Le moteur ou les boeufs ?

Louis Even le dimanche, 01 mars 1942. Dans Éditorial

S'il est encore des personnes qui osent dire sérieusement que le Canada n'est pas capable de produire l'abondance, donc de garantir au moins une modeste aisance à toutes ses familles, la tête de ces personnes est-elle bien sur leurs épaules ?

C'est pourtant dans ce groupe-là que se classait un président de banque qui déclarait, il y a deux ans : Il n'est d'ailleurs pas dé­montré qu'il existe une abondance de production.

Nous croyons la démonstration faite aujourd'hui, même pour lui. Il a certainement dû voir des soldats en grand nombre de­puis deux ans — autant de production en puissance, actuelle­ment immobilisée. Il doit être au courant des articles d'acier, de cuivre, d'aluminium, qui sortent de nos arsenaux ; des corvettes et autres coques de transport par eau qui sortent de nos chan­tiers maritimes. Autant d'énergies productives appliquées à des choses que les familles n'achètent pas. Autant de capacité de produire l'abondance pour tous, que la guerre détourne vers les moyens de destruction.

Et malgré tout cela, malgré l'absorption par la guerre des meilleures énergies du pays, — le président de banque incrédule est à même de le constater, — il reste encore quelque chose dans les magasins, il y a encore des vitrines, des annonces, des catalo­gues, des agents qui offrent l'abondance. Difficile à tuer, l'abon­dance. Tellement obstinée, que le gouvernement est obligé d'en­tretenir une nuée de fonctionnaires — soustraits eux aussi à la production — pour surveiller les Canadiens et arrêter comme criminels ceux qui oublient de vivre dans un régime de rareté.

L'abondance est là ou peut y être. La guerre, tout en cana­lisant la production vers la destruction, favorise les inventions, les développements techniques, parce que l'argent est là.

La guerre finie, la capacité de production aura fait des pro­grès inouïs. Si la finance en fait autant, vous pourrez quitter Sherbrooke après votre déjeuner, aller à Paris donner une con­férence sur le Crédit Social le soir du même jour, abonner 200 Parisiens à VERS DEMAIN, organiser l'Institut d'Action Po­litique, remonter en avion, dormir à bord, et rentrer à Sherbrooke vingt-quatre heures après votre départ.

Si la finance est au pas de la technique !

Mais si l'on continue d'amener des charrettes à bœufs pour transporter la production motorisée, si l'on continue de reléguer aux nuages de l'utopie l'idée créditiste d'un transport financier moderne, vous aurez plus de chômeurs sur les trottoirs de Sher­brooke que de conférenciers en aéroplane.

On ne distingue guère en haut lieu, jusqu'ici, la volonté d'un changement. Tout en nous prêchant la participation à une guer­re d'où, dit-on, le monde doit sortir tout différent d'hier, on a l'air parfaitement convaincu qu'il sera exactement le même qu'avant 1939. En faut-il d'autre preuve que cette phrase d'une lettre portant une signature distinguée, appuyant l'emprunt de la victoire et publiée dans tous les journaux du pays :

"Il faudra aux individus et aux familles, une fois la victoire obtenue, des épargnes pour l'après-guerre."

En d'autres termes : Vous travaillez maintenant et vous re­cevez de bons salaires, parce que c'est la guerre ; une fois la guer­re finie, même par la victoire, vous chômerez comme auparavant.

Heureusement, les Créditistes auront leur mot à dire, s'ils sont prêts.

Louis Even

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