de culture qui, pourvu qu’on en use sagement, ne met pas obstacle à la vertu, mais en facilite au contraire singulièrement l’exercice.

83. Ce que nous avons dit jusqu’à présent de l’équitable répartition des biens et du juste salaire regarde surtout les individus et ne touche qu’indirectement cet ordre social que Léon XIII, Notre Prédécesseur, s’est appliqué avec tant de sollicitude à instaurer selon les principes de la saine philosophie et à organiser plus parfaitement suivant les sublimes préceptes de la loi évangélique.

84. Toutefois, pour affermir ce qu’il a lui-même si heureusement commencé, pour mener à bien la tâche qui reste à accomplir et pour en faire retirer à la famille humaine de plus amples et de plus heureux fruits, deux choses surtout sont nécessaires : la réforme des institutions et la réforme des mœurs.

85. Parlant de la réforme des institutions, c’est tout naturellement l’État qui vient à l’esprit. Non certes qu’il faille fonder sur son intervention tout espoir de salut ! Mais, depuis que l’individualisme a réussi à briser, à étouffer presque, cet intense mouvement de vie sociale qui s’épanouissait jadis en une riche et harmonieuse floraison de groupements les plus divers, il ne reste plus guère en présence que les individus et l’État. Cette déformation du régime social ne laisse pas de nuire sérieusement à l’État sur qui retombent, dès lors, toutes les fonctions que n’exercent plus les groupements disparus et qui se voit accablé sous une quantité à peu près infinie de charges et de responsabilités.

86. Il est vrai sans doute, et l’histoire en fournit d’abondants témoignages, que, par suite de l’évolution des conditions sociales, bien des choses que l’on demandait jadis à des associations de moindre envergure ne peuvent plus désormais être accomplies que par de puissantes collectivités. Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.

87. L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber.

88. Que l’autorité publique abandonne donc aux groupements de rang inférieur le soin des affaires de moindre importance où se disperserait à l’excès son effort ; elle pourra dès lors assurer plus librement, plus puissamment, plus efficacement les fonctions qui n’appartiennent qu’à elle, parce qu’elle seule peut les remplir : diriger, surveiller, stimuler, contenir, selon que le comportent les circonstances ou l’exige la nécessité. Que les gouvernants en soient donc bien persuadés : plus parfaitement sera réalisé l’ordre hiérarchique des divers groupements selon ce principe de la fonction de subsidiarité de toute collectivité, plus grandes seront l’autorité et la puissance sociale, plus heureux et plus prospère l’état des affaires publiques.

89. L’objectif que doivent avant tout se proposer l’État et l’élite des citoyens, ce à quoi ils doivent appliquer tout d’abord leur effort, c’est de mettre un terme au conflit qui divise les classes et de provoquer et encourager une cordiale collaboration des professions.

90. Il est donc nécessaire que la politique sociale mette tous ses soins à reconstituer les corps professionnels. Jusqu’à présent, en effet, la société reste plongée dans un état violent, partant instable et chancelant, puisqu’elle se fonde sur des classes que des appétits contradictoires mettent en conflit et qui, de ce chef, inclinent trop facilement à la haine et à la guerre. En effet, bien que le travail, ainsi que l’exposait nettement Notre Prédécesseur dans son encyclique, ne soit pas une simple marchandise, qu’il faille reconnaître en lui la dignité humaine de l’ouvrier et qu’on ne puisse pas l’échanger comme une denrée quelconque, de nos jours, sur le marché du travail, l’offre et la demande opposent les parties en deux classes, comme en deux camps ; le débat qui s’ouvre transforme le marché en un champ clos où les deux armées se livrent un combat acharné. À ce grave désordre qui mène la société à la ruine, tout le monde le comprend, il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d’après la position qu’ils occupent sur le marché du travail, mais d’après les différentes branches de l’activité sociale auxquelles ils se rattachent. De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les membres d’un même métier ou d’une même profession, quelle qu’elle soit, à créer des groupements corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.

91. L’ordre résultant, comme l’explique si bien saint Thomas, de l’unité d’objets divers harmonieusement disposés, le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent. Or, ce principe d’union se trouve, – et pour chaque profession, dans la production des biens ou la prestation des services que vise l’activité combinée des patrons et des ouvriers qui la constituent, – et pour l’ensemble des professions, dans le bien commun auquel elles doivent toutes, et chacune pour sa part, tendre par la coordination de leurs efforts. Cette union sera d’autant plus forte et plus efficace que les individus et les professions elles-mêmes s’appliqueront plus fidèlement à exercer leur spécialité et à y exceller.

92. De ce qui précède, on conclura sans peine qu’au sein de ces groupements corporatifs la primauté appartient incontestablement aux intérêts communs de la profession ; entre tous le plus important est de veiller à ce que l’activité collective s’oriente toujours vers le bien commun de la société. Pour ce qui est des questions dans lesquelles les intérêts particuliers, soit des employeurs, soit des employés, sont en jeu de façon spéciale au point que l’une des parties doive prévenir les abus que l’autre ferait de sa supériorité, chacune des deux pourra délibérer séparément sur ces objets et prendre les décisions que comporte la matière.

93. Il est à peine besoin de le rappeler ici, ce que Léon XIII a enseigné au sujet des formes de gouvernement vaut également, toute proportion gardée, pour les groupements corporatifs des diverses professions, et doit leur être appliqué : les hommes sont libres d’adopter telle forme d’organisation qu’ils préfèrent, pourvu seulement qu’il soit tenu compte des exigences de la justice et du bien commun.

94. Mais, comme les habitants d’une cité ont coutume de créer aux fins les plus diverses des associations auxquelles il est loisible à chacun de donner ou de refuser son nom, ainsi les personnes qui exercent la même profession gardent la faculté de s’associer librement en vue de certains objets qui, d’une manière quelconque, se rapportent à cette profession. Comme ces libres associations ont été clairement et exactement décrites par notre illustre Prédécesseur, il suffira d’insister sur un point : l’homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d’ordre et de droit privé, mais encore de leur « donner les statuts et règlements qui paraissent les plus appropriés au but poursuivi. » La même faculté doit être reconnue pour les associations dont l’objet déborde le cadre propre des diverses professions. Puissent les libres associations qui fleurissent déjà et portent de si heureux fruits, se donner pour tâche, en pleine conformité avec les principes de la doctrine sociale chrétienne, de frayer la voie à ces organismes meilleurs, à ces groupements corporatifs dont nous avons parlé, et d’arriver, chacune dans la mesure de ses moyens, à en procurer la réalisation.

95. Une autre chose encore reste à faire, qui se rattache étroitement à tout ce qui précède. De même qu’on ne saurait fonder l’unité du corps social sur l’opposition des classes, ainsi on ne peut attendre du libre jeu de la concurrence l’avènement d’un régime économique bien ordonné. C’est en effet de cette illusion, comme d’une source contaminée, que sont sorties toutes les erreurs de la science économique individualiste. Cette science, supprimant par oubli ou ignorance le caractère social et moral de la vie économique, pensait que les pouvoirs publics doivent abandonner celle-ci, affranchie de toute contrainte, à ses propres réactions, la liberté du marché et de la concurrence lui fournissant un principe directif plus sûr que l’intervention de n’importe quelle intelligence créée. Sans doute, contenue dans de justes limites, la concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique. Les faits l’ont surabondamment prouvé, depuis qu’on a mis en pratique les postulats d’un néfaste individualisme. Il est donc absolument nécessaire de replacer la vie économique sous la loi d’un principe directeur juste et efficace. La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait assurément remplir cette fonction ; elle le peut d’autant moins que, immodérée et violente de sa nature, elle a besoin, pour se rendre utile aux hommes, d’un frein énergique et d’une sage direction, qu’elle ne trouve pas en elle-même. C’est donc à des principes supérieurs et plus nobles qu’il faut demander de gouverner avec une sévère intégrité ces puissances économiques, c’est-à-dire à la justice et à la charité sociales. Cette justice doit donc pénétrer complètement les institutions mêmes et la vie tout entière des peuples ; son efficacité vraiment opérante doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique et social qui informe en quelque sorte toute la vie économique. Quant à la charité sociale, elle doit être l’âme de cet ordre que les pouvoirs publics doivent s’employer à protéger et à défendre efficacement ; tâche dont ils s’acquitteront plus facilement, s’ils veulent bien se libérer des attributions qui, nous l’avons déjà dit, ne sont pas de leur domaine propre.

96. Il convient aussi que les diverses nations, si étroitement solidaires et interdépendantes dans l’ordre économique, mettent en commun leurs réflexions et leurs efforts pour hâter, à la faveur d’engagements et d’institutions sagement conçus, l’avènement d’une bienfaisante et heureuse collaboration économique internationale.

97. Si donc l’on reconstitue, comme il a été dit, les diverses parties de l’organisme social, si l’on restitue à l’activité économique son principe régulateur, alors se vérifiera en quelque manière du corps social ce que l’Apôtre disait du corps mystique du Christ : « Tout le corps, coordonné et uni par les liens des membres qui se prêtent un mutuel secours et dont chacun opère selon sa mesure d’activité, grandit et se perfectionne dans la charité. »

98. Récemment, ainsi que nul ne l’ignore, a été inaugurée une organisation syndicale et corporative d’un genre particulier. L’objet même de notre encyclique nous fait un devoir de la mentionner et de lui consacrer quelques réflexions opportunes.

99. L’État accorde au syndicat une reconnaissance légale qui n’est pas sans conférer à ce dernier un caractère de monopole, en tant que seul le syndicat reconnu peut représenter respectivement les ouvriers et les patrons, que seul il est autorisé à conclure les contrats ou conventions collectives de travail. L’affiliation au syndicat est facultative, et c’est dans ce sens seulement que l’on peut qualifier de libre cette organisation syndicale, vu que la cotisation syndicale et d’autres contributions spéciales sont obligatoires pour tous ceux qui appartiennent à une catégorie déterminée, ouvriers aussi bien que patrons, comme sont aussi obligatoires les conventions collectives de travail conclues par le syndicat légal. Il est vrai qu’il a été officiellement déclaré que le syndicat légal n’exclut pas l’existence d’associations professionnelles de fait.

100. Les corporations sont constituées par les représentants des syndicats ouvriers et patronaux d’une même profession ou d’un même métier et, ainsi que de vrais et propres organes ou institutions d’État, dirigent et coordonnent l’activité des syndicats dans toutes les matières d’intérêt commun.

101. Grève et lock-out sont interdits ; si les parties ne peuvent se mettre d’accord, une magistrature arbitrale intervient.

102. Pas n’est besoin de beaucoup de réflexion pour découvrir les avantages de l’institution, si sommairement que Nous l’ayons décrite : collaboration pacifique des classes, éviction de l’action et des organisations socialistes, influence modératrice d’une magistrature spéciale.

103. Mais pour ne rien omettre en une matière si importante, tenant compte des principes généraux ci-dessus invoqués et de ce que Nous ajouterons à l’instant, Nous devons dire cependant qu’à Notre connaissance il ne manque pas de personnes qui redoutent que l’État ne se substitue à l’initiative privée, au lieu de se limiter à une aide ou à une assistance nécessaire et suffisante. On craint que la nouvelle organisation syndicale et corporative ne revête un caractère exagérément bureaucratique et politique, et que, nonobstant les avantages généraux déjà mentionnés, elle ne risque d’être mise au service de fins politiques particulières, plutôt que de contribuer à l’avènement d’un meilleur équilibre social.

104. Nous pensons que, pour atteindre ce dernier et très noble objectif et procurer par là le bien réel et durable de la collectivité, il est besoin, d’abord et par-dessus tout, de la bénédiction de Dieu et, ensuite, de la collaboration de toutes les bonnes volontés. Nous croyons, en outre, par une conséquence nécessaire, que cet objectif sera d’autant plus sûrement atteint, que plus large sera la contribution des compétences techniques, professionnelles et sociales et, plus encore, des principes catholiques et de leur pratique, de la part, non pas de l’Action catholique (qui n’entend pas déployer une activité strictement syndicale ou politique), mais de la part de ceux de Nos fils que l’Action catholique aura parfaitement pénétrés de ces principes et préparés à s’en faire les apôtres sous la conduite et le magistère de l’Église, de cette Église qui, même dans le domaine particulier dont Nous venons de parler, comme d’ailleurs partout où s’agitent et se règlent des questions morales, ne peut oublier ou négliger le mandat de garder et d’enseigner que Dieu lui a conféré.

105. Mais tout ce que Nous avons enseigné sur l’instauration et l’achèvement de l’ordre social ne s’obtiendra jamais sans une réforme des mœurs. L’histoire nous en fournit un très convaincant témoignage. Il a existé, en effet, un monde social qui, sans être de tous points parfait, répondait cependant, autant que le permettaient les circonstances et les exigences du temps, aux préceptes de la droite raison. Si cet ordre a depuis longtemps disparu, ce n’est certes pas qu’il n’ait pu évoluer et se développer pour s’accommoder à ce que réclamaient des circonstances et des nécessités nouvelles. La faute en fut bien plutôt aux hommes, soit que leur égoïsme endurci ait refusé d’ouvrir, comme il eût fallu, les cadres de leur organisation à la multitude croissante qui demandait à y pénétrer, soit que, séduits par l’attrait d’une fausse liberté ou victimes d’autres erreurs, ils se soient montrés impatients de tout joug et aient voulu s’affranchir de toute autorité.

106. Il nous reste donc à faire comparaître le régime économique actuel et le socialisme, son accusateur acharné, à porter publiquement sur eux un jugement équitable, puis, ayant cherché la cause profonde de tant de maux, à indiquer le remède primordial et le plus indispensable, la réforme des mœurs.

107. De profonds changements ont été subis depuis Léon XIII par le régime économique aussi bien que par le socialisme.

108. Et d’abord, que les conditions économiques aient fortement changé, la chose est manifeste. Vous le savez, vénérables Frères et très chers Fils, Notre Prédécesseur, d’heureuse mémoire, a eu surtout en vue, en écrivant son encyclique, le régime dans lequel les hommes contribuent d’ordinaire à l’activité économique, les uns par les capitaux, les autres par le travail, comme il le définissait dans une heureuse formule : « Il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital. »

109. Ce régime, Léon XIII consacre tous ses efforts à l’organiser selon la justice : il est donc évident qu’il n’est pas à condamner en lui-même. Et de fait, ce n’est pas sa constitution qui est mauvaise ; mais il y a violation de l’ordre quand le capital n’engage les ouvriers ou la classe des prolétaires qu’en vue d’exploiter à son gré et à son profit personnel l’industrie et le régime économique tout entier, au mépris de la dignité humaine des ouvriers, du caractère social de l’activité économique, et même de la justice sociale et du bien commun.

110. Il est vrai que, même à l’heure présente, ce régime n’est pas partout en vigueur ; il en est un autre qui gouverne encore une nombreuse et très importante fraction de l’humanité ; c’est le cas par exemple de la profession agricole où un très grand nombre d’hommes trouvent leur subsistance, au prix d’un travail probe et honnête. Cet autre régime économique n’est pourtant pas exempt d’angoissantes difficultés, que Notre Prédécesseur signale en plusieurs endroits de sa Lettre et auxquelles Nous-même avons fait ci-dessus plus d’une allusion.

111. Mais, depuis la publication de l’encyclique de Léon XIII, avec l’industrialisation progressive du monde, le régime capitaliste a, lui aussi, considérablement étendu son emprise, envahissant et pénétrant les conditions économiques et sociales de ceux-là mêmes qui se trouvent en dehors de son domaine, y introduisant en même temps que ses avantages, ses inconvénients et ses défauts, et lui imprimant, pour ainsi dire, sa marque propre.

112. Ce n’est donc pas seulement pour le bien de ceux qui habitent les régions de capitalisme et d’industrie, mais pour celui du genre humain tout entier, que Nous allons examiner les changements survenus depuis Léon XIII dans le régime capitaliste.

113. Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré.

114. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et  maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir. Par là, ils distribuent en quelque sorte le sang à l’organisme  économique dont ils tiennent la vie entre leurs mains, si bien que sans leur consentement nul ne peut plus respirer.

115. Cette concentration du pouvoir et des ressources, qui est comme le trait distinctif de l’économie contemporaine, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience.

116. À son tour, cette accumulation de forces et de ressources amène à lutter pour s’emparer de la Puissance, et ceci de trois façons : on combat d’abord pour la maîtrise économique ; on se dispute ensuite l’influence sur le pouvoir politique, dont on exploitera les ressources et la puissance dans la lutte économique ; le conflit se porte enfin sur le terrain international, soit que les divers États mettent leurs forces et leur puissance politique au service des intérêts économiques de leurs ressortissants, soit qu’ils se prévalent de leurs forces et de leur puissance économiques pour trancher leurs différends politiques.

117. Ce sont là les dernières conséquences de l’esprit individualiste dans la vie économique, conséquences que vous-mêmes, vénérables Frères et très chers Fils, connaissez parfaitement et déplorez : la libre concurrence s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle. À tout cela viennent s’ajouter les graves dommages qui résultent d’une fâcheuse confusion entre les fonctions et devoirs d’ordre politique et ceux d’ordre économique : telle, pour n’en citer qu’un d’une extrême importance, la déchéance du pouvoir : lui qui devrait gouverner de haut, comme souverain et suprême arbitre, en toute impartialité et dans le seul intérêt du bien commun et de la justice, il est tombé au rang d’esclave et devenu le docile instrument de toutes les passions et de toutes les ambitions de l’intérêt. Dans l’ordre des relations internationales, de la même source sortent deux courants divers : c’est, d’une part, le nationalisme ou même l’impérialisme économique, de l’autre, non moins funeste et détestable, l’internationalisme ou impérialisme international de l’argent, pour lequel là où est l’avantage, là est la patrie.

118. Par quels remèdes il est possible d’obvier à un mal si profond, Nous l’avons indiqué en exposant la doctrine dans la seconde partie de cette Lettre ; il Nous suffira dès lors de rappeler ici la substance de notre enseignement. Puisque le régime économique moderne repose principalement sur le capital et le travail, les principes de la droite raison ou de la philosophie sociale chrétienne concernant ces deux éléments, ainsi que leur collaboration, doivent être reconnus et mis en pratique. Pour éviter l’écueil tant de l’individualisme que du socialisme, on tiendra surtout un compte égal du double caractère, individuel et social, que revêtent le capital ou propriété d’une part et le travail de l’autre. Les rapports entre l’un et l’autre doivent être réglés selon les lois d’une très exacte justice commutative avec l’aide de la charité chrétienne. Il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique, en tout ce qui relève de celle-ci. Enfin, les institutions des divers peuples doivent conformer tout l’ensemble des relations humaines aux exigences du bien commun, c’est-à-dire aux règles de la justice sociale ; d’où il résultera nécessairement que cette fonction si importante de la vie sociale qu’est l’activité économique retrouvera, à son tour, la rectitude et l’équilibre de l’ordre.

119. Non moins profonde que celle du régime économique est la transformation subie depuis Léon XIII par le socialisme, le principal adversaire visé par Notre Prédécesseur. Alors, en effet, le socialisme pouvait être considéré comme sensiblement un ; il défendait des doctrines bien définies et formant un tout organique ; depuis, il s’est divisé en deux partis principaux, le plus souvent opposés entre eux et même ennemis acharnés, sans que toutefois ni l’un ni l’autre ait renoncé au fondement anti-chrétien qui caractérisait le socialisme.

120. Une partie, en effet, du socialisme a subi un changement semblable à celui que nous venons plus haut de faire constater dans l’économie capitaliste, et a versé dans le communisme : celui-ci a, dans son enseignement et son action, un double objectif qu’il poursuit, non pas en secret et par des voies détournées, mais ouvertement, au grand jour et par tous les moyens, même les plus violents : une lutte des classes implacable et la disparition complète de la propriété privée. À la poursuite de ce but, il n’est rien qu’il n’ose, rien qu’il respecte ; là où il a pris le pouvoir, il se montre sauvage et inhumain à un degré qu’on a peine à croire et qui tient du prodige, comme en témoignent les épouvantables massacres et les ruines qu’il a accumulés dans d’immenses pays de l’Europe orientale et de l’Asie ; à quel point il est l’adversaire et l’ennemi déclaré de la sainte Église et de Dieu lui-même, l’expérience, hélas ! ne l’a que trop, bien trop prouvé, et tous le savent abondamment. Nous ne jugeons assurément pas nécessaire d’avertir les fils bons et fidèles de l’Église touchant la nature impie et injuste du communisme ; mais cependant nous ne pouvons voir sans une profonde douleur l’incurie de ceux qui, apparemment insouciants de ce danger imminent et lâchement passifs, laissent se propager de toutes parts des doctrines qui, par la violence et le meurtre, vont à la destruction de la société tout entière. Ceux-là surtout méritent d’être condamnés pour leur inertie, qui négligent de supprimer ou de changer des états de choses qui exaspèrent les esprits des masses et préparent ainsi la voie au bouleversement et à la ruine de la société.

121. Plus modéré sans doute est l’autre parti, qui a conservé le nom de socialisme : non seulement il repousse le recours à la force, mais, sans rejeter complètement – d’ordinaire du moins – la lutte des classes et la disparition de la propriété privée, il y apporte certaines atténuations et certains tempéraments.

122. On dirait que le socialisme, effrayé par ses propres principes et par les conséquences qu’en tire le communisme, se tourne vers les doctrines de la tradition chrétienne et, pour ainsi dire, se rapproche d’elles : on ne peut nier, en effet, que parfois ses revendications ressemblent étonnamment à ce que demandent ceux qui veulent réformer la société selon les principes chrétiens.

123. La lutte des classes, en effet, si elle renonce aux actes d’hostilité et à la haine mutuelle, se change peu à peu en une légitime discussion d’intérêts, fondée sur la recherche de la justice, et qui, si elle n’est pas cette heureuse paix sociale que nous désirons tous, peut cependant et doit être un point de départ pour arriver à une coopération mutuelle des professions. La guerre déclarée à la propriété privée se calme, elle aussi, de plus en plus, et se restreint de telle sorte que, en définitive, ce n’est plus la propriété même des moyens de production qui est attaquée, mais une certaine prépotence sociale que cette propriété, contre tout droit, s’est arrogée et a usurpée. Et de fait, une telle puissance appartient en propre, non à celui qui simplement possède, mais à l’autorité publique. De la sorte, les choses peuvent en arriver insensiblement à ce que les idées de ce socialisme mitigé ne diffèrent plus de ce que souhaitent et demandent ceux qui cherchent à réformer la société sur la base des principes chrétiens. Car il y a certaines catégories de biens pour lesquels on peut soutenir avec raison qu’ils doivent être réservés à la collectivité, lorsqu’ils en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains des personnes privées.

124. Des demandes et des réclamations de ce genre sont justes et n’ont rien qui s’écarte de la vérité chrétienne ; encore bien moins peut-on dire qu’elles appartiennent en propre au socialisme. Ceux donc qui ne veulent pas autre chose, n’ont aucune raison pour s’inscrire parmi les socialistes.

125. Il ne faudrait cependant pas croire que les partis ou groupements socialistes qui ne sont pas communistes, en sont tous, sans exception, revenus jusque-là, soit en fait, soit dans leurs programmes. En général, ils ne rejettent ni la lutte des classes, ni la suppression de la propriété ; ils se contentent d’y apporter quelques atténuations.

126. Mais alors, si ces faux principes sont ainsi mitigés et en quelque sorte estompés, une question se pose, ou plutôt est soulevée à tort de divers côtés : ne pourrait-on peut-être pas apporter aussi aux principes de la vérité chrétienne quelque adoucissement, quelque tempérament, afin d’aller au-devant du socialisme et de pouvoir se rencontrer avec lui sur une voie moyenne ? Il y en a qui nourrissent le fol espoir de pouvoir ainsi attirer à nous les socialistes. Vaine attente cependant ! Ceux qui veulent faire parmi les socialistes œuvre d’apôtres doivent professer les vérités du christianisme dans leur plénitude et leur intégrité, ouvertement et sincèrement, sans aucune complaisance pour l’erreur. Qu’ils s’attachent avant tout, si vraiment ils veulent annoncer l’Évangile, à faire voir aux socialistes que leurs réclamations, dans ce qu’elles ont de juste, trouvent un appui bien plus fort dans les principes de la foi chrétienne, et une force de réalisation bien plus efficace dans la charité chrétienne.

127. Mais que dire, si, pour ce qui est de la lutte des classes et de la propriété privée, le socialisme s’est véritablement atténué et corrigé au point que, sur ces deux questions, on n’ait plus rien à lui reprocher ? S’est-il par là débarrassé instantanément de sa nature antichrétienne ? Telle est la question devant laquelle beaucoup d’esprits restent hésitants. Nombreux sont les catholiques qui, voyant bien que les principes chrétiens ne peuvent être ni laissés de côté, ni supprimés, semblent tourner les regards vers le Saint-Siège et Nous demander avec insistance de décider si ce socialisme est  suffisamment revenu de ses fausses doctrines pour pouvoir, sans sacrifier aucun principe chrétien, être admis, et en quelque sorte baptisé. Voulant, dans Notre sollicitude paternelle, répondre à leur attente, Nous décidons ce qui suit : qu’on le considère soit comme doctrine, soit comme fait historique, soit comme « action », le socialisme, s’il demeure vraiment socialisme, même après avoir concédé à la vérité et à la justice ce que Nous venons de dire, ne peut pas se concilier avec les principes de l’Église catholique : car sa conception de la société est on ne peut plus contraire à la vérité chrétienne.

128. Selon la doctrine chrétienne, en effet, le but pour lequel l’homme, doué d’une nature sociale, se trouve placé sur cette terre, est que, vivant en société et sous une autorité émanée de Dieu, il cultive et développe pleinement toutes ses facultés à la louange et à la gloire de son Créateur, et que, remplissant fidèlement les devoirs de sa profession ou de sa vocation, quelle qu’elle soit, il assure son bonheur à la fois temporel et éternel. Le socialisme, au contraire, ignorant complètement cette sublime fin de l’homme et de la société, ou n’en tenant aucun compte, suppose que la communauté humaine n’a été constituée qu’en vue du seul bien-être.

129. En effet, de ce qu’une division appropriée du travail assure la production plus efficacement que des efforts individuels dispersés, les socialistes concluent que l’activité économique – dont les buts matériels retiennent seuls leur attention – doit de toute nécessité être menée socialement. Et de cette nécessité il suit, selon eux, que les hommes sont astreints, pour ce qui touche à la production, à se livrer et se soumettre totalement à la société. Bien plus, une telle importance est donnée à la possession de la plus grande quantité possible des objets pouvant procurer les avantages de cette vie, que les biens les plus élevés de l’homme, sans en excepter la liberté, seront subordonnés, et même sacrifiés, aux exigences de la production la plus rationnelle. Cette atteinte portée à la dignité humaine dans l’organisation « socialisée » de la production, sera largement compensée, assurent-ils, par l’abondance des biens qui, socialement produits, seront prodigués aux individus et que ceux-ci pourront, à leur gré, appliquer aux commodités et aux agréments de cette vie. La société donc, telle que la rêve le socialisme, d’un côté ne peut exister ni même se concevoir, sans un emploi de la contrainte manifestement excessif, et de l’autre jouit d’une licence non moins fausse, puisqu’en elle disparaît toute vraie autorité sociale : celle-ci, en effet, ne peut se fonder sur les intérêts temporels et matériels, mais ne peut venir que de Dieu, Créateur et fin dernière de toutes choses.

130. Que si le socialisme, comme toutes les erreurs, contient une part de vérité (ce que d’ailleurs les Souverains Pontifes n’ont jamais nié), il n’en reste pas moins qu’il repose sur une théorie de la société qui lui est propre et qui est inconciliable avec le christianisme authentique. Socialisme religieux, socialisme chrétien, sont des contradictions : personne ne peut être en même temps bon catholique et vrai socialiste.

131. Tout ce qui vient d’être rappelé par Nous et confirmé solennellement de Notre autorité, doit également s’appliquer à une forme nouvelle du socialisme, encore peu connue en vérité, mais qui actuellement se répand dans un très grand nombre de groupements socialistes. Il s’attache avant tout à mettre son empreinte sur les esprits et sur les mœurs ; ce sont tout particulièrement les enfants que dès le jeune âge il attire à lui sous couleur d’amitié pour les entraîner à sa suite, mais il s’adresse aussi à la masse entière des hommes, pour arriver enfin à former l’homme « socialiste », qui puisse modeler la société selon ses principes.

132. Ayant, dans notre encyclique Divini illius Magistri, longuement enseigné sur quels principes repose et quel but poursuit l’éducation chrétienne, nous pouvons ici nous dispenser de montrer, ce qui est clair et évident, combien l’action et les vues du « socialisme éducateur » vont à rencontre de ces principes et de ce but. Mais ceux-là semblent ou ignorer ou sous-estimer les terribles dangers que ce socialisme porte avec lui, qui ne se préoccupent en rien de leur opposer avec courage et zèle infatigable une résistance proportionnée à leur gravité. C’est notre devoir pastoral de les avertir du péril redoutable qui les menace : qu’ils se souviennent tous que ce socialisme éducateur a pour père le libéralisme, et pour héritier le bolchevisme.

133. Cela étant, vénérables Frères, vous pouvez penser avec quelle douleur Nous voyons, dans certaines régions surtout, de Nos fils en grand nombre qui, gardant encore, Nous ne pouvons pas ne pas le croire, leur vraie foi et leur volonté droite, ont abandonné cependant le camp de l’Église pour passer dans les rangs du socialisme : les uns se réclamant ouvertement de son nom et professant ses doctrines, les autres entrant, par entraînement ou même comme malgré eux, dans des associations qui, ou explicitement ou en fait, sont socialistes.

134. Pour Nous, dans les anxiétés de Notre sollicitude paternelle, Nous Nous demandons et cherchons à comprendre comment il a pu se faire qu’ils en arrivent à une telle aberration, et il Nous semble entendre ce que beaucoup d’entre eux répondent pour s’excuser : l’Église et ceux qui font profession de lui être attachés sont pour les riches et ne s’occupent pas des ouvriers, ne font rien pour eux ; force leur était, s’ils voulaient pourvoir à leurs intérêts, d’entrer dans les rangs du socialisme.

135. C’est une chose bien lamentable, vénérables Frères, qu’il y ait eu, qu’il y ait même, hélas ! encore des hommes qui, tout en se disant catholiques, se souviennent à peine de cette sublime loi de justice et de charité en vertu de laquelle il ne nous est pas seulement enjoint de rendre à chacun ce qui lui revient, mais encore de porter secours à nos frères indigents comme au Christ lui-même ; qui, chose plus grave, ne craignent pas d’opprimer les travailleurs par esprit de lucre. Bien plus, il en est qui abusent de la religion elle-même, cherchant à couvrir de son nom leurs injustes exactions, pour écarter les réclamations pleinement justifiées de leurs ouvriers. Nous ne cesserons jamais de stigmatiser une pareille conduite ; ce sont ces hommes qui sont cause que l’Église, sans l’avoir en rien mérité, a pu avoir l’air et s’est vu accusée de prendre le parti des riches et de n’avoir aucun sentiment de pitié pour les besoins et les peines de ceux qui se trouvent déshérités de leur part de bien-être en cette vie.

136. Apparence fausse et accusation calomnieuse, toute l’histoire de l’Église en fournit la preuve ! L’encyclique même, dont nous célébrons l’anniversaire, est le témoignage le plus éclatant de la souveraine injustice avec laquelle ces calomnies et ces injures sont prodiguées à l’Église et à sa doctrine.

137. Mais tant s’en faut que, Nous laissant arrêter par l’injure qui Nous est faite ou abattre par Notre douleur de père, Nous repoussions et rejetions ces malheureux enfants qui ont été trompés et entraînés si loin de la vérité et du salut : au contraire, avec toute l’ardeur, toute la sollicitude dont Nous sommes capables, Nous les invitons à rentrer dans le sein de l’Église. Puissent-ils écouter Notre voix ! Puissent-ils revenir là d’où ils sont partis, dans la maison paternelle, et rester fermes là où est leur vraie place, dans les rangs de ceux qui, fidèles aux avertissements de Léon XIII, solennellement renouvelés par Nous, s’efforceront d’instaurer la société selon l’esprit de l’Église, fortement unis par la justice sociale et la charité sociale. Qu’ils en soient bien persuadés, même sur cette terre, ils ne pourront trouver nulle part un bonheur plus complet qu’auprès de Celui qui, riche, s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté, qui a été indigent et voué au travail dès sa jeunesse, qui appelle à Lui tous ceux qui sont accablés par le travail et la peine, afin de les réconforter pleinement dans la charité de son Cœur, qui enfin, sans aucune acception de personne, demandera plus à qui aura reçu davantage et rendra à chacun selon ses œuvres.

138. Mais, à considérer les choses plus à fond, il apparaît avec évidence que cette instauration sociale tant désirée doit être précédée par une complète rénovation de cet esprit chrétien, qu’ont malheureusement trop souvent perdu ceux qui s’occupent des questions économiques ; sinon, tous les efforts seraient vains, on construirait non sur le roc, mais sur un sable mouvant.

139. Et certes, le regard que Nous venons de jeter sur le régime économique moderne, vénérables Frères et très chers Fils, a montré qu’il souffrait de maux très profonds. Nous avons fait ensuite l’examen du communisme et du socialisme, et toutes leurs formes, même les plus mitigées, se sont révélées très éloignées de l’Évangile.

140. « C’est pourquoi, – pour employer les paroles mêmes de notre Prédécesseur, – si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par le retour à la vie et aux institutions du christianisme. » Lui seul peut apporter un remède efficace à cette excessive préoccupation des choses périssables, origine de tous les vices. Lui seul, lorsque les hommes sont fascinés et complètement absorbés par les biens de ce monde qui passe, peut en détourner leurs regards et les élever vers le ciel. De ce remède, qui niera que la société ait aujourd’hui le plus grand besoin ?

141. La plupart des hommes, en effet, sont presque exclusivement frappés par les bouleversements temporels, les désastres et les calamités terrestres. Mais à regarder ces choses comme il convient, du point de vue chrétien, qu’est-ce que tout cela comparé à la ruine des âmes ? Car il est exact de dire que telles sont, actuellement, les conditions de la vie économique et sociale, qu’un nombre très considérable d’hommes y trouvent les plus grandes difficultés pour opérer l’œuvre, seule nécessaire, de leur salut éternel.

142. Constitué Pasteur et gardien de ces innombrables brebis par le premier Pasteur qui les a rachetées de son sang, Nous ne pouvons sans une poignante émotion arrêter Nos regards sur leur immense détresse. C’est pourquoi, Nous souvenant de notre charge pastorale, Nous ne cessons, avec une paternelle sollicitude, de chercher les moyens de leur venir en aide, recourant aussi aux efforts infatigables de ceux qu’y invite un devoir de justice et de charité. À quoi servira d’ailleurs aux hommes de gagner tout l’univers par une plus rationnelle exploitation de ses ressources, s’ils viennent à perdre leurs âmes ?63 À quoi servira de leur inculquer les sûrs principes qui doivent gouverner leur activité économique, s’ils se laissent dévoyer par une cupidité sans frein et un égoïsme sordide, si, « connaissant la loi de Dieu, ils agissent tout à l’opposé de ses préceptes » ?

143. La déchristianisation de la vie sociale et économique et sa conséquence, l’apostasie des masses laborieuses, résultent des affections désordonnées de l’âme, triste suite du péché originel qui, ayant détruit l’harmonieux équilibre des facultés, dispose les hommes à l’entraînement facile des passions mauvaises et les incite violemment à mettre les biens périssables de ce monde au-dessus des biens durables de l’ordre surnaturel. De là cette soif insatiable des richesses et des biens temporels qui, de tout temps sans doute, a poussé l’homme à violer la loi de Dieu et à fouler aux pieds les droits du prochain, mais qui, dans le régime économique moderne, expose la fragilité humaine à tomber beaucoup plus fréquemment. L’instabilité de la situation économique et celle de l’organisme économique tout entier exigent de tous ceux qui y sont engagés la plus absorbante activité. Il en est résulté chez certains un tel endurcissement de la conscience que tous les moyens leur sont bons qui permettent d’accroître leurs profits et de défendre contre les brusques retours de la fortune les biens si péniblement acquis ; les gains si faciles qu’offre à tous l’anarchie des marchés attirent vers les fonctions de l’échange trop de gens dont le seul désir est de réaliser des bénéfices rapides par un travail insignifiant, et dont la spéculation effrénée fait monter et baisser incessamment tous les prix au gré de leur caprice et de leur avidité, déjouant par là les sages prévisions de la production. Les institutions juridiques destinées à favoriser la collaboration des capitaux, en divisant et en limitant les risques, sont trop souvent devenues l’occasion des plus répréhensibles excès ; nous voyons, en effet, les responsabilités atténuées au point de ne plus toucher que médiocrement les âmes ; sous le couvert d’une désignation collective se commettent les injustices et les fraudes les plus condamnables ; les hommes qui gouvernent ces groupements économiques trahissent, au mépris de leurs engagements, les droits de ceux qui leur ont confié l’administration de leur épargne. Il faut signaler enfin ces hommes trop habiles qui, sans s’inquiéter du résultat honnête et utile de leur activité, ne craignent pas d’exciter les mauvais instincts de la clientèle pour les exploiter au gré de leurs intérêts.

144. Une sûre discipline morale, fortement maintenue par l’autorité sociale, pouvait corriger ou même prévenir ces défaillances. Malheureusement elle a manqué trop souvent. Le nouveau régime économique faisant ses débuts au moment où le rationalisme se propageait et s’implantait, il en résulta une science économique séparée de la loi morale, et par suite libre cours fut laissé aux passions humaines.

145. Dès lors un beaucoup plus grand nombre d’hommes, uniquement préoccupés d’accroître par tous les moyens leur fortune, ont mis leurs intérêts au-dessus de tout et ne se sont fait aucun scrupule même des plus grands crimes contre le prochain. Ceux qui se sont les premiers engagés dans cette voie large qui mène à la perdition, ont aisément trouvé beaucoup d’imitateurs de leur iniquité, soit grâce à l’exemple de leur éclatant succès et à l’étalage insolent de leur vie fastueuse, soit en ridiculisant les répugnances des consciences plus délicates, soit encore en écrasant leurs concurrents plus scrupuleux.

146. La démoralisation des cercles dirigeants de la vie économique devait, par une pente fatale, atteindre le monde ouvrier et l’entraîner dans la même ruine, d’autant plus qu’un très grand nombre de maîtres, sans souci des âmes et même totalement indifférents aux intérêts supérieurs de leurs employés, ne voyaient en eux que des instruments. On est effrayé quand on songe aux graves dangers que courent, dans les ateliers modernes, la moralité des travailleurs, celle des plus jeunes surtout, la pudeur des femmes et des jeunes filles ; quand on pense aux obstacles que souvent le régime actuel du travail, et surtout les conditions déplorables de l’habitation, apportent à la cohésion et à l’intimité de la vie familiale ; quand on se rappelle les difficultés si grandes et si nombreuses qui s’opposent à la sanctification des jours de fête ; quand on considère l’universel affaiblissement de ce vrai sens chrétien qui portait jadis si haut l’idéal même des simples et des ignorants, et qui a fait place à l’unique préoccupation du pain quotidien. Contrairement aux plans de la Providence, le travail destiné, même après le péché originel, au perfectionnement matériel et moral de l’homme, tend, dans ces conditions, à devenir un instrument de dépravation : la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y corrompent et s’y dégradent.

147. À cette crise si douloureuse des âmes qui, tant qu’elle subsistera, frappera de stérilité tout effort de régénération sociale, il n’est de remède efficace que dans un franc et sincère retour à la doctrine de l’Évangile, aux préceptes de Celui qui a les paroles de la vie éternelle, ces paroles qui demeurent quand bien même le ciel et la terre viendraient à périr. Les experts en sciences sociales appellent à grands cris une rationalisation qui rétablira l’ordre dans la vie économique. Mais cet ordre que Nous réclamons avec insistance et dont Nous aidons de tout Notre pouvoir l’avènement, restera nécessairement incomplet, aussi longtemps que toutes les formes de l’activité humaine ne conspireront pas harmonieusement à imiter et à réaliser, dans la mesure du possible, l’admirable unité du plan divin. Nous entendons parler ici de cet ordre parfait que ne se lasse pas de prêcher l’Église, et que réclame la droite raison elle-même, de cet ordre qui place en Dieu le terme premier et suprême de toute activité créée, et n’apprécie les biens de ce monde que comme de simples moyens dont il faut user dans la mesure où ils conduisent à cette fin. Loin de déprécier, comme moins conforme à la dignité humaine, l’exercice des professions lucratives, cette philosophie nous apprend au contraire à y voir la volonté sainte du Créateur qui a placé l’homme sur la terre pour qu’il la travaille et la fasse servir à toutes ses nécessités. Il n’est donc pas interdit à ceux qui produisent d’accroître honnêtement leurs biens ; il est équitable, au contraire, que quiconque rend service à la société et l’enrichit, profite lui aussi, selon sa condition, de l’accroissement des biens communs, pourvu que, dans l’acquisition de la fortune, il respecte la loi de Dieu et les droits du prochain, et que, dans l’usage qu’il en fait, il obéisse aux règles de la foi et de la raison. Si tout le monde, partout et toujours, se conformait à ces règles de conduite, non seulement la production et l’acquisition des biens de ce monde, mais encore leur consommation, aujourd’hui souvent si désordonnée, seraient bientôt ramenées dans les limites de l’équité et d’une juste répartition ; à l’égoïsme sans frein qui est la honte et le grand péché de notre siècle, la réalité des faits opposerait cette règle à la fois très douce et très forte de la modération chrétienne qui ordonne à l’homme de chercher avant tout le règne de Dieu et sa justice, dans la certitude que les biens temporels eux-mêmes lui seront donnés par surcroît en vertu d’une promesse formelle de la libéralité divine.

148. Mais pour assurer pleinement ces réformes, il faut compter avant tout sur la loi de charité qui est le lien de la perfection. Combien se trompent les réformateurs imprudents qui, satisfaits de faire observer la justice commutative, repoussent avec hauteur le concours de la charité ! Certes, l’exercice de la charité ne peut être considéré comme tenant lieu des devoirs de justice qu’on se refuserait à accomplir. Mais, quand bien même chacun ici-bas aurait obtenu tout ce à quoi il a droit, un champ bien large resterait encore ouvert à la charité. La justice seule, même scrupuleusement pratiquée, peut bien faire disparaître les causes des conflits sociaux ; elle n’opère pas, par sa propre vertu, le rapprochement des volontés et l’union des cœurs. Or, toutes les institutions destinées à favoriser la paix et l’entraide parmi les hommes, si bien conçues qu’elles paraissent, reçoivent leur solidité surtout du lien spirituel qui unit les membres entre eux. Quand ce lien fait défaut, une fréquente expérience montre que les meilleures formules restent sans résultat. Une vraie collaboration de tous en vue du bien commun ne s’établira donc que lorsque tous auront l’intime conviction d’être les membres d’une grande famille et les enfants d’un même Père céleste, de ne former même dans le Christ qu’un seul corps dont ils sont réciproquement les membres, en sorte que si l’un souffre, tous souffrent avec lui. Alors, les riches et les dirigeants, trop longtemps indifférents au sort de leurs frères moins fortunés, leur donneront des preuves d’une charité effective, accueilleront avec une bienveillance sympathique leurs justes revendications, excuseront et pardonneront à l’occasion leurs erreurs et leurs fautes. De leur côté, les travailleurs déposeront sincèrement les sentiments de haine et d’envie, que les fauteurs de la lutte des classes exploitent avec tant d’habileté, ils accepteront sans rancœur la place que la divine Providence leur a assignée ; ou plutôt ils en feront grand cas, comprenant que tous, en accomplissant leur tâche, ils collaborent utilement et honorablement au bien commun et qu’ils suivent de plus près les traces de Celui qui, étant Dieu, a voulu parmi les hommes être un ouvrier et être regardé comme un fils d’ouvrier.

149. C’est donc de ce nouveau rayonnement de l’esprit évangélique sur le monde, esprit de modération chrétienne et d’universelle charité, que sortiront, Nous en avons la ferme confiance, cette instauration pleinement chrétienne de la société, objet de tant de désirs, et « la Paix du Christ dans le Règne du Christ », cette paix à laquelle, dès le début de Notre Pontificat, Nous avons fermement résolu de consacrer tous Nos soins et Notre pastorale sollicitude. Et vous, vénérables Frères, qui gouvernez avec Nous, par la volonté de l’Esprit Saint, l’Église de Dieu, vous collaborez à cette œuvre primordiale, en ce moment la plus nécessaire, avec une ardeur et un zèle dignes de toutes louanges, dans toutes les parties du monde, même en pays de Mission chez les Infidèles. Recevez donc des éloges bien mérités, ainsi que tous ces vaillants auxiliaires, prêtres et laïcs, que Nous voyons avec joie prendre chaque jour leur part de cette grande tâche, nos chers Fils dévoués à l’Action catholique, qui généreusement se consacrent avec Nous à la solution des problèmes sociaux, dans la mesure où l’Église, de par son institution divine, a le droit et le devoir de s’en occuper. Nous les exhortons tous instamment dans le Seigneur à ne pas épargner leur peine, à ne se laisser vaincre par aucune difficulté, mais à montrer chaque jour un nouveau courage et de nouvelles forces. Certes, c’est une œuvre ardue que Nous leur proposons. Nous le savons : dans toutes les classes de la société, et en haut et en bas, il y a bien des obstacles à vaincre. Cependant, qu’ils ne perdent pas confiance. S’exposer à d’âpres combats, c’est le propre des chrétiens ; accomplir des tâches difficiles, c’est le fait de ceux qui, en bons soldats du Christ, le suivent de plus près.

150. Aussi, comptant uniquement sur le tout-puissant concours de Celui qui a voulu ouvrir à tous les hommes les voies du salut, efforçons-nous d’aider autant que nous le pouvons les pauvres âmes éloignées de Dieu, de les dégager des soins temporels qui les absorbent à l’excès, et enseignons-leur à tendre avec confiance vers les biens éternels. On peut espérer obtenir ce résultat plus aisément qu’il ne semblerait de prime abord. Car, si les hommes les plus déchus gardent au fond d’eux-mêmes, comme un feu couvant sous la cendre, d’admirables ressources spirituelles, qui sont le témoignage non équivoque d’âmes naturellement chrétiennes, combien plus n’en doit-il pas rester dans les cœurs de ceux, si nombreux, qui ont erré plutôt par ignorance ou par l’effet des circonstances extérieures.

151. D’ailleurs, des signes pleins de promesses d’une rénovation sociale apparaissent dans les organisations ouvrières, parmi lesquelles nous apercevons, à la grande joie de notre âme, des phalanges serrées de jeunes travailleurs chrétiens qui se lèvent à l’appel de la grâce divine et nourrissent la noble ambition de reconquérir au Christ l’âme de leurs frères. Nous voyons avec un égal plaisir les dirigeants des organisations ouvrières qui, oublieux de leurs intérêts et soucieux d’abord du bien de leurs compagnons, s’efforcent sagement d’accorder leurs justes revendications avec la prospérité de la profession, et ne se laissent détourner de ce généreux dessein par aucun obstacle, par aucune défiance. Et parmi les jeunes gens que leur talent ou leur fortune appelle à prendre bientôt une place distinguée dans les classes supérieures de la société, on en voit un grand nombre qui étudient avec un plus vif intérêt les problèmes sociaux et donnent la joyeuse espérance qu’ils se voueront tout entiers à la rénovation sociale.

152. Les circonstances, vénérables Frères, nous tracent donc clairement la voie dans laquelle nous devons nous engager. Comme à d’autres époques de l’histoire de l’Église, nous affrontons un monde retombé en grande partie dans le paganisme. Pour ramener au Christ ces diverses classes d’hommes qui l’ont renié, il faut avant tout recruter et former dans leur sein même des auxiliaires de l’Église, qui comprennent leur mentalité, leurs aspirations, qui sachent parler à leurs cœurs dans un esprit de fraternelle charité. Les premiers apôtres, les apôtres immédiats des ouvriers seront des ouvriers, les apôtres du monde industriel et commerçant seront des industriels et des commerçants.

153. Ces apôtres laïques du monde ouvrier ou patronal, c’est avant tout à vous, vénérables Frères, et à votre clergé, qu’il revient de les rechercher avec soin, de les choisir avec prudence, de les former et de les instruire. Une tâche très délicate s’impose dès lors aux prêtres. Que tous ceux qui grandissent pour le service de l’Église s’y préparent par une sérieuse étude des principes qui régissent la chose sociale. Mais ceux que vous désignerez plus particulièrement pour ce ministère devront posséder un sens très délicat de la justice, savoir s’opposer avec une constante fermeté aux revendications exagérées et aux injustices, d’où qu’elles viennent, se distinguer par leur sage modération éloignée de toute exagération ; qu’ils soient par-dessus tout intimement pénétrés de la charité du Christ, qui seule peut soumettre, avec force et suavité, les volontés et les cœurs aux lois de la justice et de l’équité. C’est dans cette voie, qui plus d’une fois déjà a conduit au succès, qu’il faut, n’en doutons pas, nous engager courageusement.

154. Quant à Nos chers Fils qui sont choisis pour une si grande tâche, nous les exhortons vivement dans le Seigneur à se donner tout entiers à la formation des hommes qui leur sont confiés, mettant en œuvre, pour remplir cet office sacerdotal et apostolique au premier chef, toutes les ressources d’une formation chrétienne : éducation de la jeunesse, associations chrétiennes, cercles d’études selon les enseignements de la foi. Surtout qu’ils apprécient et qu’ils emploient pour le bien de leurs disciples ce précieux instrument de rénovation individuelle et sociale que sont, Nous l’avons dit déjà dans Notre encyclique Mens nostra, les Exercices Spirituels. Ces Exercices, Nous les avons déclarés très utiles pour tous les laïques, pour les ouvriers eux-mêmes, et Nous les avons, à ce titre, vivement recommandés. Dans cette école de l’esprit se forment au feu de l’amour du Cœur de Jésus non seulement d’excellents chrétiens, mais de vrais apôtres pour tous les états de la vie. De là, ils sortiront comme jadis les Apôtres du Cénacle, forts dans leur foi, constants devant toutes les persécutions, uniquement soucieux de travailler à répandre le règne du Christ.

155. Et assurément, c’est maintenant surtout qu’on a besoin de ces vigoureux soldats du Christ, qui de toutes leurs forces travaillent à préserver la famille humaine de l’effroyable ruine qui la frapperait si le mépris des doctrines de l’Évangile laissait triompher un ordre de choses qui foule aux pieds les lois de la nature non moins que celles de Dieu. L’Église du Christ, bâtie sur la pierre inébranlable, n’a rien à craindre pour elle-même, sachant bien que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle : elle a même la preuve, par l’expérience de tant de siècles, qu’elle sort toujours des plus violentes tempêtes plus forte et glorieuse de nouveaux triomphes. Mais son cœur de mère ne peut pas ne pas s’émouvoir devant les maux sans nombre dont ces tempêtes accableraient des milliers d’hommes, et par-dessus tout devant les dommages spirituels très graves qui en résulteraient et qui amèneraient la ruine de tant d’âmes rachetées par le sang du Christ.

156. Tout donc doit être tenté pour détourner de la société humaine des maux si grands : là doivent tendre nos travaux, là tous nos efforts, là nos prières, assidues et ferventes. Car, avec le secours de la grâce divine, nous avons en nos mains le sort de la famille humaine.

157. Ne permettons pas, vénérables Frères et chers Fils, que les enfants de ce siècle paraissent être plus habiles entre eux que nous qui, par la divine Bonté, sommes enfants de la lumière. Nous les voyons, en effet, avec une étonnante sagacité, se choisir des adeptes pleins d’activité et les former à répandre leurs erreurs de jour en jour plus largement, dans toutes les classes, sur tous les points du globe. Toutes les fois que leur lutte contre l’Église du Christ veut se faire plus violente, nous les voyons, renonçant à leurs querelles intestines, faire front avec une concorde parfaite et poursuivre leur dessein dans une complète unité de leurs forces.

158. Combien d’œuvres magnifiques entreprend de toutes parts le zèle infatigable des catholiques, soit pour le bien social et économique, soit en matière scolaire et religieuse, il n’est personne qui l’ignore. Mais il n’est pas rare que l’action de ce travail admirable devienne moins efficace par suite d’une excessive dispersion des forces. Qu’ils s’unissent donc, tous les hommes de bonne volonté qui, sous la direction des Pasteurs de l’Église, veulent combattre ce bon et pacifique combat du Christ ; que sous la conduite de l’Église et à la lumière de ses enseignements, chacun selon son talent, ses forces, sa condition, tous s’efforcent d’apporter quelque contribution à l’œuvre d’instauration sociale chrétienne que Léon XIII a inaugurée par son immortelle Lettre Rerum Novarum ; n’ayant en vue ni eux-mêmes ni leurs avantages personnels, mais les intérêts de Jésus-Christ ; ne cherchant pas à faire prévaloir à tout prix leurs propres idées, mais prêts à les abandonner, si excellentes soient-elles, dès que semble le demander un bien commun plus considérable : en sorte que, en tout et sur tout, règne le Christ, domine le Christ, à qui soit honneur, gloire et puissance dans tous les siècles !

159. Pour qu’il en soit ainsi, à vous tous, vénérables Frères et chers Fils, à vous tous qui êtes membres de la grande famille catholique confiée à Nos soins, mais avec une particulière affection de Notre cœur à vous, ouvriers et autres travailleurs des métiers manuels que la divine Providence Nous a plus fortement recommandés, ainsi qu’aux patrons et cadres chrétiens, Nous accordons paternellement la Bénédiction Apostolique.

160. Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 15 mai 1931, de Notre Pontificat la dixième année.

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