Depuis hier que je me demande ce qu'il reste de la démocratie chez nous ? Il apparaît trop souvent que certains qui l'ont toujours aux lèvres, qui s'en font les zélateurs ardents, portent dans leur cœur le culte de la déesse totalitaire.
Évidemment, le mot démocratie est pris ici dans un sens démophilique (ami du peuple), dans le sens fondamental que lui prêtent la plupart des penseurs et des politiques anglais, américains et français ; et, en ce sens, la démocratie signifie un régime respectueux de la liberté humaine, par opposition aux totalitarismes de toutes couleurs.
Mais plusieurs ont malheureusement d'autres conceptions de la, démocratie. Notre bienveillance n'aurait jamais voulu trop l'imaginer, mais ces faux démocrates s'obstinent à nous ouvrir les yeux. Des circonstances surviennent où ils ne peuvent cacher leurs tendances caporalistes. Petits Hitlers de bureau qui jouent au prussianisme.
Ces faux démocrates se classent en plusieurs catégories. Mais nous vous faisons grâce de ce panorama vaseux, où rampent les reptiles de la politicaillerie, des soviets de fonctionnaires, de la finance interlope et sacro-sainte. Il faudrait y passer toute la bondieuserie d'une civilisation forte en ventre et dont le nazisme est un des tristes produits. Dieu nous garde de cette lessive !
Et chez nous par-dessus le marché ? En effet, nous nous rappelons tels films que nous avons vus sur les méthodes hitlériennes de museler quelqu'un, de le circonvenir discrètement, pour enfin s'en débarrasser ; et devant ce qui nous arrive, nous nous demandons sincèrement si nous n'en sommes pas là.
Ainsi, mardi, le trente-et-un mars, vers une heure de l'après-midi, quatre policiers fédéraux, en civil, arrivaient chez moi avec un mandat de perquisition. On faisait en même temps, (synchronisation parfaite), une descente identique au bureau de "Vers Demain", de même que chez M. Edmond Major.
La manière dont on procède nous a montré de façon préremptoire que les Règlements de la Défense Nationale constituent en quelque sorte une épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout citoyen qui ne pense pas standard, i. e. qui ose penser tout simplement.
Disons d'abord que les quatre policiers descendus chez moi furent d'une parfaite courtoisie. Mais enfin, imaginez la scène ! Nos quatre gaillards s'installent dans mon bureau, qui à mon pupitre, qui à mes armoires, qui à mes tiroirs, qui à ma bibliothèque. Ils feuillettent mes livres de classe, mes livres de lecture, mes "scrap books", mes cahiers de notes. Ils lisent mes lettres ; heureusement je n'en avais pas d'Hitler.
Pensez-y ! J'accumule notes et coupures de journaux depuis une douzaine d'années. Quelle corvée !
La scène est du dernier pittoresque ! Ils passent des philosophes Maritain, Filion et Grenier, à Buffalo Bill et à Nick Carter. De mes dictionnaires latins et grecs à mes livres de prières. Bref, j'ai pu me payer le luxe d'un inventaire fédéral et j'ai appris que je possédais encore des papiers qui dormaient depuis longtemps dans la poussière de l'oubli.
Et je sentais fort bien que les pauvres diables obligés par devoir d'état à une telle besogne, chez des citoyens aussi loyaux et paisibles que quiconque (ce n'est pas si difficile à constater), ne devaient pas avoir une très haute opinion de la tâche qu'on leur faisait accomplir.
Pauvre peuple de fonctionnaires, dont un tiers surveille l'autre deux-tiers ! Avant-goût des régimes hitlérien, fasciste ou communiste !
Et le plus terrible, c'est que la façon dont on procède favorise la délation de n'importe quel mouchard. Qu'un homme nous en veuille parce que la démocratie n'est pour nous ni les rouges, ni les bleus, ni la haute finance, parce que nous ne léchons les bottes de personne, il peut nous dénoncer. Et comment nous défendre ? Nous ne pouvons même pas savoir d'où vient le coup ? Nous sommes aux prises avec les héros de l'ombre et de l'anonymat.
Avouons que ce n'est guère rassurant au sein des mœurs politiques que nous vivons. Pour arriver à certaines fins, on emploie certaines "gangs" bien connues dans certains quartiers de la ville de Montréal ; et pour arriver à d'autres fins, on peut bien employer d'autres moyens tout aussi "chrétiens" et "civilisés". Nous n'accusons pas, nous constatons ce qui pourrait être. Les chers bonshommes...
Comment avoir à l'œil quatre hommes à la fois qui cherchent et fouillent partout ? Surtout lorsqu'une femme est prise seule à la maison ? Que ne peut-on se permettre alors ? Qui pourrait empêcher un de ces limiers de glisser quelque part un texte compromettant ? Belle occasion de chicane ! En d'autres domaines et en d'autres circonstances, on a bien déjà vu, chez nous, des exploits aussi malodorants !
C'est dire que lorsque l'on veut arrêter un homme, on y peut parvenir très facilement, même s'il n'a enfreint aucun règlement de la défense nationale.
Tout se passe de telle sorte qu'on peut prendre une première visite pour un avertissement, surtout si on a à se reprocher de servir trop sincèrement les véritables idéals de la démocratie.
Je comprends mieux maintenant les protestations de la "Civil Liberty Association" de Toronto, et même du colonel George A. Drew qui pouvait déclarer, à Hamilton, en novembre 1940, que les règlements de la défense nationale ont donné lieu à "des procédures dignes de la Star Chamber". Surtout la mise en garde d'un grand nombre d'universitaires anglo-canadiens contre la voie dangereuse où nous nous engagions, par le régime actuel, qui permet à des policiers d'arrêter n'importe qui, de l'incarcérer et de le détenir à leur bon plaisir. Pouvoirs discrétionnaires d'un régime fondé sur de simples règlements édictés par le gouvernement.
Je coupe court cet article déjà trop long, par les quelques réflexions suivantes :
Que ceux qui trahissent notre régime de liberté et qui le savent, jouets qu'ils sont de puissances auxquelles ils n'osent se soustraire et qui les empêchent de promouvoir les réformes nécessaires au salut de la démocratie qui ne peut mourir que si on la trahit du dedans ; que ceux-là songent que le jour viendra fatalement où ils seront eux-mêmes victimes de leur propre lâcheté. Pourquoi jouer aux sous-hommes, alors qu'ils ont la chance d'être des hommes plus grands que le commun des mortels ?
Et quant aux frêles junkers prussiens de chez nous, aux roitelets des basses-cours partisanes, pour qui l'idéal démocratique n'est pas plus haut que leur bassin, et qui ravalent cet idéal à la mesure de leur auge, comment ne pas les abandonner à leur funeste destin ? Quand on est trop lâche pour se battre visière baissée...
Mais qu'on ne craigne rien ! La démocratie, pas un masque, vivra chez nous et par toute la terre ! Car partout des hommes se lèvent et d'autres se lèveront, l'amour de la liberté au cœur, pour courir sus à tous ceux qui, même chez nous, voudraient faire de la terre une géhenne totalitaire.