Une mission

Louis Even le mardi, 15 avril 1941. Dans Éditorial

Certains auteurs aiment à parler des missions des nations. Qui n'a lu des pages — et de belles — sur la mission de la France ? On a même commencé, depuis seize mois, à découvrir une mission à l'empire britannique.

Nous voyons surtout, pour les personnes groupées dans telle ou telle nation, des obligations résultant des avantages que l'histoire, les circonstances, la conduite parfois miraculeuse de la Providence leur a valus.

Nous croyons que ceux qui ont beaucoup reçu doivent faire beaucoup fructifier. La mission de la France, ce sont les devoirs des Français non seulement envers eux-mêmes et leurs compatriotes, mais envers l'espèce humaine tout entière. S'ils bénéficient d'une certaine culture, de certaines dispositions, ils doivent en faire bénéficier les autres.

De même pour les Britanniques. Et si ces derniers ont entre les mains les trois quarts des richesses matérielles du globe, ce doit être pour les répartir à profusion sur le genre humain tout entier, en choyant particulièrement les dépourvus.

Allons-nous chercher une mission au Canada français, ou plutôt aux Canadiens français ? Nous serions bien gauche et fort mal écouté, sans doute, si nous empiétions sur le terrain spirituel, ou même simplement intellectuel. D'autres plus spécialisés en ont le droit. Nous nous contenterons humblement de considérations dans le domaine temporel, dans le champ de l'économique. Une mission économique ? Mais oui. Sans nuire aux autres.

Ce n'est pas un désert qu'habitent les Canadiens. Le Canada regorge de richesses, à tel point qu'on y parle sérieusement de surproduction. Que même si tous les Canadiens mangeaient à leur faim, il y aurait encore surplus de blé — et d'autres choses, assure-t-on.

À la bonne heure. Acceptons qu'il y ait surproduction réelle de beaucoup de biens au Canada. Voilà qui, au lieu de poser un problème, impose des devoirs — des devoirs envers les autres, une mission si l'on veut.

Si personne n'a droit à plus que le nécessaire lorsque le voisin manque du nécessaire, à plus forte raison personne n'a droit d'immobiliser ou de détruire des surplus lorsque son voisin est dans le dénuement.

Appliquez au Canada. Supposez tous les Canadiens dans l'aisance, grâce à un régime de distribution moins bête que celui qu'on connaît.

Il reste tout de même des montagnes de biens produits ou possibles. Jetez maintenant les yeux sur les multitudes qui vivotent — ou crèvent dans d'immenses pays encore fermés aux bienfaits de la civilisation.

Tous les hommes sont solidaires les uns des autres. Les surplus du Canada sont dûs aux peuples qui sont dans le besoin. Voilà qui peut paraître nouveau. On admet assez bien le devoir de porter la lumière aux ignorants, la civilisation aux barbares, et l'on récuse le devoir de distribuer aux affamés le pain qu'on a de trop, qu'on place sous clef ou qu'on repousse dans le néant. N'est-ce pas jouer à l'ange — de ce jeu hypocrite qui fait tant de victimes désespérées sous les yeux de bourreaux "vertueux" même ici, chez nous ?

Les surplus du Canada sont dûs aux populations privées, fussent-elles aux antipodes. Au lieu de forcer à courtiser des touristes bien engraissés, un système humain, tel le Crédit Social, permettrait l'accomplissement de ce devoir.

Et qui s'en acquitterait mieux que les Canadiens français ?

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Production canadienne d'une part ; d'autre part, l'argent correspondant entre les mains des Canadiens. L'argent, le droit à cette production. Beaucoup de production, beaucoup de droits. Trop de production, trop de droits.

Que va-t-on faire de trop de droits, de trop d'argent ? Mais passer à d'autres — en Chine, en Afrique, ou ailleurs — ce trop d'argent canadien, ce trop de droits à la production canadienne.

Donner à un missionnaire de l'argent canadien, c'est lui donner droit à la production canadienne, directement ou par l'intermédiaire d'autres échanges.

Cela vous semble-t-il étrange ? Mais si vous receviez aujourd'hui 1,000 francs français, est-ce que cela ne vous donnerait pas directement le droit de commander de la production française pour 1,000 francs ? Si c'était un cadeau d'un ami de France, ne serait-ce pas, de la part de cet ami, le cadeau de 1,000 francs de production française à votre choix ? Rien autre. Si vous l'employez à d'autres achats, c'est parce que vous troquez ce droit contre d'autres droits. D'autres, l'ayant en main, le feront valoir sur la production française.

Qu'on place donc entre les mains des Canadiens l'argent en rapport avec la production de leur pays, et l'on ne devra plus parler de surproduction tant que tous les humains ne seront pas servis — pourvu qu'il y ait des Canadiens qui comprennent leur devoir envers l'humanité.

Nous entrevoyons ce régime, où les Canadiens français, en particulier, par l'entremise des missionnaires qui fournissent leur dévouement sans compter, deviennent les dispensateurs des surplus canadiens aux peuplades les plus arriérées du globe.

Aide purement matérielle, c'est vrai ; mais c'est par celle-là qu'un saint Vincent de Paul atteignait les âmes, et c'est encore celle-là que nous demandent les apôtres du Christ dans les cinq parties du monde.

Aussi aimons-nous à répéter que les Canadiens français, que les catholiques du Canada devraient être à la tête du mouvement créditiste. Il y en a qui nous comprennent.

Louis Even

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