Socialement

Louis Even le samedi, 15 mars 1941. Dans Réflexions

Nous recevions hier la visite d'un homme désolé. Il a quitté sa paroisse, bien loin, en bas de Québec, pour venir à Montréal, essayer de trouver un emploi.

Après deux semaines de démarches inutiles les 14 dollars qu'il avait en partant sont fondus, partie pour le voyage, partie en grattant un peu de nourriture et une ombre de gîte pour les nuits.

Désespéré, il décide de s'enrôler dans l'armée. On lui assigne un jour pour la visite médicale. Et c'est d'ici ce jour-là que notre homme est en peine pour ne pas mourir de faim ou geler dehors la nuit à cette saison-ci de l'année.

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Ce n'est pas en pareilles circonstances qu'il convient d'adresser des reproches ou de faire subir une enquête à une personne dans le besoin. Il en a déjà essuyé de ces questions. Pourquoi n'êtes-vous pas resté chez vous ? Pourquoi venir si loin avec si peu d'argent ? Pourquoi...

Ces questions ne donnent pas à manger.

Aussi nous sommes-nous bien gardé de prendre cette attitude envers un Canadien aussi dépourvu, dans un Montréal aux entrepôts regorgeant de biens et aux vitrines exubérantes de produits, qu'il le serait dans une solitude de l'Ungava.

Et c'est pour nos lecteurs, pas trop incommodément assis dans leur salon, leur bureau ou leur cuisine, que nous allons tirer quelques leçons.

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Au mois d'août dernier, nous donnions une causerie sur le Crédit Social dans la paroisse de St-D.. Monsieur L., notre visiteur d'hier, y assistait. Au fait, plus de cent personnes remplissaient la petite salle de St-D.. Tous attentifs, intéressés, gagnés. Tous applaudissant la logique et l'humanisme du Crédit Social.

Comme toujours, on vient à la conclusion : Que faire pour avoir le Crédit Social ? Nos lecteurs connaissent la réponse.

Pourtant, à St-D., comme en bien d'autres places, la grande, la très grande majorité préféra ne rien faire et attendre que la petite, la très petite minorité leur apporte le dividende le plus tôt possible.

Exactement huit personnes prenaient leur abonnement, pour s'instruire davantage, être capable de répandre la doctrine et aider le mouvement. Vingt-trois autres consentaient à sortir cinq sous de leur poche pour acheter le numéro courant. Les soixante-dix autres applaudirent... et s'en allèrent.

M. L. ne s'abonna pas. La famille de M. L. ne s'abonna pas. Dans la paroisse de M. L., voisine de St-D., il y avait déjà six abonnés. Pas un de plus ce soir-là, malgré une bonne délégation.

Aujourd'hui, après six mois, la paroisse de St-D. a toujours huit abonnés, et la paroisse voisine en a toujours six.

Comment veut-on que les conditions changent, que la vie devienne plus douce pour tous, lorsque des lecteurs de six mois n'ont pas trouvé moyen de gagner un autre lecteur autour d'eux ? Lorsque des auditoires qui applaudissent à une proposition de changement se gardent bien de dépenser un sou pour aider au changement ?

Ce qui ne veut pas dire que ces gens-là manquent d'énergie. Oh ! non, et ils savent en déployer. M. L. lui-même manifeste certainement de l'énergie pour essayer de "se tirer".

Mais voilà. On a tellement dit à notre monde, dès leur enfance, sur les bancs de l'école — et où encore ? — qu'il faut se pousser, se pousser individuellement, dans la grande lutte pour la vie, et c'est de la vie temporelle qu'il s'agit.

La lutte pour la vie ! La lutte contre quoi ? L'abondance se penche vers nous !

Et nos gens sont prêts à faire de grands efforts pour se trouver individuellement quelque chose, à eux. Mais se mettre ensemble, pour remédier à des conditions sociales dures, implacables et cruelles, qui rendent vains presque tous les efforts individuels, c'est du nouveau.

La piastre colle dans la poche. La langue colle dans la bouche. Les pieds collent dans la maison.

Si les auditeurs de ce soir d'août, à St-D., avaient compris le sens social, l'action sociale pour améliorer socialement le sort de chacun, c'est cinquante abonnés au moins qu'il y aurait aujourd'hui à St-D., autant dans la paroisse voisine et un nombre remarquable dans chacune des paroisses de la région. On serait plus près de la libération.

Combien se démènent, même sans résultats, pour un objectif individuel ! Et que peu, hélas ! même quand la part demandée à chacun est si légère, pour un objectif social !

Et pourtant, ce n'est que SOCIALEMENT qu'il est possible d'obtenir une amélioration durable pour tous et chacun.

Louis Even

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