Les Canadiens français ont perdu la presque totalité des leviers économiques dans leur province de Québec. Il est inutile de refaire ici l'inventaire de notre héritage hypothéqué, dans des proportions déconcertantes, vis-à-vis le capital américain, anglais ou juif. Mais le temps des sempiternelles récriminations et des séniles gémissements est révolu. À la faveur des formidables bouleversements sociaux qui se dessinent déjà, sous la poussée de puissantes vagues de fonds, il faut que le peuple canadien-français s'affirme et reprenne ses positions.
Il ne s'agit plus de tendre la main, de quémander ou de supplier. Nos adversaires n'ont que du dégoût pour les mous. Ils ne respectent, chez les autres, que les qualités de caractère qui leur ont permis de dominer : l'initiative, l'audace, la volonté, la ténacité. Empruntons ces qualités de nos maîtres et faisons-en les armes de notre renaissance.
Pour arriver à un but, il faut partir d'un point. Vérité de La Palisse. Oui, mais qu'il ne faut pas oublier. Quels sont les atouts, entre nos mains, qui peuvent servir de point de départ vers cette reconquête économique ? Quelles sont nos forces ?
a) Le nombre de Canadiens français et leur pouvoir d'achat ;
b) les marchands détaillants ;
c) les producteurs primaires.
Voilà ce qui constitue les forces pouvant et devant servir à notre libération. Nous sommes les maîtres de ces puissants moyens d'action. Et ce n'est qu'en les organisant, d'après un plan bien défini, que nous mettrons en branle une succession de causes et d'effets économiques d'où sortira la victoire.
Jusqu'à ce jour nos familles nombreuses ont été une des causes de notre recul économique. Il est presque humainement impossible pour le père de nombreux enfants, sous le régime actuel, d'accumuler des épargnes pour les placer dans l'industrie ou le commerce. Sa famille absorbe tout son revenu. Et toutes les déclamations sur la beauté, la dignité et la grandeur des familles nombreuses, ne changeront jamais d'un iota ce fait brutal.
Mais le régime de demain, qui devra respecter la personne humaine, redonnera aux familles nombreuses toute leur valeur sociale. Elles deviendront pour nous un facteur de reconquête économique. La grande majorité des familles canadiennes-françaises ne jouissent que d'un revenu fort restreint. Mais, multipliez par le nombre de familles, ces revenus individuels, quoique peu élevés, représentent tout de même un pouvoir d'achat total formidable. C'est une des forces qu'il faut utiliser.
Le commerce au détail, heureusement, est encore entre les mains des nôtres. Les marchands détaillants, vivant très près de leurs clients, comprennent aisément les problèmes de ces derniers. Problèmes, presque toujours, d'ordre financier. Ils savent bien, eux les marchands, que le grand problème social moderne, en est un de distribution et non de production des marchandises et des services. Les milliers de banqueroutes de marchands détaillants, de 1930 à 1940, n'ont certainement pas été causées par un défaut de production, mais par une pénurie de revenus chez les consommateurs. Nos marchands canadiens-français seront prêts à collaborer à tout sérieux effort de reconquête économique. C'est encore là une force à orienter dans la bonne voie.
La troisième grande force que nous avons mentionnée, est celle des producteurs primaires. Dieu merci, on a pas encore tenté de nous enlever complètement cette planche de salut : la terre. Les paysans ont toujours été le grand facteur de stabilité dans l'histoire des peuples. L'étranger nous a laissé la terre de la province de Québec. Nous avons encore le droit d'y travailler malgré qu'elle soit fortement hypothéquée vis-à-vis certains parasites de la société. Avec un redressement du système économique et l'aide d'un gouvernement provincial un peu nationaliste et social, il sera possible de la reprendre entièrement.
Voilà donc les leviers de commande : nos familles nombreuses et leur pouvoir d'achat, nos marchands détaillants, nos producteurs primaires. Comment utiliser maintenant ces forces pour en faire de puissants moyens de reconquête ? L'Association Créditiste, fondée il y a à peine trois mois, et se répandant dans toutes les régions de la province comme une traînée de poudre, nous fournit le plan.
En étudiant de près, et en créditiste, le phénomène extraordinaire de l'infiltration du capital étranger en notre province depuis un demi-siècle, on se rend compte d'un fait renversant : cette main-mise sur nos richesses et nos ressources, ce développement industriel réalisé pour les étrangers avec nos bras, n'ont été possibles que parce qu'ils avaient le pouvoir de mettre des chiffres dans des livres de comptabilité bancaire. Le chiffre bancaire est devenu en notre province, comme dans le reste du monde, la baguette magique servant à conquérir les royaumes des financiers, à bâtir les empires des trusts et à asservir les peuples. Si bien que les manipulateurs de ces chiffres miraculeux sont devenus "les maîtres de nos vies".
Tout plan réaliste de reconquête doit tenir compte de ce fait : ce n'est que par les chiffres que nous reprendrons notre province. L'Association Créditiste en tient compte, procède selon des données scientifiques en se basant sur des principes dont la valeur et la justesse ont résisté jusqu'à ce jour aux attaques les plus formidables. La technique du Crédit Social s'y retrouve, mais dans des proportions nécessairement restreintes pour les débuts.
Les membres de cette Association consentent à échanger entre eux les fruits de leur travail, produits ou services, et à en tenir compte à l'aide d'une comptabilité indépendante. Afin de faciliter les échanges entre les membres, l'administration met périodiquement au compte des Associés des chiffres, allocations familiales, en proportion du nombre de personnes bénéficiaires dans leurs familles. Le montant de ces allocations familiales est, au début, fixé arbitrairement ; mais lorsque l'organisation sera plus complète, ces allocations seront déterminées selon la capacité de production de toute l'Association, tout en tenant compte du pouvoir d'achat dont elle dispose et qu'elle obtient actuellement de différentes sources : gages, salaires, honoraires, profits, etc.
L'associé peut utiliser ces chiffres pour payer une partie de ses achats chez les marchands, les professionnels ou les entrepreneurs qui sont membres de l'Association. Ces derniers, au stage actuel, acceptent d'être payés en chiffres de l'Association dans une proportion de 5% de leurs ventes aux associés. Les paiements en crédit sont effectués à l'aide d'une formule appelée "transfert" ordonnant au comptable de la succursale d'échange de l'Association, de transférer une partie du crédit de l'acheteur à celui du vendeur.
Les marchands, les professionnels ou les entrepreneurs qui acceptent d'être payés en partie avec du crédit de l'Association, cherchent à leur tour des fournisseurs associés, qu'ils paieront partie en argent ordinaire, partie en transfert de crédit de l'Association.
Les grossistes ou les industriels qui auront accepté ces chiffres, ces transferts, pourront les écouler en payant les producteurs primaires de la même façon. Et le cycle commercial et industriel sera complet. Car, ces derniers, les producteurs primaires, pourront utiliser ce crédit pour acheter chez les marchands détaillants.
Voilà, en résumé, la technique comptable mise au service des Associés. Quelles seront les conséquences d'une application généralisée de ces principes et de cette technique comptable à 25,000 ou 100,000 familles de notre province ? Plus le nombre d'associés sera grand, et varié le genre d'industries, de commerces, de professions et de producteurs primaires, plus forte sera la proportion des achats payés en crédit. On peut prévoir le jour où tous les échanges entre membres se feront à l'aide de cette comptabilité.
Les trustards et les étrangers ne voulant pas accepter les transferts de crédit, le pouvoir d'achat des Canadiens français associés devra nécessairement avoir une circulation interne, entre les membres.
Les produits d'industries contrôlées par les trustards ne pouvant être achetés par le crédit des membres de l'Association, parce que les trusts n'accepteront pas les certificats, il est logique de conclure qu'un nombre croissant d'industries, de chez-nous, progresseront ou naîtront pour satisfaire ce marché. Plusieurs techniciens ou hommes de métier canadiens-français, au service des étrangers ou des trusts, trouveront profitable de quitter leur emploi pour organiser leurs propres industries ou commerces, parce qu'il existera un marché prêt à absorber leurs produits ou leurs services.
Le standard de vie des familles de l'Association sera grandement accru. Du point de vue moral ou légal, rien n'empêche ces associés d'échanger la totalité de leur production. La comptabilité mise à leur service, par la direction de l'Association, se conformera toujours aux faits et aux besoins de l'Association.
Il y a des difficultés à surmonter pour arriver à ce terme. La grosse industrie et la plupart des grossistes importants ne voudront pas collaborer avec nous. Mais lorsque les producteurs primaires d'une part, les simples consommateurs et les marchands détaillants d'autre part, seront groupés dans l'Association, les deux bouts de la corde seront entre nos mains. Le milieu sera à notre merci. Et si le milieu n'est pas assez intelligent pour s'apercevoir que son bien-être et son existence sont conditionnés par les bouts qui tiennent à lui, que voulez-vous ; il faudra bien que l'Association se fasse un "milieu" à elle. La victoire alors sera complète et nous aurons reconquis notre province.
Il ne s'agit pas dans tout cela de travailler contre les autres, mais de faire quelque chose pour les nôtres. Il nous faut faire pour nous ce que les autres nous ont fait faire pour eux. Ce n'est pas là de la persécution. C'est tout simplement de la charité bien ordonnée.
Armand TURPIN