L’Église et le scandale des abus sexuels

le mercredi, 01 mai 2019. Dans Église catholique romaine

Lettre exceptionnelle de Benoît XVI

« Ce qui est mal et détruit l’homme est devenu la norme acceptée »

François et Benoît  XVILe 15 avril 2019, le pape François s’est rendu au monastère Mater Ecclesiae pour souhaiter un joyeux anniversaire au pape émérite Benoît XVI, qui a eu 92 ans le lendemain. © Vatican Media

Le 10 avril 2019, un mensuel catholique de Bavière en Allemagne publiait un texte de 6 000 mots du pape émérite Benoît XVI, intitulé « L’Église et le scandale des abus sexuels », qui a été reproduit le lendemain dans plusieurs langues par les médias du monde entier. Ce texte, préparé en vue du Sommet sur la protection des mineurs, tenu au Vatican du 21 au 24 février dernier, où tous les présidents des conférences épiscopales du monde entier avaient été convoqués par le pape François, a été publié avec la permission du pape actuel.

Dans son texte, Benoît XVI décrit les causes de la crise actuelle — la révolution sexuelle des années 60, mais surtout la négation de Dieu dans nos sociétés, ce qui élimine toute notion de bien ou de mal : « La société occidentale est une société dont Dieu est absent de la sphère publique et qui n’a plus rien à lui dire… ce qui est mal et détruit l’homme est devenu la norme acceptée. »

Depuis sa démission comme pape en 2013, Benoît XVI s’était abstenu de tout commentaire public, étant retiré dans une vie de prière pour l’Église. S’il a senti le besoin de rompre ce silence et de s’exprimer maintenant, c’est parce qu’il a le bien de l’Église à cœur, et pour aider le pape François dans ses efforts pour purifier l’Église — il a d’ailleurs obtenu l’accord du pape François pour publier son texte. En voici de larges extraits, qui sont à méditer :


Du 21 au 24 février, à l'invitation du pape François, les présidents des conférences épiscopales du monde entier se sont réunis au Vatican pour évoquer la crise actuelle de la Foi et de l'Église ; une crise qui s’est fait ressentir dans le monde entier à la suite des révélations fracassantes d'abus cléricaux à l’égard de mineurs.

L’étendue et la gravité des incidents signalés ont très profondément troublé prêtres et laïcs, et elles en ont conduit plus d'un à remettre en question la Foi même de l'Église. Il était nécessaire de diffuser un message fort, et de chercher à prendre un nouveau départ, de manière à rendre l'Église de nouveau crédible en tant que lumière parmi les peuples, et force au service de la lutte contre les puissances de la destruction.

Comme j’ai moi-même eu à servir dans une position de responsabilité en tant que Pasteur de l'Église au moment de la manifestation publique de la crise, et pendant qu’elle se préparait, je me devais de me demander – bien qu’en tant qu'émérite, je ne porte plus directement cette responsabilité – ce que je peux apporter par ce regard en arrière en vue de ce nouveau départ.

Ainsi, après l’annonce de la rencontre des présidents des conférences épiscopales, j'ai compilé quelques notes qui pourraient me permettre d’apporter quelques remarques utiles en ces heures graves.

Ayant pris contact avec le secrétaire d’État, le cardinal Parolin et le Saint-Père lui-même, il m’a semblé opportun de publier ce texte dans le Klerusblatt [un mensuel destiné au clergé des diocèses, pour la plupart de la région de Bavière].

Mon travail est divisé en trois parties.

Benoît XVI« Un monde sans Dieu ne peut être qu'un monde sans signification. Car alors, d'où vient tout ce qui est ?... Dès lors, il n'y a pas de normes du bien ou du mal. »

Dans la première partie, je vise à présenter brièvement le contexte social plus étendu de la question, sans lequel il est impossible de comprendre le problème. Je cherche à montrer qu'au cours des années 1960 il s'est produit un événement monstrueux, à une échelle sans précédent au cours de l'histoire. On peut dire qu'au cours des vingt années entre 1960 et 1980, les critères normatifs de la sexualité se sont entièrement effondrés ; une nouvelle absence de normes est née qu’entre-temps on s’est employé à redresser.

Dans une deuxième partie, je tente d’indiquer les effets qu'a eus cette situation sur la formation et la vie des prêtres.

Pour conclure, dans la troisième partie, je voudrais développer quelques perspectives en vue d'une réponse droite de la part de l’Église.

Première partie

Liberté sexuelle absolue sans morale

1. Tout commence avec l’introduction, prescrite par l’État et soutenu par lui, des enfants et des jeunes aux réalités de la sexualité. En Allemagne, celle qui était alors ministre de la Santé, Mme [Käte] Strobel, fit réaliser un film où tout ce qui jusqu'alors était interdit de présentation publique, y compris les rapports sexuels, était désormais montré à des fins d’éducation. Ce qui au départ visait seulement l’information des jeunes devait bien entendu par la suite être accepté comme une possibilité généralisée. (...)

Parmi les libertés que la Révolution de 1968 s'est battue pour conquérir, il y avait aussi cette liberté sexuelle absolue, qui ne tolérait plus aucune norme.

Cet effondrement moral caractéristique de ces années-là était également étroitement lié à une propension à la violence. C'est pour cette raison que les films de sexe n’ont plus été autorisés dans les avions car la violence éclatait alors parmi la petite communauté de passagers. Et puisque les excès dans le domaine de l'habillement portaient également à l’agression, des directeurs d’école ont également tenté de mettre en place des uniformes scolaires pour rendre possible un environnement propice à l’étude.

Faisait partie de la physionomie de la révolution de 1968, le fait que la pédophilie fut alors jugée acceptable et raisonnable.

Pour les jeunes dans l’Église au moins, mais pas seulement pour eux, ce fut à bien des égards une époque très difficile, et de plus d'une manière. Je me suis toujours demandé comment des jeunes dans cette situation pouvaient se diriger vers le sacerdoce et l'accepter, avec toutes ses conséquences. L'effondrement important qui a frappé la nouvelle génération de prêtres dans ces années-là, et le nombre très élevé de réductions à l'état laïc, furent la conséquence de tout ce processus.

Effondrement de la théologie morale

2. Dans le même temps, et indépendamment de cette évolution, la théologie morale catholique s’est effondrée, laissant l'Église sans défense face à ces changements sociétaux. Je vais essayer d’esquisser brièvement la trajectoire de cette évolution.

Jusqu’au concile Vatican II, la théologie morale catholique était dans une large mesure fondée sur la loi naturelle, tandis que l'Écriture sainte n’était citée que pour fournir un contexte ou une confirmation. Dans les efforts du Concile en vue d’une nouvelle compréhension de la Révélation, l'option de la loi naturelle fut largement abandonnée, et on exigea une théologie morale fondée entièrement sur la Bible. (...)

Finalement, c'est dans une large mesure l’hypothèse selon laquelle la morale devait être exclusivement déterminée en vue des fins de l'action humaine qui devait prévaloir. La vieille expression « la fin justifie les moyens » n’était certes pas affirmée sous cette forme grossière, mais la manière de penser qui y correspond était devenue déterminante. Par voie de conséquence, plus rien ne pouvait désormais constituer un bien absolu, pas plus qu'il ne pouvait y avoir quelque chose de fondamentalement mauvais, mais seulement des jugements de valeur relatifs. Le bien n’existait plus, mais seulement le mieux relatif, dépendant du moment et des circonstances. (...)

Le pape Jean-Paul II, qui connaissait très bien la situation de la théologie morale et qui la suivait avec vigilance, commanda des travaux en vue d'une encyclique qui remettrait ces choses à l’endroit. Elle fut publiée sous le titre Veritatis Splendor le 6 août 1993, et provoqua de vives contre-réactions de la part de théologiens moraux. Auparavant, le Catéchisme de l'Église catholique avait déjà présenté de manière convaincante et systématique la morale proclamée par l’Église.

Je n'oublierai jamais comment le théologien moral allemand le plus reconnu à l’époque, Franz Böcke, qui était retourné dans sa Suisse natale pour sa retraite, déclara au vu des choix possibles de l’encyclique Veritatis Splendor, que si cette encyclique devait affirmer que certaines actions doivent toujours et en toutes circonstances être qualifiées de mauvaises, il élèverait la voix contre elle avec toute la force dont il disposait.

C’est Dieu qui dans sa bienveillance lui épargna la mise en œuvre de cette résolution ; Böcke mourut le 8 juillet 1991. L'encyclique fut publiée le 6 août 1993, et elle comporta en effet l’affirmation selon laquelle il existe des actions qui ne peuvent jamais devenir bonnes.

Le pape était alors pleinement conscient de l'importance de cette décision, et pour cette partie de son texte, il avait de nouveau consulté des spécialistes de premier plan qui ne participaient pas à la rédaction de l’encyclique. Il savait qu'il ne pouvait et ne devait laisser subsister aucun doute quant au fait que la morale de la pondération des intérêts doit respecter une limite ultime. Il y a des biens qui ne sont jamais sujets à une mise en balance.

Il y a des valeurs qui ne doivent jamais être abandonnées en vue d'une plus grande valeur, et qui surpassent même la préservation de la vie physique. Il y a le martyre. Dieu est davantage, davantage même que la survie physique. Une vie achetée par la négation de Dieu, une vie fondée sur un mensonge ultime, est une non-vie.

Le martyre est une catégorie fondamentale de l'existence chrétienne. Le fait que le martyre n'est plus moralement nécessaire dans la théorie avancée par Böckle et tant d’autres montre que c'est l'essence même du christianisme qui est ici en jeu. (...)

Deuxième partie

Les réactions ecclésiales initiales

1. Le processus, préparé de longue date et toujours en cours de réalisation, de la liquidation de la conception chrétienne de la morale a été, comme j'ai essayé de le montrer, marquée par un radicalisme sans précédent au cours des années 1960. Cette liquidation de l’autorité d’enseignement moral de l'Église devait nécessairement produire des effets dans divers domaines de l’Église. Dans le contexte de la rencontre des présidents des conférences épiscopales du monde entier avec le pape François, la question de la vie sacerdotale comme celle des séminaires est d'un intérêt primordial. Pour ce qui est du problème de la préparation au ministère sacerdotal dans les séminaires, il existe dans les faits un vaste effondrement de la forme antérieure de cette préparation.

« La manière dont les personnes présentes reçoivent facilement en maints endroits le Saint-Sacrement; comme si cela allait de soi, montre que beaucoup ne voient plus dans la communion qu’un geste purement cérémoniel... Nous devons tout faire pour protéger le don de la Sainte Eucharistie de tout abus. »

Dans divers séminaires des clubs homosexuels furent établis, qui agissaient plus ou moins ouvertement et qui ont significativement modifié le climat des séminaires. (...)

Comme les critères de sélection et de nomination des évêques avaient également été modifiés après le concile Vatican II, la relation des évêques vis-à-vis de leurs séminaristes était également très variable. Par-dessus tout, le critère pour la nomination des nouveaux évêques était désormais leur « conciliarité », ce qui peut évidemment être compris de façons assez différentes.

Dans les faits, dans de nombreuses parties de l'Église, les attitudes conciliaires étaient comprises comme le fait d'avoir une attitude critique négative à l'égard de la tradition existant jusqu’alors, et qui devait désormais être remplacée par une nouvelle relation, radicalement ouverte, au monde. Un évêque, qui avait précédemment été recteur de séminaire, avait organisé la projection de films pornographiques pour les séminaristes, prétendument dans l’intention de les rendre ainsi résistants aux comportements contraires à la foi.

Certains évêques – et pas seulement aux États-Unis d’Amérique – rejetèrent la tradition catholique dans son ensemble, cherchant à faire advenir une nouvelle forme moderne de « catholicité » dans leurs diocèses. Cela vaut peut-être la peine de mentionner que dans un nombre non négligeable de séminaires, des étudiants pris sur le fait d'avoir lu mes livres furent jugés inaptes au sacerdoce. On cachait mes livres comme de la mauvaise littérature, et ils n’étaient lus que sous le manteau. (...)

À la lumière de l’étendue des transgressions pédophiles, une parole de Jésus est de nouveau présente dans les esprits, qui affirme : « Mais si quelqu’un scandalisait un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mît autour du cou une de ces meules que les ânes tournent, et qu’on le jetât dans la mer » (Marc, 9, 41).

L’expression « ces petits » dans le langage de Jésus signifie les fidèles ordinaires qui peuvent être amenés à chuter par l'arrogance intellectuelle de ceux qui se pensent intelligents dans leur foi. Donc ici, Jésus protège le dépôt de la foi avec une menace insistante de punition adressée à ceux qui lui portent atteinte.

L'utilisation moderne de la phrase n'est pas en elle-même erronée, mais elle ne doit pas obscurcir la signification originale. Selon cette signification il devient clair que ce n'est pas seulement le droit de l'accusé qui est important et qui a besoin d'une garantie. De grands biens, telle la Foi, sont également importants.

Un droit canonique équilibré, qui corresponde à l'intégralité du message de Jésus, ne doit donc pas seulement fournir une garantie aux accusés, dont le respect est un bien légal. Il doit également protéger la Foi, qui est elle aussi un bien légal important. (...) Dans la conscience générale qu’on a de la loi, la Foi ne semble plus avoir le rang d'un bien qui doit être protégé. Il s'agit là d'une situation alarmante qui doit être sérieusement prise en considération par les pasteurs de l’Église. (...)

Il est important de comprendre que de telles transgressions de la part de clercs nuisent en dernier ressort à la Foi. C'est seulement là où la Foi ne détermine plus les actions de l'homme que de tels crimes sont possibles.

Troisième partie

Que devons-nous faire ?

1. Que devons-nous faire ? Faudrait-il que nous créions une autre Église pour tout remettre à l’endroit ? Eh bien, cette expérience-là a déjà été faite et elle a déjà échoué. Seuls l'obéissance et l'amour de Notre Seigneur Jésus-Christ peuvent indiquer le droit chemin. Essayons donc d’abord de comprendre de nouveau et de l’intérieur [en nous-mêmes] ce que veut Notre Seigneur, et ce qu'Il a voulu de nous.

Je voudrais suggérer d'abord ceci : si nous voulons vraiment résumer très brièvement le contenu de la Foi tel qu'il est exposé dans la Bible, nous pourrions le faire en disant que Notre Seigneur a entamé avec nous une histoire d’amour dans laquelle Il veut récapituler toute la création. La force antagoniste face au mal qui nous menace et qui menace le monde entier, ne peut au bout du compte consister que dans notre entrée dans cet amour. Il est la vraie force antagoniste face au mal. Le pouvoir du mal dérive de notre refus de l’amour de Dieu. Celui qui se confie à l'amour de Dieu est racheté. Le fait que nous ne soyons pas rachetés est une conséquence de notre incapacité à aimer Dieu. Apprendre à aimer Dieu est par conséquent la voie de la rédemption des hommes.

Essayons maintenant d'exposer un peu plus ce contenu essentiel de la Révélation de Dieu. Nous pourrions dire alors que le premier don fondamental que nous offre la Foi est la certitude que Dieu existe.

Un monde sans Dieu ne peut être qu'un monde sans signification. Car alors, d'où vient tout ce qui est ? En tout cas, il n'a pas de fondement spirituel. Il est tout simplement là, on ne sait trop comment, et n'a ni but ni sens. Dès lors, il n'y a pas de normes du bien ou du mal.

Alors, seul ce qui est plus fort que l’autre peut s’auto-affirmer. Alors, la puissance est le seul principe. La vérité ne compte pas – en fait, elle n'existe même pas. Ce n'est que si les choses ont une raison d’être spirituelle, ayant été voulues et conçues – c'est seulement s'il y a un Dieu créateur qui est bon et qui veut le bien – que la vie de l'homme peut aussi avoir un sens.

Qu'il existe un Dieu créateur, mesure de toutes choses, est tout d’abord un besoin primordial. Mais un Dieu qui ne s'exprimerait pas du tout, qui ne se ferait pas connaître, resterait à l'état d’intuition et ne pourrait ainsi déterminer la forme de notre vie.

Pour que Dieu soit réellement Dieu dans cette création délibérée, nous devons nous tourner vers lui afin qu'Il s’exprime d'une façon ou d'une autre. Il l’a fait de multiples façons, mais ce fut de manière décisive dans cet appel fait à Abraham qui donna aux personnes à la recherche de Dieu l’orientation qui mène au-delà de tout ce qu’on pouvait attendre : Dieu lui-même devient créature, et parle comme un homme avec nous autres êtres humains.

Ainsi la phrase « Dieu est » se transforme en dernière analyse véritablement en Bonne Nouvelle, tant Il est plus qu’une idée, parce qu'Il crée l’amour et qu’Il est l’amour. Rendre de nouveau conscient de cela est la tâche première et fondamentale que nous confie le Seigneur.

Une société sans Dieu – une société qui ne le connaît pas et qui le considère comme n'existant pas – est une société qui perd sa mesure. C'est à notre époque que le slogan « Dieu est mort » a été forgé.

Lorsque Dieu meurt effectivement au sein d'une société, elle devient libre, nous assurait-on. En réalité, la mort de Dieu dans une société signifie aussi la fin de la liberté, parce que ce qui meurt est la finalité qui permet l’orientation. Et aussi parce que disparaît le compas qui nous indique la bonne direction en nous apprenant à distinguer le bien du mal.

La société occidentale est une société dont Dieu est absent de la sphère publique et qui n’a plus rien à lui dire. Et c'est pourquoi il s'agit d'une société où la mesure de l’humanité se perd de plus en plus. Sur des points précis, il devient soudain visible que ce qui est mal et détruit l’homme est devenu la norme acceptée.

Il en va ainsi de la pédophilie. Théorisée il n'y a pas très longtemps comme étant tout à fait légitime, elle s'est étendue de plus en plus loin. Et nous nous rendons compte aujourd'hui avec effroi qu'il advient des choses à nos enfants et à nos jeunes qui menacent de les détruire. Le fait que cela ait pu aussi s'étendre dans l'Eglise et parmi les prêtres devrait nous troubler tout particulièrement.

Pourquoi la pédophilie a-t-elle atteint de telles proportions ? En dernière analyse, la raison en est l'absence de Dieu. Nous autres chrétiens et prêtres préférons aussi ne pas parler de Dieu, parce que ce discours ne semble pas pratique. (...)

Une tâche essentielle, qui doit résulter des bouleversements moraux de notre temps, est de commencer nous-mêmes de nouveau à vivre par Dieu et pour Lui. Par-dessus tout, nous devons apprendre de nouveau à reconnaître Dieu comme fondement de notre vie au lieu de le laisser de côté comme une phrase d'une certaine manière inopérante. Je n'oublierai jamais la mise en garde que m’adressa un jour dans une de ses lettres le grand théologien Hans Urs von Balthazar. « Ne présupposez pas le Dieu trine, Père, Fils et Saint Esprit – présentez-les ! » (...)

2. Dieu est devenu homme pour nous. L’homme, sa créature, est si près de son Cœur qu'Il s'est uni à lui, entrant ainsi dans l'histoire humaine d'une manière très pratique. Il parle avec nous, Il vit avec nous, Il souffre avec nous et Il a pris la mort sur lui pour nous. Nous parlons de cela dans le détail en théologie, avec des pensées et des mots savants. Mais c'est précisément de cette manière que nous courons le risque de devenir maîtres de la Foi au lieu d'être renouvelés et gouvernés par la Foi.

Considérons cela par rapport à une question centrale, la célébration de la Sainte Eucharistie. La manière dont nous traitons l'Eucharistie ne peut que provoquer de la préoccupation. Le concile Vatican II était à juste titre centré sur la volonté de remettre ce sacrement de la présence du Corps et du Sang du Christ, de la présence de sa Personne, de sa Passion, de sa Mort et de sa Résurrection, au centre de la vie chrétienne et de l'existence même de l’Église. En partie, cela a effectivement été réalisé, et nous devons en être reconnaissants au Seigneur du fond du cœur.

Et pourtant, c'est une attitude assez différente qui prévaut. Ce qui prédomine n'est pas une nouvelle révérence envers la présence de la mort et de la résurrection du Christ, mais une manière de Le traiter qui détruit la grandeur du mystère. Le déclin de la participation à la célébration dominicale de l’Eucharistie montre combien nous autres chrétiens d’aujourd'hui sommes devenus peu capables d’apprécier la grandeur du don que constitue sa Présence Réelle. L'Eucharistie a été dévaluée pour devenir un simple geste cérémoniel, lorsqu'on prend pour acquis que la courtoisie exige qu’elle soit offerte lors des célébrations familiales ou des occasions comme les mariages et les enterrements à tous les invités, pour des raisons familiales.

La manière dont les personnes présentes reçoivent facilement en maints endroits le Saint-Sacrement ; comme si cela allait de soi, montre que beaucoup ne voient plus dans la communion qu’un geste purement cérémoniel. Donc, lorsque nous pensons à l'action qui serait nécessaire avant tout, il devient évident que nous n'avons pas besoin d'une nouvelle Église de notre invention. Au contraire, ce qui faut d'abord et avant tout, c'est bien davantage le renouveau de la foi en la présence de Jésus-Christ qui nous est donnée dans le Saint-Sacrement. (...) Nous devons tout faire pour protéger le don de la Sainte Eucharistie de tout abus.

3. Pour finir, il y a le mystère de l’Église. La phrase par laquelle Romano Guardini, il y a près de 100 ans, exprimait l'espérance joyeuse qui avait été instillée en lui et en beaucoup d’autres, demeure inoubliée : « Un événement d'une importance incalculable a commencé : l'Église se réveille dans les âmes. »

Il voulait dire que l'Église n’était plus vécue et perçue simplement comme un système externe qui entre dans nos vies, comme une sorte d'autorité, mais qu'elle commençait plutôt à être perçue comme étant présente dans les cœurs – non comme quelque chose de simplement extérieur, mais comme nous touchant de l’intérieur. Environ un demi-siècle plus tard, reconsidérant ce processus et en regardant ce qui s'était produit, je fus tenté d'inverser la phrase : « L’Église meurt dans les âmes. »

De fait, l'Église aujourd'hui est largement considérée comme une simple sorte d'appareil politique. On en parle quasi exclusivement en catégories politiques, et cela concerne même les évêques, qui formulent leur conception de l'Église de demain en termes quasi exclusivement politiques. La crise causée par les nombreux cas d'abus commis par des prêtres nous pousse à considérer l'Église comme quelque chose de misérable : une chose que nous devons désormais reprendre en mains et restructurer. Mais une Église fabriquée par nous ne peut constituer l’espérance. (...)

Aujourd’hui, l’accusation adressée à Dieu vise par-dessus tout à présenter son Église comme entièrement mauvaise, et ainsi, à nous en détourner. L'idée d’une Église meilleure, que nous créerions nous-mêmes, est en réalité une suggestion du diable, par laquelle il cherche à nous éloigner du Dieu vivant, au moyen d'une logique trompeuse par laquelle nous nous laissons trop facilement duper. Non, même aujourd'hui l'Église n'est pas composée seulement de mauvais poissons et d’ivraie. L'Église de Dieu continue d’exister aujourd’hui, et aujourd’hui, elle est l'instrument même par lequel Dieu nous sauve.

Il est très important de contrer les mensonges et demi-vérités du diable au moyen de la vérité tout entière : oui, il y a des péchés dans l’Église, il y a du mal. Mais aujourd'hui encore il y a la sainte Église, qui est indestructible. Aujourd'hui il y a beaucoup de gens qui croient, souffrent et aiment humblement, dans lesquels le vrai Dieu, le Dieu d’amour, se montre à nous. Aujourd'hui encore Dieu a ses témoins (ses « martyrs ») dans le monde. Nous devons simplement veiller, pour les voir et pour les entendre. (...)

Aujourd'hui l'Église est plus que jamais une Église des martyrs, et elle est ainsi témoin du Dieu vivant. Si nous regardons autour de nous et que nous écoutons d'un cœur attentif, nous pouvons trouver des témoins partout aujourd’hui, spécialement parmi les gens ordinaires, mais aussi dans les plus hautes rangs de l’Église, qui par leur vie et leur souffrance, se lèvent pour Dieu. C'est une inertie du cœur qui nous conduit à ne pas vouloir les reconnaître. L'une des tâches les plus grandes et des plus essentielles de notre évangélisation est d’établir, autant que nous le pouvons, des lieux de vie de Foi, et par-dessus tout, de les trouver et de les reconnaître.

Je vis dans une maison (le monastère Mater Ecclesiæ), une petite communauté de personnes qui découvrent de tels témoins du Dieu vivant, encore et toujours, dans la vie quotidienne, et qui me le font remarquer à moi aussi avec joie. Voir et trouver l'Église vivante est une tâche merveilleuse qui nous rend plus forts et qui nous donne de nous réjouir de nouveau dans notre foi, toujours.

À la fin de mes réflexions, je voudrais remercier le pape François pour tout ce qu'il fait pour nous montrer, encore et encore, la lumière de Dieu, qui n'a pas disparu, même aujourd’hui. Merci, Saint-Père !

Benoît XVI

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