Jacob met tout son temps et toute son ambition à monter son petit commerce. Et il le fait avec beaucoup d'intelligence, de calcul.
Voilà une condition essentielle pour réussir, Jacob le sait bien.
Mais, cette condition ne suffit pas. Pour réussir dans le commerce, il faut aussi certaine influence auprès des banquiers, des gouvernements, des marchands de gros. Jacob n'ignore pas cela. Il n'ignore pas non plus que pour obtenir cette influence nécessaire, il lui faut des amis, que les amis se trouvent dans les associations, et que le lien entre amis est la communauté d'idéal... ou d'intérêt.
L'idéal pour Jacob n'est pas difficile à trouver. Il en a un magnifique, un seul, qu'il a pris dans le sein de sa mère, qui a grandi avec lui au foyer, et qui se fortifie encore dans la société qu'il fréquente. C'est la domination de sa race. Sa race a été choisie par Jéhovah, pour asservir les autres races, pense Jacob, en accord parfait avec tous les autres Jacob. Et Jacob, digne rejeton de si illustres ancêtres, ne veut pas déchoir. Lui aussi emploira sa vie à asservir les autres. D'ailleurs, il n'est pas trop incommode, l'idéal !
Jacob est un nationaliste, personne n'en doute. Pour Jacob, le nationalisme vrai n'est permis qu'à ceux de sa race, et il consiste à soumettre le monde entier. Le ciel et la terre appartiendront aux fils de Jacob.
John est aussi nationaliste. Et il a bien le droit de l'être, puisqu'il est citoyen d'un empire dont la puissance n'a pas d'égale.
Si Jacob est nationaliste par idéal, John est nationaliste par droit de naissance et d'hérédité. John est un véritable aristocrate. Il en possède toutes les qualités. En effet, il est convaincu que tous les honneurs lui sont dus, et méprise profondément l'ignoble puceron qui ose en douter. Son orgueil est devenu proverbial, si bien qu'il ne lui vient pas un seul instant à l'idée que la face du monde pourrait un jour changer.
Pour John, le nationalisme consiste à vivre, sous la protection d'un grand nom, dans un comfort immuable, nourri par d'innombrables petits peuples créés et mis au monde pour la gloire et le plaisir de John seul.
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Baptiste, lui a dit qu'il n'est pas nationaliste. Non, Baptiste n'a le cœur de haïr personne, encore moins d'empêcher les autres de vivre. Baptiste est bon garçon, et cela veut dire... pas nationaliste du tout.
Pourtant, le Baptiste d'autrefois, il était patriote. Il défendait vaillamment sa patrie contre tous les adversaires. Il ne craignait pas de mourir même pour les siens.
Mais, le brave Baptiste en face d'un fusil ne fut pas toujours un Baptiste renseigné en face des voleurs. Lui, l'homme de principes, le bon diable qui croyait les autres aussi honnêtes que lui, s'est laissé prendre tout son bien, sans même s'en apercevoir. Plus que ça, il a aidé les voleurs à accomplir leur besogne, puisqu'il s'est fait payer par eux pour se ruiner lui-même.
C'est que, voyez-vous, Baptiste, avant même de savoir ce que c'est que le nationalisme, s'était tellement fait prêcher la bonne entente...
Mais, Baptiste s'aperçoit de plus en plus que la bonne entente est un contrat à deux parties, et que si l'une des deux parties, la prêcheuse, pratique exactement le contraire, il y a bientôt une victime et un bourreau.
Et le patriote d'autrefois revient à la surface, car Baptiste songe à se protéger et à protéger ses frères. On peut reprocher à Baptiste de tomber parfois dans les exagérations, de ne plus faire la différence entre le patriote qui réclame le droit de vivre pour son peuple et le nationaliste qui nie à tout autre peuple ce même droit de vivre. On peut craindre que Baptiste dépasse les bornes, mais il est bien excusable, il a été tellement bafoué, et tellement entraîné par les mauvais exemples.